À chaque fois, c’est un cran supplémentaire qui est passé. Dans une interview accordée au Parisien lundi 6 janvier, le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau a déclaré que le voile était un « étendard pour l’islamisme », qui « a pour effet de menacer nos institutions ou la cohésion nationale ». Quelques lignes plus loin, il assure aussi que l’islam de France est « défiguré par l’islamisme » et s’alarme d’une « immigration incontrôlée, venue d’une aire géographique arabo-musulmane où l’islam s’est radicalisé ».
Lorsque ce représentant de l’aile très à droite du parti Les Républicains (LR) a rejoint le feu gouvernement Barnier en septembre 2024, Mediapart a rappelé nombre de ses positions obsessionnelles sur l’immigration, comme lorsqu’il parlait de « régression vers les origines ethniques » pour qualifier des « Français de deuxième ou troisième génération ».Trois mois et un nouveau gouvernement plus tard, Bruno Retailleau, ministre d’État, affiche ces mêmes idées en une des médias nationaux.
La force de ces propos s’inscrit dans un continuum de décomplexion de la parole islamophobe, relayée bien au-delà de l’extrême droite, appuyée par un nouvel arsenal législatif mis en place ces dix dernières années, qui pousse la communauté musulmane au silence et à l’autocensure. À cet égard, les attentats commis contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, en 2015, ont constitué un point de bascule.
Lors d’une manifestation contre la loi Sécurité globale, sur la place de la Bastille, le 16 janvier 2021, à Paris. © Photo Xose Bouzas / Hans Lucas via AFP
Hanane Karimi, maîtresse de conférences à Strasbourg et spécialiste de l’islamophobie, le constate au quotidien dans ses recherches. L’autrice du livre Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? (éditions Hors d’atteinte), paru en 2023, analyse auprès de Mediapart cette décennie qui a vu le curseur se déplacer et la lutte contre l’islamophobie se réduire drastiquement.
Mediapart : Constatez-vous une intensification de l’islamophobie dans le débat public français ?
Hanane Karimi : Je ne sais pas si on peut parler d’intensification, mais en tout cas, il y a une extension du périmètre d’exigence de neutralité, depuis la loi du 15 mars 2004. Cette loi concernait les élèves mineurs, dans les établissements publics scolaires français. Mais l’application de la loi a ensuite été utilisée pour justifier d’autres extensions, pour les entreprises privées, les associations…
Jusqu’aux Jeux olympiques de 2024, où on a étendu l’exigence de neutralité à des compétitions sportives, ce qui fait qu’aujourd’hui, sur les terrains de sport, les femmes musulmanes qui portent le foulard ne peuvent pas concourir.
Bruno Retailleau a tenu précisément ce discours d’extension des interdictions, il y a quelques jours dans Le Parisien, disant vouloir interdire les femmes voilées d’accompagnement en sorties scolaires et même les exclure des bancs de l’université. Craignez-vous que le gouvernement passe à l’acte ?
En août 2013, un rapport du HCI, le Haut Conseil à l’intégration, proposait déjà d’interdire le voile à l’université. La proposition avait été rejetée par l’Observatoire de la laïcité. Puis en 2015, Éric Ciotti fait une proposition de loi avec son parti pour interdire le port du voile à l’université. Manuel Valls, en 2016, dit aussi qu’il y est favorable.
Ce ne sont pas juste des « diversions » gratuites ou des répétitions sans objectif précis. À force de répéter, on finit par imposer une lecture des choses, qui fait que peut-être un jour, ça puisse être une proposition concrète.
Quelles sont les particularités des oppressions subies par les femmes musulmanes en France ?
Dans mon livre, je parle de la musulmane qui porte le foulard comme d’une « ennemie de l’intérieur ». On voit bien comment tout un arsenal législatif et réglementaire est destiné à la disciplinarisation de sa pratique religieuse. Parce qu’elle pose problème, parce qu’elle est associée à un danger pour la République.
On se pose parfois la question, dans les milieux de lutte contre l’islamophobie, de la légitimité de la cause et de ce qui peut être dit ou doit être tu.
C’est d’ailleurs très matérialisé dans le corps. Quand j’ai présenté mon travail outre-Atlantique, un chercheur m’a dit que le voile est une extension du corps de la personne qui le porte. Ça autorise ainsi n’importe qui à utiliser l’argument de la laïcité ou des valeurs républicaines, pour exclure les femmes qui portent le foulard.
On a vu certains médecins leur refuser des soins, par exemple. On a vu également à l’université certains cas très isolés, où un professeur refuse de faire cours devant une étudiante qui porte le foulard.
Ces restrictions semblent éroder la confiance qu’ont les femmes qui portent le foulard en ce que les institutions respectent et garantissent leurs droits fondamentaux. Récemment, une étudiante voilée s’est vu refuser l’accès à la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, alors que cette interdiction est parfaitement illégale.
Oui, cette étudiante est d’ailleurs sortie du tribunal, parce que le discours selon lequel le voile est un problème est tellement massivement relayé dans les médias, que ça met du temps pour se dire : « En fait, peut-être que j’ai des droits et que je suis légitime à aller les faire valoir. » Il y a une forme de banalisation de la discrimination islamophobe.

Hanane Karimi
Comment se sentent les militant·es contre l’islamophobie dans ce contexte ?
Il y a une forme de sidération. On est dans un tournant répressif et sécuritaire, qui fait que l’on se pose parfois la question, dans les milieux de lutte contre l’islamophobie, de la légitimité de la cause et de ce qui peut être dit, ou ce qui doit être tu. Avec le délit d’apologie du terrorisme [dont les dérives ont été critiquées notamment par l’ONU, qui craignait un « risque d’abus du pouvoir discrétionnaire » – ndlr], le 7-Octobre, il y a la crainte que tout discours vis-à-vis des politiques gouvernementales soit désormais immédiatement instrumentalisé.
Quels sont les événements marquants qui ont mené à cette libération de la parole islamophobe ?
Ce n’est pas une libération, c’est une politique assumée. Il y a eu un tournant avec la loi séparatisme de 2021, confortant le respect des principes de la République, qui a cristallisé l’opinion, mais avant, il y a eu les effets des attentats contre l’Hyper Cacher et à Charlie Hebdo début 2015, dont c’est le triste anniversaire... puis les attentats du 13 novembre 2015, ensuite l’assassinat de Samuel Paty, qui fait qu’on est entrés dans la « sécurisation » [« securitization », en anglais] de l’islam.
Qu’est-ce que la « sécurisation de l’islam » ?
L’islam a été construit en France comme un problème public, qui implique des formes de gestion particulière et de dialogue particulier avec les instances religieuses – on l’a vu avec la commission Stasi par exemple. Puis, à partir de 2015, on a eu ces politiques sécuritaires, où le musulman a été associé, directement ou indirectement, au danger.
Dans mon travail, j’ai alors vu une vraie différence. Avant 2015, ils étaient très peu nombreux, à part à l’extrême droite, à dire que le voile est « l’étendard de l’islamisme ». Après c’est devenu complètement accepté, quasiment partout. Il y a une association des figures de l’islam ordinaire et des pratiques religieuses, qui seraient potentiellement dangereuses et suspectes.
Dans vos interventions, vous parlez d’ailleurs de « politique du soupçon ».
On voit que ce soupçon se porte à tous les niveaux, par exemple pour l’instruction en famille. La loi de 2021 en a changé les modalités : on passe d’un registre déclaratif, où les parents avaient juste à déclarer à l’inspection académique qu’ils instruisaient leurs enfants en famille, à une demande d’autorisation.
Ça a été justifié par le fait qu’il y a de plus en plus de familles musulmanes qui y ont recours. Dans le discours d’Emmanuel Macron, on entend que dans ces familles, il y aurait des contre-cultures républicaines, donc ennemies de la République, qui seraient professées.
Le récit national français porté ces dernières décennies se construit-il volontairement dans l’exclusion de l’islam ?
Il y a une hiérarchie sociale qui est à l’œuvre, avec le maintien d’un ordre républicain, en ce que ça implique en termes politiques et idéologiques. On parle ainsi de citoyenneté au rabais ; c’est ce que disait le sociologue Abdelmalek Sayad quand il parlait de « Français de papiers », juste administratifs, qui ont normalement les droits, mais n’ont pas la dignité.
Quand on est descendant d’immigrés, surtout africains et nord-africains, pour certains, on devrait être plein de gratitude vis-à-vis de la France.
Les enquêtes montrent pourtant que les discriminations sont persistantes, plusieurs générations après la première immigration. Quand est-ce que ces enfants sont reconnus comme des Français de plein droit ?
Y a-t-il une place en France pour la pensée décoloniale ? Lorsque l’on voit combien la simple utilisation de ce mot soulève l’indignation d’une partie de la sphère politico-médiatique…
Je me souviens en 2018 de la tribune signée par « 80 chercheurs contre le décolonialisme ». Ça m’a affectée sur le coup, parce que je faisais partie de ces « décoloniaux qui infiltrent l’université » (du titre d’un article de L’Obs en 2018). Avec cette image de l’invasion, on est en plein dans le registre du « Sarrasin » qui « monte jusqu’à Poitiers »… Mais au lieu de foncer tête baissée, je me suis demandé : sur quoi repose cette accusation ?
C’est en fait une question d’ordre idéologique. L’ordre républicain, c’est vraiment la construction de la République qui repose aussi sur la hiérarchie des valeurs, dans laquelle les valeurs républicaines sont supérieures à toutes les autres, qu’elles soient religieuses, culturelles ou autres.
Et aussi, en même temps, c’est la mobilisation d’une élite pour définir ce qu’il est juste de diffuser en termes de savoirs et de connaissances. Pour elles et eux, en France, on ne fait pas de décolonial. Pour elles et eux, en France, on transmet le récit national de la grandeur de la France ; on ne revisite pas son présent de manière scientifique et critique.
Comment cela affecte-t-il les citoyens et citoyennes musulmanes en France ?
On revient à cette hiérarchie des citoyennetés. Quand on est descendant d’immigrés, surtout africains et nord-africains, pour certains, on devrait se sentir redevables, on devrait être plein de gratitude vis-à-vis de la France, pour ce qu’elle a apporté comme possibles. Comme si c’était un cadeau, comme si ce n’était pas quelque chose de légitime à recevoir.
La pensée universitaire décoloniale en France, de fait, est ainsi très faiblement représentée, et très rarement audible.
Et c’est dommage ! On se prive de connaissances sur le monde pour rester centrés sur la France comme épicentre du monde, avec la volonté de maintenir artificiellement une suprématie civilisationnelle, qui est, en fait, dépassée… Quand on voit le livre Perspectives décoloniales (2023) écrit par Philippe Colin et Lissell Quiroz, c’est d’une richesse incroyable !
On perçoit dans les discours d’Emmanuel Macron un vrai revirement sur la question de l’assignation raciale qui touche les populations musulmanes...
Je pensais, en tant que spécialiste de l’islamophobie, qu’il n’y aurait pas d’accentuation de l’islamophobie à l’encontre des femmes qui portent le foulard avec Emmanuel Macron. J’y croyais pendant sa campagne en 2017 jusqu’en 2020 pendant son discours de Mureaux, où il nommait encore la question coloniale. Mais je me suis complètement trompée. Il a changé et assumé un tournant très clair.
Y a-t-il une autocensure chez les universitaires spécialistes de ces sujets ?
Effectivement, on fait désormais attention aux mots qu’on utilise. J’en avais déjà parlé dans vos colonnes, mais il y a cette idée que quand on travaille sur l’islamophobie, on serait forcément à la solde des islamistes, on aurait un agenda caché. Ça provoque clairement une autocensure. Par exemple, on ne va plus répondre aux médias, ne plus participer à des débats publics, parce que la polarisation est telle qu’en fait… ça ne sert plus à rien.
On nous demande de répondre « en réaction ». Or, ce n’est pas comme ça qu’on fait connaissance et savoir. Le débat actuellement, si je caricature, il se réduit à « Vous êtes ennemi ou défenseur de la République ? ».
Par ailleurs, il y a énormément de chercheurs et chercheuses qui ne trouvent pas de poste en France et partent à l’étranger pour mener des recherches dans des environnements où la liberté académique est plus respectée.
Marie Turcan