L’anniversaire des dix ans de l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo a réveillé de vieilles douleurs politiques. Les vifs débats qui ont émaillé l’après-Charlie à gauche ont repris de plus belle à la faveur des hommages unanimement rendus aux victimes. D’un côté, il y a les fidèles absolus à « l’esprit Charlie », qui s’autodésignent comme le « mouvement laïque » et militent en faveur d’une « laïcité de combat » à la mesure, selon eux, de la menace représentée par l’islam radical.
De l’autre, il y a la gauche d’abord incarnée par La France insoumise (LFI), mais plus seulement, qui défend la liberté d’expression mais critique la ligne éditoriale prise par Charlie Hebdo ces dernières années, s’est opposée à la « loi séparatisme » en 2021 et alerte sur l’usage dévoyé de la laïcité pour discriminer les musulman·es. Celle-ci dénonce l’islamophobie ambiante quand la première, jadis notamment représentée par Manuel Valls, refuse catégoriquement d’employer ce terme et nie ce qu’il désigne.
Le retour au gouvernement de l’ancien premier ministre de François Hollande lui a ainsi donné l’occasion de réinstruire le procès en « islamo-gauchisme » d’une partie de la gauche – il a pu s’appuyer pour ce faire sur un sondage dont l’interprétation a été tronquée (lire l’encadré plus bas). En 2017 déjà, alors député macroniste, Manuel Valls évoquait une « dérive islamo-gauchiste » et dénonçait pêle-mêle LFI, le Bondy Blog, Les Inrockuptibles ou encore le directeur de la publication de Mediapart, Edwy Plenel, journal dont il a même souhaité que les rédacteurs et rédactrices « rendent gorge ».
Une soirée du Printemps républicain en novembre 2019. © Photo Come Sittler / REA
Dix ans plus tard, les lignes ont bougé et les attaques se sont élargies à gauche, atteignant aujourd’hui jusqu’au Parti socialiste (PS), dont Manuel Valls dénonce la « dérive ». « Il y a beaucoup de complices, d’idiots utiles autour du fameux “oui, mais” : [...] une partie de la gauche, de la presse, des intellectuels, ceux qui ne soutiennent pas Boualem Sansal[écrivain incarcéré en Algérie – ndlr], qui s’en prennent à Sophia Aram [humoriste officiant sur France Inter – ndlr], qui considèrent que combattre l’islamisme et l’islam radical, c’est être “islamophobe” », a-t-il énuméré le 7 janvier.
Extension du domaine du laïcisme
Suivre son regard, c’est tomber non plus seulement sur Jean-Luc Mélenchon – qui a republié sur son blog son hommage à Charb dans lequel il disait notamment : « Charlie vivra, la laïcité brocardée et les laïcards moqués ont la preuve par Charb de leur sens complet »,comme pour nier la volte-face qui lui est reprochée à ce sujet –, mais aussi sur des Écologistes et sur le premier secrétaire du PS, Olivier Faure.
« Beaucoup de gens au sein du PS comme au sein des Écologistes sont désormais mis dans le même panier que LFI par ces laïcistes qui n’ont de cesse de dire que la gauche aurait trahi la laïcité », observe Nicolas Cadène, ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité (ODL) et candidat écologiste aux dernières législatives, qui fut lui-même longtemps l’objet des attaques des autoproclamés « militants laïques ».
En pleines fêtes de fin d’année, Olivier Faure s’est attiré les foudres de cet écosystème proche du Printemps républicain – un mouvement créé en 2016 par deux anciens vallsistes, Gilles Clavreul et feu Laurent Bouvet – pour avoir osé critiquer l’essayiste Caroline Fourest et Sophia Aram, qui avaient toutes deux qualifié le député LFI Aymeric Caron d’« Abou Aymeric el Versailly ». Une disqualification qui « confine au racisme », avait alors dénoncé Olivier Faure.
Cette intervention lui a valu une volée de bois vert, émanant d’abord des collaborateurs et collaboratrices du journal Franc-Tireur, dirigé par Caroline Fourest. « Qu’une extrême gauche soralienne et dieudonnisée jusqu’à la moelle entreprenne de lyncher une humoriste à quelques jours des dix ans de l’attentat contre Charlie Hebdo, c’est normal, presque attendu. Mais que le Parti socialiste, par l’entremise de son miteux 1er secrétaire, emboîte le pas à ces ordures, ça restera comme une souillure indélébile (de plus) », a notamment réagi l’éditorialiste Raphaël Enthoven sur X.
L’esprit de Charlie, c’est la liberté d’expression mais aussi celle de critiquer.
Mais Olivier Faure a aussi subi en sourdine quelques désapprobations internes – lesquelles ne doivent pas être étrangères à la tenue d’un congrès du PS courant 2025. Le député Place publique (apparenté PS) Aurélien Rousseau, le député socialiste Jérôme Guedj, le maire de Montpellier Michaël Delafosse ou encore la présidente de la région Occitanie Carole Delga ont tous et toutes apporté leur soutien à Sophia Aram ces derniers jours, dans le même registre sémantique que l’écosystème laïciste qui prospère principalement sur les réseaux sociaux.
« J’ai réagi parce qu’il est insupportable de disqualifier sans arguments toute parole sur Gaza, se défend Olivier Faure, joint par Mediapart. C’est très important à mes yeux, car ce qui se joue en ce moment, c’est la délégitimation du droit international, qui est désormais perçu comme à géométrie variable en fonction des intérêts occidentaux. Confondre tous ceux qui s’insurgent avec des djihadistes est une façon de museler le débat. »
« J’ai trouvé dingue qu’on s’en prenne à Olivier Faure pour avoir dit ça, réagit aussi Manuel Bompard, coordinateur national de LFI. Il y a un petit noyau de propagandistes du Printemps républicain, de plus en plus proche de l’extrême droite, qui s’en prend à toute personne qui n’obéit pas au doigt et à l’œil à ses idées. L’esprit de Charlie, c’est la liberté d’expression mais aussi celle de critiquer. »
Haro sur le PS
Carole Delga a pour sa part lancé une grande campagne « Charlie pour la vie » à l’occasion des commémorations, avec un programme de conférences, de rassemblements et de projections autour de l’hôtel de région, en présence notamment du directeur du Point Étienne Gernelle ou du dessinateur démissionnaire du Monde Xavier Gorce. « C’est plus une action de conviction que d’opposition au sein du parti », explique l’entourage de Carole Delga, qui reconnaît toutefois qu’« à plusieurs reprises [celle-ci] a reproché à la direction du PS de ne pas réagir à certaines dérives [de LFI] ».
L’offensive de la présidente de la région Occitanie coïncide avec la mobilisation des tenants d’une vision maximaliste de la laïcité pour faire revenir le PS dans le « droit chemin ». Ces derniers plaident pour une rupture complète avec LFI, accusée de « tournant communautariste » depuis sa participation à la marche contre l’islamophobie en novembre 2019, quelques semaines après l’attentat de la mosquée de Bayonne.
Bernard Cazeneuve, l’un des anciens premiers ministres de François Hollande préférés de la droite, a contribué à ce procès dans une récente interview : « Une partie de la gauche extrême considère cyniquement les musulmans comme une clientèle électorale à conquérir, non comme des citoyens à part entière », a-t-il accusé. « Ce n’est pas Valls qui a trahi la social-démocratie, mais Olivier Faure. C’est lui qui a passé un pacte avec le diable LFI, lui qui a transigé sur tous les principes pour quelques sièges et une gamelle », écrit aussi Caroline Fourest dans Franc-Tireur.
Avec les commémorations de l’attentat de Charlie Hebdo, un sondage de l’entreprise Ifop est largement évoqué : celui publié par le journal satirique mardi 7 janvier, montrant que la France est largement « Charlie » et que « les Français » sont 76 % pour la liberté de caricaturer. Mais un seul résultat intéresse la classe politico-médiatique : LFI serait le parti dont les sympathisant·es soutiendraient le moins Charlie Hebdo.
« Une partie de la gauche, notamment les proches de La France insoumise, rejette le fait de considérer l’exercice de la liberté d’expression comme un droit fondamental », affirme Anne-Élisabeth Lemoine dans « C à vous ». « Le soutien à Charlie Hebdo a largement augmenté sauf chez les partisans de La France insoumise, qui rejettent la liberté d’expression davantage que le [Rassemblement national]. C’est complètement fou pour un parti qui se dit de gauche ! », confirme l’avocat Richard Malka.
, Caroline Fourest ne dit pas autre chose.Selon le sondage, en effet, parmi les Français·es qui considèrent qu’on « ne peut pas dire et caricaturer n’importe quoi sous couvert de liberté d’expression », 37 % se disent proches de LFI. Mais personne ne dit que l’on trouve la même proportion, 37 %, chez les proches du parti Les Républicains (LR). Dans
, l’accent est mis sur les 78 % de musulman·es qui considèrent que la célèbre caricature de Mahomet par Cabu n’aurait pas dû être publiée : « Une confirmation que le fameux “esprit Charlie” est loin d’être partagé unanimement par les Français. »Mais Le Figaro passe sous silence une mention méthodologique de taille : un astérisque signifiant que le résultat n’est pas suffisamment probant. « Ce résultat est en effet à interpréter avec prudence en raison de la faiblesse des effectifs sondés. C’est pour cela qu’on n’a pas mis l’accent sur ce point », confirme à Mediapart François Kraus, le directeur du pôle politique/actualité de l’Ifop.
David Perrotin
La laïcité n’est pourtant plus vraiment un sujet clivant au sein du PS, où les laïcistes sont devenus minoritaires, mais où Olivier Faure défend une ligne de « laïque profondément convaincu ». Après l’assassinat terroriste de Samuel Paty en 2020, le premier secrétaire, qui a toujours refusé lui aussi de parler d’islamophobie, s’était montré très critique vis-à-vis d’une gauche qui « s’est parfois égarée dans le communautarisme, l’indigénisme ou dans la pensée décoloniale ». « Les socialistes sont clairs sur la laïcité », assure Nicolas Mayer-Rossignol, maire de Rouen (Seine-Maritime) et premier secrétaire délégué du PS, qui s’était opposé à Olivier Faure au dernier congrès.
« S’il y a bien un parti qui a été clair depuis la première minute [après les attentats – ndlr], c’est bien le PS, abonde le député PS Laurent Baumel. Mais c’est la logique de l’obsession : vous avez des gens, dont certains que je respecte, qui ont été ou sont des amis, qui sont tellement obsédés par cette question que si vous n’êtes pas dans la dénonciation matin, midi et soir de ceux qui sont sur la mauvaise ligne, alors vous en êtes complice. »
Le déni de l’islamophobie est une position très minoritaire à gauche. De ce point de vue, le Printemps républicain a perdu la main.
Lors de la parution en 2024 du livre d’Aurélien Bellanger, Les Derniers Jours du Parti socialiste (Seuil), sur l’emprise du Printemps républicain en son sein, Olivier Faure défendait sur le plateau de Mediapart avoir trouvé un équilibre à ce sujet, et avoir tourné la page du vallsisme : « Les thèses [du Printemps républicain] n’ont jamais été majoritaires au PS [...], ce que décrit Aurélien Bellanger, c’est plutôt le macronisme », défendait-il alors. Le fait est que beaucoup de laïcistes se sont un temps rapprochés de l’écosystème macroniste avant de s’en éloigner de nouveau.
Le communiqué du PS paru à l’occasion de la commémoration des attentats de janvier 2015 atteste cette évolution. Défendant l’« esprit Charlie », la liberté d’expression et de caricature, le parti note que le principe de laïcité « est aussi menacé par certains qui n’hésitent pas à le retourner contre la République, en le transformant en un outil de croisade contre les seuls musulmans ».
« L’acceptation du terme d’islamophobie depuis dix ans est acquise. Le déni de l’islamophobie est une position très minoritaire à gauche. De ce point de vue, le Printemps républicain a perdu la main », analyse le politiste Rémi Lefebvre. Alors que le PS a traversé une période au cours de laquelle il compensait un renoncement en matière économique et sociale par une crispation identitaire sur la laïcité, « l’alliance avec la Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale – ndlr] a permis à Olivier Faure de mettre ce logiciel au second plan », poursuit le chercheur.
Droitisation express
« J’ai eu ce débat-là avec Laurent Bouvet à quelques reprises de son vivant [le cofondateur du Printemps républicain est décédé en 2021 – ndlr], je lui ai dit qu’il surdéterminait cette question au point que le reste n’avait plus d’importance. Ce n’est pas un hasard si les tenants de cette ligne [laïciste] sont aussi des sociaux-libéraux sur les questions économiques », commente le député socialiste Laurent Baumel.
La commémoration de l’attentat contre Charlie Hebdo donne en tout cas l’occasion à la gauche anti-LFI, et donc anti-Nouveau Front populaire (NFP), de se mobiliser en mettant la pression sur le PS. « Une partie du monde politique, c’est-à-dire le PS, s’est rendue compatible avec l’antisémitisme de LFI », a notamment lancé l’ancien directeur de Charlie Hebdo, Philippe Val. L’avocat Richard Malka a quant à lui profité de ses multiples invitations pour dire tout le mal qu’il pense du parti de Jean-Luc Mélenchon – sur le plateau de « C à vous » sur France 5, il lui a par exemple reproché de « rejeter la liberté d’expression davantage que le RN ».
En interne, ces attaques trouvent un écho chez certain·es opposant·es à Olivier Faure, témoignant de l’évolution de la sphère politico-médiatique, qui n’en finit plus depuis dix ans de pousser son curseur de plus en plus à droite.
Pour Nicolas Mayer-Rossignol, « si le premier détracteur de la laïcité est l’extrême droite dans ce pays, il est incontestable que depuis quelques années il y a une volonté d’une partie de la direction de LFI de cibler une clientèle électorale musulmane, notamment dans des quartiers populaires, et que dans ce choix stratégique, elle tient des propos qui fragilisent la laïcité ». « Or, à partir du moment où le PS s’est allié à LFI, évidemment il s’est retrouvé ciblé par des critiques similaires », ajoute-t-il.
Pour autant, alors que l’actualité politique est dominée par les négociations entre Olivier Faure et Matignon en vue d’un accord de non-censure, le procès en inféodation du PS à LFI a du plomb dans l’aile. « Pour faire le congrès maintenant en disant qu’on est subordonnés à Jean-Luc Mélenchon, il va falloir se lever tôt », conclut Laurent Baumel.
Mathieu Dejean