Ce matin, réveil à Hanoï. Demain, Mme Pham Chi Lan a promis de nous emmener visiter le village de Bat Trang. Je n’ai pas pu visiter ce célèbre village, mais la place de Bat Trang a été attachée à ma mémoire personnelle : il y a trois ans, un matin bruineux et froid, en compagnie de la maison culturelle Huu Ngoc (cette année exactement un an centenaire) et de nombreux frères et sœurs, nous nous sommes rendus au bord du fleuve Rouge, à côté de la maison communale du village de Bat Trang, pour épandre une partie de la dépouille de Georges Boudarel.
Ma relation personnelle avec Georges Boudarel a commencé pendant mes années d’enseignement à l’Université Denis Diderot. Pour nous, Boudarel fait partie des « trois mousquetaires », drôle de nom que nous donnons à trois historiens spécialisés dans l’histoire du Vietnam et de l’Asie du Sud-Est : Georges Boudarel, Daniel Hemery, Pierre Brocheux. Comme dans le roman d’A. Dumas, trois font quatre. Le quatrième est Jean Chesneaux, qui est à la pointe des études vietnamiennes depuis la fin des années 1940. En plusieurs décennies, les trois Mousquetaires ont formé toute une génération de « jeunes » lettrés vietnamiens actifs et énergiques en France, Angleterre, Japon, USA, Canada, Australie... Le couloir de la Faculté de Mathématiques est juste à côté du couloir de la Faculté d’Histoire, je cours souvent pour écouter vos séminaires hebdomadaires. Le plus à apprendre, c’est de marcher, de boire dans les cafés autour de la place Jussieu. De Boudarel, je comprends la situation et l’état d’esprit des deux vieux Phans au début du XXe siècle. De Hémery et Brocheux, l’atmosphère étrange des années 1930 à Saigon, « coopération et lutte » entre les deux groupes de tierces et de tierces, le groupe « La Lutte »...
Avec Pierre Brocheux seul, ma relation est étroitement liée à deux personnages : Ho Chi Minh (il est l’auteur de deux biographies des plus précieuses, pas seulement pour moi), et Henri Van Regemorter, l’astrophysicien écrivain, décédé il y a 20 ans (Brocheux vient d’autoriser le Forum à republier son article sur les années 1950 à la Résidence internationale d’Henri à Paris). Bien sûr, il y a eu Georges Boudarel, que nous avons soigné depuis que « Bouda » a été attaqué par l’extrême droite (1991-92) et pendant ses années en maison de retraite.
Ce matin, quand j’ai lu la courte lettre annonçant le décès de Pierre Brocheux, j’ai été choqué. Pendant les trois années de co-vi, nous avons rarement eu l’occasion de parler. Nous avons déjeuné pour la dernière fois avec lui et Daniel Hémery pour « rendre compte » de l’épandage des cendres de Boudarel dans la rivière Be, la rivière Rouge et au large des côtes de Cua Dai Hoi An il y a trois ans. Depuis, Pierre et moi nous sommes rencontrés quelques fois... au marché. Depuis le jour où j’ai emménagé dans Paris intra-muros, j’habite près du marché Jeanne d’Arc (quartier 13), autour de l’église Notre-Dame de la Gare. Pierre habite près de la Piazza Italie, à près de deux kilomètres du marché Jeanne d’Arc, mais il s’exerce généralement en marchant. Tous les dimanches matins, depuis le jour de la mort de Michèle, le vieux célibataire se rendait à pied au marché Jeanne d’Arc, et nous nous rencontrions et discutions quelques minutes.
Dans son discours devant le comité d’organisation du prix culturel Phan Chau Trinh en 2018 où lui et Daniel ont reçu le prix « Études vietnamiennes », Pierre a résumé sa vie et 40 ans de recherche historique comme suit : « Permettez-moi en quelques mots de partager avec vous mon parcours personnel et professionnel. Je suis plus sensible dans ma perception de mes écrits historiques lorsqu’ils émanent du pays que j’appelle ma patrie alors que ma patrie est le pays de mon père. La famille Brocheux était originaire d’une famille normande, et ma mère était de la famille Truong, dont le lieu de naissance était Phan Thiet et qui a ensuite émigré à Vinh Long.
« L’histoire de mon expérience de vie est gravée dans une histoire partagée entre ma patrie et ma patrie, une histoire parfois sombre et douloureuse mais parfois féconde. Inspiré par un marxisme implicite, j’ai commencé mes recherches en étudiant l’économie et la société du Vietnam, ses campagnes et ses villes (le delta du Mékong, le travail en ville et dans les plantations, la bourgeoisie). Pas à pas dans l’analyse et l’interprétation des structures et des situations, j’ai reconnu des changements sociaux, culturels et politiques, qui se sont opérés au niveau collectif et au niveau individuel. Dans ces nuances, j’observe le rôle du mouvement de réforme et de modernisation dont Phan Chau Trinh est le chef de file et l’ardent inspirateur. Mon orientation dominante dans l’écriture de l’histoire n’a ni sous-évalué ni repoussé dans l’ombre le dynamisme du mouvement révolutionnaire pour l’indépendance vietnamienne : j’ai écrit deux biographies de Ho Chi Minh, l’avocat occidental. La méthode est à l’opposé de la méthode réformatrice de Phan Chau Trinh, mais la le plaidoyer et la fin ultime sont compatibles avec ceux de Phan Chau Trinh. »
Cet après-midi, il a été annoncé que la crémation de Pierre Brocheux aura lieu le 2 janvier 2023 au cimetière du Père Lachaise, là où il y a 20 ans nous disions au revoir à « Henri » Van Regemorter, 19 ans à Georges Boudarel. A l’autre bout du monde, il retrouvera son frère et meilleur ami, et sa fidèle compagne de vie, Michèle Brocheux. Vous savez qu’ils vivent pour toujours dans le cœur de ceux qui restent.
Hanoï, le 27 décembre 2022
Nguyen Ngoc Giao
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