La dimension antisémite des attentats de janvier 2015 n’a jamais été mise au premier plan : ni sur le moment, ni lors des commémorations, ni dans la mémoire qu’en a gardée le grand public. Elle fut pourtant centrale dans les motivations d’Amedy Coulibaly, qui tua quatre personnes lors de la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, le 9 janvier, après avoir assassiné la policière Clarissa Jean-Philippe à Montrouge, la veille.
Il serait trop rapide d’y voir le simple effet du choc de la tuerie de Charlie Hebdo, intervenue le 7 janvier, qui a écrasé la suite des événements. Avant et après janvier 2015, il y eut d’autres attentats et meurtres pour lesquels la mobilisation de la société fut modeste. Et dix ans plus tard, il est impossible de revisiter ce moment sans tenir compte de l’explosion des actes à caractère antisémite à partir de 2023.
Des bougies allumées en hommage aux victimes de l’attaque de l’Hyper Cacher. Paris, le 9 janvier 2023. © Photo Julien De Rosa / AFP
Solveig Hennebert travaille, pour une thèse de science politique en cours de rédaction, sur les mémoires de l’antisémitisme en France, en se fondant sur un vaste panel de « personnes juives ou assimilées, certaines subissant de l’antisémitisme sans pour autant se reconnaître comme juives ». La chercheuse à l’université Lumière-Lyon 2 s’est attachée à ce que ce panel reflète une diversité de sensibilités religieuses et politiques, afin d’éviter tout biais d’uniformisation.
Mediapart l’a interrogée spécifiquement sur la mémoire des attentats de l’Hyper Cacher parmi ses enquêté·es, mais aussi sur la façon de déconstruire le « socle » structurel de préjugés antisémites, à partir duquel se développent des passages à l’acte.
Mediapart : Dix ans après, quelle trace mémorielle l’attentat de l’Hyper Cacher a-t-il laissée parmi les juifs français ?
Solveig Hennebert : Pour beaucoup de personnes juives, l’attentat a été perçu comme intervenant dans le prolongement d’autres attaques, comme la tuerie perpétrée par Mohammed Merah en 2012, devant l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse, ou des meurtres de personnes juives comme celui d’Ilan Halimi, séquestré et torturé en 2006 par le « gang des barbares ». Majoritairement, l’attaque de 2015 n’a donc pas été interprétée comme un changement brutal, en raison des crimes qui l’avaient précédée.
Comme il y a eu les attentats contre Charlie Hebdo le 7 janvier, certains ont tout de même exprimé le sentiment d’avoir été attaqués de deux manières en ce début d’année : comme Français et comme juifs. D’ailleurs, une expression qui est parfois revenue parmi mes enquêté·es est celle du « canari dans la mine ». Elle exprime le fait d’avoir pressenti que les juifs ne seraient que les premières victimes d’une violence qui allait s’étendre à d’autres parties de la population.
L’identité juive des victimes n’a été que peu nommée à côté de celle des policiers et des journalistes victimes. Et quand elle l’a été, les aspects cultuels de cette identité ont été laissés de côté.
Ce qui reste beaucoup dans les mémoires, également, c’est un sentiment d’abandon, le regret qu’on ait globalement moins parlé des victimes juives. Et la conviction que si la rédaction de Charlie Hebdo n’avait pas été décimée, il n’y aurait évidemment pas eu de marche aussi large le 11 janvier. Lors des précédents attentats ou meurtres antisémites, durant les années 2000, il n’y a effectivement pas eu de mobilisation comparable.
Sur le moment, comment s’est traduite la minoration de l’attaque de l’Hyper Cacher, et comment l’expliquer ?
Ce qui a marqué, c’est à quel point l’usage de l’expression « Je suis Charlie » s’est répandu, au point de susciter des débats, tandis que l’expression « Je suis juif » a été bien moins reprise. Le traitement médiatique de l’événement et la réaction de certains représentants politiques sont aussi en cause. L’identité juive des victimes n’a été que peu nommée à côté de celle des policiers et des journalistes victimes. Et quand elle l’a été, les aspects cultuels de cette identité ont été laissés de côté.
On peut y voir un malaise vis-à-vis du fait religieux, même s’il faut rappeler que l’identité juive ne se réduit pas à une appartenance confessionnelle. Par exemple, une dame que j’ai interrogée a eu un long débat avec la maire de sa commune qui a fait cette impasse sur l’identité juive des victimes. Cette élue lui a répondu qu’elle ne voulait pas créer de troubles communautaires : en présageant de rapports conflictuels dans la population, elle a ainsi produit un effet d’invisibilisation.
Cette absence de référence explicite à la judaïcité rappelle l’élaboration de la loi de 2000 afin d’honorer les « Justes » de France. Les services de l’Assemblée avaient alors affirmé que la notion de « juif » ne pouvait figurer dans la loi pour désigner les personnes secourues, au motif de la nature universaliste et laïque de l’État français. Les député·es avaient dû parler de « personnes menacées d’un des crimes contre l’humanité », mais sans pouvoir en détailler la raison…
Au niveau médiatique, la sociologie du journalisme a par ailleurs montré que l’identité des journalistes qui écrivent a un effet sur le traitement. Des travaux existent sur le fait que la proximité professionnelle, dans le cas de Charlie Hebdo, ou la proximité de milieux sociaux, comme lors des attentats du 13 novembre 2015, ont conduit à davantage d’identification des rédacteurs vis-à-vis des victimes qui leur ressemblaient. Cela a pu jouer aussi dans la dynamique d’invisibilisation des victimes juives, visées en fonction de cette identité.
Il est important de noter que malgré cette analyse, certaines déclarations ont été très claires, ont nommé l’antisémitisme, et toutes les personnes rencontrées ne se sont pas senties « abandonnées ».
En 2020, vous avez suivi le procès des attentats de janvier 2015. Comment a-t-il été vécu ? Un moment de réparation, ou un moment qui a redoublé ce sentiment d’abandon et de minoration de la dimension antisémite des attaques ?
De manière notable, la feuille d’émargement des parties civiles était intitulée « Procès Charlie ». L’arène judiciaire a donc pu être, en effet, un lieu de reproduction d’un discours social focalisé sur Charlie Hebdo. Il y a eu, par ailleurs, des incompréhensions face à des actes comme le refus de banaliser la journée de Yom Kippour, alors que le procès ne s’est pas tenu pour la Toussaint.
Mais le procès a aussi été l’occasion de transmettre des messages, en accédant aux médias. Un proche d’une personne assassinée a ainsi demandé aux journalistes d’arrêter de raconter la manière dont son proche avait été tué. D’un point de vue plus politique, des discours ont été tenus afin de refuser l’amalgame entre les tueurs et les musulmans, quand d’autres se sont faits plus accusateurs et violents.
Depuis plus d’un an, la recrudescence des faits antisémites est avérée. Dans certaines de vos contributions, vous insistez cependant sur le fait que l’antisémitisme a bien un caractère structurel. Comment décririez-vous le rapport entre le socle de l’antisémitisme en France et les variations observées dans son expression ?
Il y a en effet un socle de préjugés qui circulent dans la société. Ils sont très semblables depuis plusieurs siècles, associant notamment les juifs à l’argent et au monopole du pouvoir. La forme peut varier, mais le fond reste souvent le même.
Quand les gens répondent à des questions sur le sujet, il peut y avoir un effet d’autocensure, car ils ont intériorisé que certaines choses ne pouvaient pas se dire. Ils se libèrent d’ailleurs davantage dans les questionnaires en ligne que dans les entretiens en face-à-face.
On évoque souvent les crimes du passé à ne pas reproduire, mais on n’explique pas frontalement pourquoi les préjugés initiaux sont faux.
Ce qu’il faut étudier, ce sont les contextes qui permettent à des personnes d’exprimer plus facilement ces préjugés, ou de passer à l’acte à travers des menaces et des agressions contre les personnes juives. Le conflit au Proche-Orient est évidemment un ingrédient du contexte actuel, mais il ne faut pas réduire l’antisémitisme à cela. En 1999, une hausse des actes antisémites avait été observée à la suite des débats portant sur l’indemnisation des victimes de spoliations pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pour moi, la persistance de ces préjugés, assez massifs pour nourrir la vague d’actes antisémites à laquelle on assiste, témoigne du fait qu’on n’a pas assez travaillé à leur déconstruction. Et cela vaut pour tous les types de discrimination.
On évoque souvent les crimes du passé à ne pas reproduire, comme le génocide des juifs ou les traites atlantiques, mais on n’explique pas frontalement pourquoi les préjugés initiaux sont faux. Certaines personnes ne se croient ainsi pas antisémites alors même qu’elles partagent et valident des préjugés, mais répudient toute violence contre les personnes.
En termes de pédagogie, quelque chose a-t-il été manqué en 2015, qui aurait permis à la société de mieux contenir les actes antisémites de ces dernières années ?
À l’époque, un discours très fort d’unité nationale a été mis en avant face au terrorisme. Or, il a reposé sur le fait de gommer les particularismes. Bien sûr, il y a eu des déclarations qui ont nommé les victimes juives, mais le discours dominant a bien été une uniformisation de l’identité des victimes.
Beaucoup de mes enquêté·es ont été choqué·es de cette uniformisation : en ne nommant pas l’antisémitisme, on mettait les juifs à part car on n’était, au fond, pas capables de dire clairement pourquoi ils avaient été attaqués.
Depuis, le débat public a été transformé, avec des débats internes à la gauche sur ses défaillances en matière de lutte contre l’antisémitisme, et des accusations qui épargnent singulièrement l’extrême droite, en dépit d’un pedigree accablant, comme le décès de Jean-Marie Le Pen a été l’occasion de le rappeler. Quelle est votre lecture de ces événements ?
Mes entretiens ne couvrent pas la période la plus récente, mais ce qui en ressort beaucoup, c’est le regret que les débats portent souvent sur « qui est antisémite », plutôt que sur les victimes elles-mêmes.
Quand je communique autour de mes travaux, je suis d’ailleurs constamment confrontée à ces questions : la gauche est-elle antisémite ? Comment lutter contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme par l’extrême droite ? Mon sujet, qui porte sur les commémorations et la mémoire des actes antisémites, disparaît. Cela en dit long sur le fait que l’antisémitisme n’est pas interrogé en tant que tel, au profit d’une interrogation sur le champ partisan.
Quelles ressources peut-on mobiliser dans la lutte contre le socle de préjugés antisémites dont nous avons parlé, afin de surmonter les ratages évidents au regard de la situation ?
Comme je le disais, la déconstruction des préjugés est fondamentale pour toutes les formes de discrimination, plus que le fait d’inculquer qu’ils ne sont pas socialement acceptables.
Quand je fais des formations, j’entends souvent qu’il faut accepter les différences, ce qui semble un discours généreux, mais déjà en disant cela, on suggère qu’il y a une norme et qu’on tolère des écarts par rapport à cette norme, cela ne convient pas. Je crois qu’il faut partir du fait que tout le monde est particulier et doit être respecté à cette aune.
Fabien Escalona