Cela se manifeste sous de nombreuses formes, allant de la déconsidération et de la moquerie à l’humiliation de la part de ceux qui perçoivent les autres comme des vaincus, et certains vont même jusqu’à tuer de sang-froid sur la seule base de l’appartenance présumée à cette communauté.
Ces actions ont été considéres comme individuelles et ne reflètent pas la politique ou la volonté du nouveau commandement général, et nous pensons que c’est vrai. Sous l’ancien régime, les « actes individuels » étaient souvent utilisés comme un écran de fumée pour se soustraire à sa responsabilité, et les Syrien.ne.s savent que les autorités ne puniront pas les auteurs de ces actes, et qu’au contraire, leur crédit auprès des dirigeants s’accroît ; mais la situation générale dans laquelle se trouve la nouvelle autorité en Syrie fait qu’il est dans son intérêt vital que de telles violations ne se produisent pas, d’autant plus que HTC, la principale composante de cette autorité, a besoin de beaucoup d’eau propre pour laver l’image d’elle-même qui s’est incrustée dans la conscience des Syriens et dans les dossiers des pays occidentaux qui la classent toujours dans la catégorie des organisations terroristes.
Le 25 décembre, nous avons assisté à la première réaction visible des Alaouites, qui s’est exprimée par des manifestations dans plusieurs villes pour protester contre l’incendie d’un sanctuaire religieux, au cours desquelles ils ont lancé des slogans à caractère confessionnel pour la première fois dans l’histoire de la Syrie. Il ne s’agissait pas de slogans dirigés contre d’autres communautés religieuses, mais plutôt de slogans soulignant leur propre identité. Comme ils n’ont pas de tradition de ce type, ils ont imité les chants chiites, tels que « Labaik Ya... »(on est prêts à être tes côtés) et « Alawiya » (Alaouites !), comme les Chiites, ont pour slogan « Chiaa ! » (Chiites"), malgré la différence importante de contexte et de signification.
Les manifestations n’ont pas été réprimées ni à Lattaquié nit à Tartous, mais les médias ont rapporté qu’une personne avait été tuée et quelques autres blessées à Homs après que les forces de sécurité eurent ouvert le feu pour disperser les manifestant.e.s. Un décret interdisant les rassemblements, les manifestations et les veillées de solidarité « jusqu’au rétablissement de la sécurité dans le pays » a ensuite été publié, puis annulé.
Les manifestations que nous avons mentionnées ne sont pas de nature religieuse, bien qu’elles aient pris une forme d’expression religieuse. Il est déjà arrivé dans le passé que des sanctuaires alaouites soientont détruits, dans un contexte différent, sans provoquer de protestations significatives. Nous pensons que le fait que les Alaouites se manifestent de cette manière est motivé par le besoin d’affirmer leur identité collective face à ce qu’ils ressentent comme une tentative de les stigmatiser et de les enfermer dans la culpabilité. Protester contre l’incendie d’un sanctuaire à peine connu des Alaouites, c’est protester contre tous les « actes individuels » antérieurs, c’est en quelque sorte dire que nous sommes solidaires et que nous nous défendrons.
Cela peut sembler étrange à ceux qui ne reconnaissent pas la réalité de la peur des Alaouites. On peut trouver cette peur injustifiée et incompréhensible, on peut même la tourner en ridicule, mais cela ne sert à rien et peut même aggraver le problème. D’autre part, les parties intéressées (dans ce cas, principalement l’Iran, avec ses points d’ancrages locaux, dont les déclarations des officiels ont indiqué qu’ils étaient impliqués dans le travail de sabotage de la stabilité qui a suivi la chute du régime), peuvent attiser les craintes et pousser les gens à aller dans certaines directions, mais cela n’est possible que si le terrain est assez propice.
Il existe une différence essentielle entre les manifestations des Alaouites et les opérations violentes menées par les profiteurs alaouites de l’ancien régime, comme la fusillade contre une patrouille de sécurité à Mouzaira par des« shabiha » de l’ancien régime, tuant quatre d’entre eux le 15 décembre, ou le fait d’avoir pris pour cible une patrouille des forces de sécurité générale le même jour que les manifestations, alors qu’elle était en route pour arrêter un officier qui résidait dans un village des environs de Tartous, considéré comme responsable de l’exécution de milliers de prisonniers dans la prison de Saydnaya, guet-apens dans lequel 14 membres des forces de sécurité ont été tués, selon une déclaration du ministère de l’intérieur. Ces deux opérations armées visaient à protéger des criminels du régime, tandis que les manifestations sont de nature pacifique et ne visent pas à protéger des criminels recherchés. Les deux opérations ont été organisées par des agents de l’ancien régime qui se défendent par la violence et tentent de créer la confusion, mais considérer les manifestations comme l’œuvre des « foulouls » (les restes du régime) est loin de la réalité. Nous pensons que ces gens ont perdu toute influence et ne sont en rien capable de mobiliser ne serait-ce que dix personnes.
Ce sur quoi misent les criminels de l’ancien régime, c’est sur l’alimentation d’un conflit à caractère communautaire, afin de s’y mettre à l’abri et de brouiller les cartes, pour ensuite non seulement échapper au châtiment, mais tenter de devenir cette fois-ci les chefs d’une secte, après avoir été les chefs d’un Etat. Ainsi, tout comportement à dimension communautaro-confessionnel, de quelque côté que ce soit, ne sert en fin de compte qu’à ces criminels.
Jusqu’à présent, le comportement de la nouvelle autorité ouvre une porte à l’optimisme, car elle fait preuve d’une importante capacité à assumer ses responsabilités nationales et à éviter les provocations à caractère communautaire, tout en cherchant à rassurer la population. Les initiatives de la société civile sont également importantes dans cette phase de transition, car le tissu civil a un rôle prépondérant à jouer pour combler les lacunes de l’Etat, rassurer la population et empêcher les éventuels affrontements.
Dans le contexte actuel, il est nécessaire de prendre conscience de deux choses complémentaires : premièrement, si les événements continuent à s’enchaîner, les réactions de la population alaouite peuvent marquer un début inquiétant d’évolution vers une entité dotée d’une conscience collective, ouvrant la voie à son inscription (aux côtés des autres) dans un modèle d’État confessionnel/communautaire basé sur le modèle irakien ou libanais ; deuxièmement, ce qui pousse le plus vers un tel modèle, c’est le fait que cette évolution soit compatible avec la nature de l’autorité actuelle, dont la principale composante est elle-même une entité à caractère confessionnel. A notre avis, cette voie ne peut qu’aboutir à un Etat durablement défaillant.
Rateb Shabo, Al Araby.co.uk. 29 décembre