Historienne et anthropologue du politique, directrice de recherche au CNRS (CéSor-EHESS), Stéphanie Latte Abdallah a publié plusieurs livres incontournables pour comprendre le rôle central du système pénal et pénitentiaire dans l’occupation israélienne, notamment La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine (Bayard, 2021) ainsi que Des morts en guerre. Rétention des corps et figures du martyr en Palestine (Karthala 2022).
En avril prochain, les éditions Actes Sud publieront un ouvrage collectif pluridisciplinaire qu’elle dirige avec l’anthropologue Véronique Bontemps : Gaza, une guerre coloniale, entremêlant analyse politique, socio-anthropologique, perspectives judiciaires et historiques.
Dans un entretien à Mediapart, et à l’aune du « futuricide », terme qu’elle utilise pour désigner l’anéantissement de l’avenir de Gaza par Israël qui se déploie sous les yeux du monde entier depuis quinze mois, la chercheuse décrypte l’accord de cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, entré en vigueur dimanche 19 janvier.

Stéphanie Latte Abdallah. © Photo DR
Mediapart : De multiples critères interviennent dans les échanges de prisonnières et prisonniers. Quels sont ceux à même de peser dans les libérations à partir d’aujourd’hui ?
Stéphanie Latte Abdallah : Les annonces sont parfois contradictoires et imprécises mais il semble que, du côté des otages, les premières trente-trois libérations concernent les civils, femmes, enfants, hommes de plus de 50 ans ou blessés, et les femmes soldats, de même que les deux hommes retenus à Gaza depuis 2014 et 2015 (dont on ne sait pas s’ils sont vivants ou morts).
Côté palestinien, concernant la première phase de l’accord, ce sont essentiellement des femmes et des enfants ou jeunes de moins de 19 ans qui seront libérés, pour la plupart ayant été détenus après le 7-Octobre. Nombre d’entre eux étant des détenus administratifs, c’est-à-dire retenus sans procès, à la discrétion des services de renseignement israéliens.
La proportion de détenus administratifs a atteint des pourcentages inégalés auparavant depuis le 7 octobre 2023. Ils représentent 33 % des prisonniers détenus par le service des prisons israéliens. Les 1 886 Gazaouis retenus comme « combattants ennemis illégaux » ne seront pas non plus jugés.
Libérer Marwan Barghouti montrerait une volonté de trouver enfin une solution politique au conflit, mais justement, en raison de ce qu’il représente, je doute que le gouvernement israélien actuel le fasse.
Khalida Jarrar, anciennement élue députée du Front populaire de libération de la Palestine, une figure politique et féministe, elle aussi détenue administrative depuis décembre 2023, est supposée faire partie de ce premier groupe.
Abla Saadat, la femme d’Ahmad Saadat, le secrétaire général du Front populaire de libération de la Palestine, elle aussi en détention administrative, devrait l’être également, de même que des femmes proches du Hamas. Ce sont aussi les Gazaouis qui ont été raflés sans motif qui devraient sortir pendant cette première phase et aussi possiblement certains autres détenus condamnés à de lourdes peines, notamment ceux ré-arrêtés après avoir été libérés dans des échanges précédents. Le ratio est de 1 pour 30 prisonniers palestiniens pour les civils et de 1 pour 50 pour les soldates.
Les femmes sont à présent 88 en prison, et les mineurs 320, parmi les 10 400 prisonniers palestiniens, et ce, sans compter les Gazaouis, détenus pour l’essentiel par l’armée dans des camps militaires à Sde Teiman, Anatot, Naftali mais aussi dans la prison d’Ofer. Les détenus gazaouis sont surtout des hommes et sont estimés à plus de 5 000.
Depuis l’offensive au nord de Gaza en octobre jusqu’en décembre 2024, environ 1 300 Gazaouis ont été arrêtés. Depuis octobre 2023, le nombre de prisonniers palestiniens a été multiplié par 3.
Il s’agit là d’une répression sans précédent qui a touché non seulement le Hamas, le Djihad islamique en Cisjordanie, mais aussi plus largement l’ensemble des partis, et de nombreuses personnes mobilisées de diverses manières, et ce, sans compter les rafles indistinctes à Gaza, ou le ciblage des professionnels gazaouis, journalistes et médecins tout particulièrement, à l’instar du Dr Hussam Abu Safiya, directeur de l’hôpital Kamal-Adwan à Mashrou’ Beit Lahiya, arrêté le 27 décembre et retenu dans le camp militaire de Sde Teiman avant d’être transféré début janvier à Ofer.
La capacité transactionnelle des autorités israéliennes en vue d’échanges a été notablement accrue par le nombre sans précédent de personnes qu’elles ont incarcérées.
La deuxième phase devrait voir la libération des jeunes hommes civils et des soldats parmi les otages et de prisonniers ayant été condamnés à de longues peines, dont des perpétuités, à l’exclusion de ceux impliqués dans les attaques du 7-Octobre.
Pour eux se pose la question du lieu de leur libération, les autorités israéliennes ayant l’habitude d’imposer des exils comme condition à certaines libérations, nommés des « arrangements sécuritaires ». Et la phase 3 consiste en un échange et une rétrocession de corps de défunts.
Le leader de la deuxième Intifada, Marwan Barghouti, incarcéré depuis 2002, pourrait-il être libéré ?
Il est très difficile de dire s’il le sera, le Hamas le place parmi les personnalités prioritaires à faire libérer depuis plusieurs années (avec Ahmed Saadat du FPLP, Ibrahim Hamed du Hamas notamment), c’était déjà le cas au moment de l’échange du soldat Gilad Shalit en 2011, et on sait qu’il fait pression pour obtenir l’élargissement aux figures politiques d’envergure et emblématiques. En aura-t-il la capacité ? C’est difficile à dire.
Le libérer montrerait une volonté de trouver enfin une solution politique au conflit, mais justement, en raison de ce qu’il représente, je doute que le gouvernement israélien actuel, qui s’est toujours prononcé contre l’autodétermination palestinienne et à toute solution négociée, le fasse. Il faudrait qu’il y soit fortement contraint.
Marwan Barghouti, membre du Fatah, incarcéré en Israël depuis plus de vingt ans, est en effet une personnalité consensuelle, donné vainqueur de toute élection présidentielle depuis plus de dix ans, et ce quel que soit son adversaire. Il est jugé intègre et à même de favoriser à la fois une réconciliation entre les différentes factions palestiniennes, et notamment entre les deux autorités concurrentes de Ramallah et de Gaza, et de porter des perspectives de paix dans le cadre, dans un premier temps, d’une solution à deux États.
Comment expliquez-vous l’espoir qu’il incarne pour de nombreux Palestiniens ?
Il est une figure résistante et une figure de l’unité, qui appuie l’idée d’une intégration du Hamas et du Djihad islamique au sein de l’OLP [Organisation de libération de la Palestine – ndlr]. Il a été l’instigateur du document des prisonniers, qui entendait empêcher la scission Fatah-Hamas, signée en 2006 par les représentants des branches prison de toutes les factions palestiniennes.
Ce document est aussi le premier à proposer une position stratégique commune à tous les partis, en se positionnant pour l’établissement d’un État palestinien sur les frontières d’avant 1967. On peut considérer que c’est une reconnaissance de facto d’Israël pour le Hamas et le Djihad islamique.
Ce qui est nécessaire, c’est une solution politique qui donne toute sa place à l’autodétermination des Palestiniens et des Palestiniennes, et à un processus démocratique.
S’il a suscité des remous au sein du Hamas – la direction le désavoue d’abord, soutenant qu’il n’engage que les leaders en détention –, sa position a fait son chemin et, en 2017, un document politique revient clairement sur la charte du Hamas de 1988. Les mentions antisémites ont été supprimées, et sans reconnaître expressément Israël, le Hamas y admet la possibilité de création d’un État palestinien sur les frontières d’avant 1967.
C’est sur la base de ce document des prisonniers, socle d’une unité palestinienne, que les élections nationales palestiniennes prévues en 2021 (législatives, présidentielle puis du Conseil national palestinien, l’assemblée de l’OLP) avaient pu être lancées, répondant à une demande très forte de la population palestinienne de refondation et d’expression démocratiques, demandes qui sont très vives aujourd’hui également.
Le processus électoral avait été annulé par Mahmoud Abbas, qui craignait que son courant au sein du Fatah ne soit mis en minorité au profit d’un arc d’opposition tout autant constitué par les deux listes fathaouies concurrentes – dont celle de Marwan Barghouti –, que par celle du Hamas, et par des candidats et candidates de gauche.
On constate une nouvelle fois que c’est en négociant et non en faisant la guerre qu’Israël parvient à faire libérer des otages, comme lors de la seule et unique trêve de novembre 2023. C’est dire le nombre de vies qui auraient pu être sauvées. L’accord prévoit la fin de la guerre dans une deuxième phase. Vous y croyez ?
On sait que ce n’est pas l’option de Benyamin Nétanyahou ni celles des ministres d’extrême droite de son gouvernement auxquels il semble avoir été promis un arrêt du processus après la phase 1. Ben Gvir, qui a annoncé sa démission, conditionne son retour au gouvernement, et la participation de son parti à la coalition, à la reprise de la guerre. Ce gouvernement pourrait aussi échanger une pacification de Gaza contre la continuation de son processus d’annexion rampante de la Cisjordanie.
Et puis, que veut dire la fin de la guerre ? Si c’est revenir au statu quo ante avec des formes de retrait de l’armée israélienne ou même son retrait total, ce qui va à l’encontre de ce que l’on voit à présent sur le terrain, alors rien ne sera réglé. Ce qui est nécessaire, c’est une solution politique qui donne toute sa place à l’autodétermination des Palestiniens et des Palestiniennes, et à un processus démocratique.
Cette guerre a été conduite afin d’effacer une population et de rendre Gaza inhabitable en détruisant tout ce qui permet la vie.
Mais là encore, tout va dépendre des pressions qui seront exercées par les différents acteurs. Que ce soit l’opinion publique israélienne et les familles des otages qui n’auront pas encore été libérés, celle des États-Unis alors que Trump souhaite l’élargissement des accords d’Abraham à l’Arabie saoudite, qui est un acteur majeur de cette équation.
Ce pays est en position de jouer un rôle important pour faire avancer une solution politique, même si Mohammed ben Salman n’a jusque-là pas marqué d’enthousiasme pour cela. Il est aussi contraint par son opinion publique et par le rôle régional qu’il entend prendre à ne pas brader complètement la question palestinienne au nom de ses intérêts.
La pression de la justice internationale, des opinions publiques, les mouvements des sociétés civiles et l’élargissement du boycott ont aussi leur rôle à jouer pour pousser à une solution politique et au respect du droit international.
Un char israélien quittant Gaza détruite, le 3 juillet 2024. © Ohad Zwigenberg / POOL / AFP
De quoi les quinze mois de guerre à Gaza sont-ils le nom ?
Cette guerre-ci a été déclenchée par le 7-Octobre, mais elle n’a pas commencé là en effet. On ne peut la comprendre sans l’inscrire dans un long processus colonial, un processus que l’on voit également à l’œuvre en ce moment même en Cisjordanie.
Ce processus colonial fait fi du droit international, refuse aux Palestiniens leur droit à l’autodétermination, et n’accepte pas les frontières d’avant juin 1967 comme base de discussion. Cette guerre a d’ailleurs été conduite comme telle, afin d’effacer une population et de rendre Gaza inhabitable en détruisant tout ce qui permet la vie, les lieux, les habitations, les infrastructures (réseau d’eau, d’électricité, système de santé, système éducatif, etc.), afin qu’une large partie de la population la quitte une fois la guerre terminée, car il sera devenu difficile d’y vivre.
Les Gazaouis ont ainsi le sentiment de vivre une nouvelleNakba, en raison d’une guerre génocidaire qui a visé directement les civils (dont entre la moitié et les deux tiers sont des femmes et des enfants), et tout ce qui permet d’envisager un avenir à Gaza.
En retour, l’armée a pour le moment occupé 36 % du territoire de Gaza, et on a vu des groupes de colons dont de nombreux membres du gouvernement se positionner pour recoloniser Gaza. La projection d’un tel avenir dystopique participe de ce futuricide. Mais les résistances au futuricide et à ce processus colonial sont nombreuses, la mémoire de la Nakba fait qu’une grande partie des habitants de Gaza s’accrochent malgré tout ce qu’ils ont enduré à leur lieu de vie, et veulent reconstruire, recommencer une vie.
L’accord prévoit aussi à terme la reconstruction de Gaza. Comment penser l’avenir de l’enclave palestinienne après un tel futuricide ? Peut-on vivre à Gaza alors qu’Israël l’a rendue inhabitable ?
En effet, tout a été fait pour écraser les vies et les lieux mais aussi effacer le passé, la mémoire collective et individuelle, avec les destructions d’une grande partie du riche patrimoine historique et urbain de Gaza, de sa culture, des cimetières, et pour empêcher l’avenir. Cette guerre, c’est aussi un écocide, dû à sa très forte toxicité : elle a fait plus 40 millions de tonnes de débris divers, auxquels s’ajoutent 340 000 tonnes de déchets qui se sont entassés. Sans parler des traumatismes face à tant d’atrocités vécues et vues, et les terribles souvenirs qui sont associés aux lieux et vont se transmettre sur une ou deux générations.
Le futuricide, c’est tout ça mais c’est aussi une intention de grever ce futur par la projection vers un avenir existentiellement menaçant voire impossible. Mais si la guerre s’arrête véritablement, que le siège est définitivement levé et qu’un processus politique prenant en compte l’autodétermination des Gazaouis et des Palestiniens est enclenché, alors il faudra surtout du temps pour que Gaza soit reconstruite, que les débris et décombres soient enlevés, que ses sols, l’eau, soient dépollués, sans doute une génération.
Comment envisager aussi l’avenir politique de Gaza et sa gouvernance alors que l’Autorité palestinienne est décriée, que les dissensions intra-palestiniennes sont fortes ?
Le seul avenir politique possible est d’une part qu’Israël respecte le droit international comme base d’une solution négociée. Il existe de multiples configurations à imaginer autour d’une configuration dite à deux États. Ce qui correspond au choix de la majorité des Palestiniens selon les derniers sondages effectués dans les territoires occupés.
Plusieurs schémas comprenant des éléments intéressants ont déjà été proposés au fil du temps, et dernièrement par des collectifs comme A Land for All ou par des hommes politiques tels que Nasser al-Qidwa et Ehud Olmert. Ensuite, l’avenir politique à Gaza comme en Cisjordanie et à Jérusalem-Est dépend d’un processus démocratique conduit sur l’ensemble des territoires occupés, et étendu au-delà, à la diaspora, via une démocratisation de l’OLP, qui permette aux Palestiniens de se doter de représentants légitimes, à même d’aboutir à une solution pérenne.
Rachida El Azzouzi