PREMIÈRE PARTIE : L’ORIENTALISME
Dans son livre très débattu [1], Edward Said nous présente le sujet de « l’orientalisme » à travers une perspective largement historique qui situe l’intérêt de l’Europe pour l’Orient dans le contexte de l’expansion historique générale de l’Europe bourgeoise moderne au-delà de ses confins traditionnels et aux dépens du reste du monde, sous forme de subjugation, pillage et exploitation. En ce sens, l’orientalisme peut être vu comme un phénomène complexe et croissant dérivant de la tendance historique globale de l’expansion européenne moderne et impliquant : un ensemble d’institutions en expansion progressive, un corpus créé et cumulatif de théorie et de pratique, une superstructure idéologique appropriée avec un appareil d’hypothèses, de croyances, d’images, de productions littéraires et de rationalisations complexes (sans mentionner le fondement sous-jacent d’intérêts commerciaux, économiques et stratégiques vitaux). J’appellerai ce phénomène l’Orientalisme Institutionnel.
Edward Said traite également de l’orientalisme dans le sens plus restreint d’une tradition académique en développement dont la fonction principale est de « rechercher scientifiquement » l’Orient. Naturellement, cet Orientalisme Académique Culturel fait toutes les pieuses revendications habituelles concernant sa « quête désintéressée de la vérité » sur l’Orient, et ses efforts pour appliquer des méthodes scientifiques impartiales et des techniques objectives dans l’étude des peuples, cultures, religions et langues de l’Orient. L’essentiel du livre de Said est, sans surprise, consacré à l’Orientalisme Académique Culturel dans une tentative d’exposer les liens qui l’unissent à l’Orientalisme Institutionnel.
De cette manière, Said démolit les prétentions vertueuses de l’Orientalisme Académique Culturel à des traits tels que l’indépendance académique, le détachement scientifique, l’objectivité politique, etc. Il convient toutefois de préciser que l’auteur ne cherche à aucun moment à minimiser les véritables réalisations académiques, découvertes scientifiques et contributions créatives apportées par les orientalistes et l’orientalisme au fil des ans, particulièrement au niveau technique des accomplissements [2]. Sa préoccupation principale est de transmettre le message que l’image globale de l’Orient construite par l’Orientalisme Académique Culturel, du point de vue de ses propres réalisations techniques et contributions scientifiques dans le domaine, est imprégnée d’hypothèses racistes, d’intérêts mercenaires à peine camouflés, d’explications réductionnistes et de préjugés anti-humains. Il peut facilement être démontré que cette image, lorsqu’elle est correctement examinée, peut difficilement être le produit d’une investigation scientifique véritablement objective et d’une discipline académique détachée.
Critique de l’Orientalisme
L’un des aspects les plus vicieux de cette image, comme le souligne soigneusement Said, est la croyance profondément enracinée – partagée par l’Orientalisme Académique Culturel et Institutionnel – qu’il existe une différence ontologique fondamentale entre les natures essentielles de l’Orient et de l’Occident, au net avantage de ce dernier. Les sociétés, cultures, langues et mentalités occidentales sont supposées être essentiellement et intrinsèquement supérieures à celles de l’Orient. Selon les mots d’Edward Said, « l’essence de l’Orientalisme est la distinction indéracinable entre la supériorité occidentale et l’infériorité orientale... » [3]
Selon cette lecture de la thèse initiale de Said, l’Orientalisme (tant dans ses formes institutionnelles qu’académico-culturelles) peut difficilement être considéré comme ayant existé, en tant que phénomène structuré et mouvement organisé, avant l’essor, la consolidation et l’expansion de l’Europe bourgeoise moderne. En conséquence, l’auteur situe à un moment donné l’émergence de l’Orientalisme Académique à la Renaissance européenne [4]. Mais malheureusement, le styliste et le polémiste en Edward Said prend très souvent le pas sur le penseur systématique. En conséquence, il n’adhère pas de manière cohérente à l’approche ci-dessus, ni dans la datation du phénomène de l’Orientalisme, ni dans l’interprétation de ses origines historiques et de son ascension.
Dans un acte de projection historique rétrospective, nous trouvons Said retraçant les origines de l’Orientalisme jusqu’à Homère, Eschyle, Euripide et Dante [5]. En d’autres termes, l’Orientalisme n’est pas vraiment un phénomène complètement moderne, comme nous le pensions plus tôt, mais le produit naturel d’une tendance européenne ancienne et presque irrésistible à déformer les réalités d’autres cultures, peuples et leurs langues, en faveur de l’auto-affirmation, la domination et l’ascendance occidentales. Ici, l’auteur semble dire que « l’esprit européen », d’Homère à Karl Marx et A.H.R. Gibb, est intrinsèquement enclin à déformer toutes les réalités humaines autres que les siennes et pour le bien de sa propre grandeur.
Il me semble que cette manière d’interpréter les origines de l’Orientalisme ne fait que renforcer les catégories essentialistes d’« Orient » et d’« Occident », représentant la distinction indéracinable entre Est et Ouest, que le livre de Said est ostensiblement destiné à démolir. De même, cela confère à la distinction ontologique entre Europe et Asie, si caractéristique de l’Orientalisme, le type de crédibilité et de respectabilité normalement associé à la continuité, la persistance, l’omniprésence et les racines historiques lointaines. Cette sorte de crédibilité et de respectabilité est, bien sûr, déplacée et imméritée. Car l’Orientalisme, comme tant d’autres phénomènes et mouvements caractéristiquement européens modernes (notamment le nationalisme), est une création véritablement récente – le produit de l’histoire européenne moderne – cherchant à acquérir légitimité, crédibilité et soutien en revendiquant des racines anciennes et des origines classiques.
Certes, Homère, Euripide, Dante, Saint Thomas et toutes les autres autorités que l’on pourrait mentionner avaient les points de vue plus ou moins standardisés et déformés prévalant dans leur milieu concernant les autres cultures et peuples. Cependant, il est tout aussi certain que les deux formes d’Orientalisme ont construit leurs répertoires relativement modernes de sagesse conventionnelle systématique en faisant appel aux points de vue et aux préjugés de telles figures prestigieuses ainsi qu’en puisant dans les mythes anciens, les légendes, l’imagerie, le folklore et les simples préjugés. Bien que tout cela soit bien documenté (directement et indirectement) dans le livre de Said, son travail reste dominé par une conception unilinéaire de « l’Orientalisme » comme coulant en quelque sorte directement d’Homère à Grunebaum.
De plus, cette présentation unilinéaire, presque essentialiste, des origines et du développement de l’Orientalisme rend un grand désservice aux préoccupations vitales du livre de Said, à savoir préparer le terrain pour aborder la question difficile de « comment on peut étudier d’autres cultures et peuples dans une perspective libertaire ou non répressive et non manipulatrice », et pour éliminer, au nom d’une humanité commune, à la fois « Orient » et « Occident » en tant que catégories ontologiques et concepts classificatoires portant les marques de la supériorité et de l’infériorité raciales. Il me semble que, comme conséquence logique de la tendance de Said à voir les origines et le développement de l’Orientalisme en termes de constance unilinéaire, la tâche de combattre et de transcender ses catégories essentialistes, au nom de cette humanité commune, est rendue d’autant plus difficile.
La réalité brute et ses représentations
Un autre résultat important de cette approche porte sur l’interprétation de Said concernant la relation supposée exister entre l’Orientalisme Académique Culturel comme représentation et apprentissage discipliné d’une part, et l’Orientalisme Institutionnel comme mouvement expansionniste et force socio-économique d’autre part. En d’autres termes, lorsque Said s’appuie fortement sur sa conception unilinéaire de « l’Orientalisme », il produit une image qui dit que cet appareil culturel connu sous le nom d’« Orientalisme » est la véritable source de l’intérêt politique de l’Occident pour l’Orient, c’est-à-dire qu’il est la véritable source de l’Orientalisme Institutionnel moderne.
Ainsi, pour lui, l’intérêt politique européen et plus tard américain pour l’Orient a réellement été créé par le type de tradition culturelle occidentale connue sous le nom d’Orientalisme [6]. De plus, selon l’une de ses interprétations, l’Orientalisme est une distribution de la conscience que le monde est composé de deux moitiés inégales – Orient et Occident – dans des textes esthétiques, académiques, économiques, sociologiques, historiques et philosophiques. Cette conscience n’a pas seulement créé toute une série d’« intérêts » occidentaux (politiques, économiques, stratégiques, etc.) dans l’Orient, mais a également contribué à les maintenir [7]. Ainsi, pour Said, la relation entre l’Orientalisme Académique comme appareil culturel et l’Orientalisme Institutionnel comme intérêt économique et force politique est vue en termes d’une « transition absurde » d’une « simple appréhension textuelle, formulation ou définition de l’Orient à la mise en pratique de tout cela dans l’Orient... » [8].
Selon cette interprétation, la phrase de Said « l’Orientalisme a supplanté l’Orient » [9] ne pourrait signifier que l’Orientalisme Institutionnel qui a envahi et subjugué l’Est était réellement l’enfant légitime et le produit de cet autre type d’Orientalisme, si intrinsèque, semble-t-il, aux esprits, textes, esthétiques, représentations, traditions et imageries des Occidentaux depuis Homère, Eschyle et Euripide ! Pour comprendre correctement la subjugation de l’Est dans les temps modernes, Said nous renvoie constamment à des époques antérieures où l’Orient n’était rien de plus qu’une conscience, un mot, une représentation, un savoir pour l’Occident [10] :
« Ce que nous devons prendre en compte est un processus large et lent d’appropriation par lequel l’Europe, ou la conscience européenne de l’Orient, s’est transformée d’une forme textuelle et contemplative en une forme administrative, économique et même militaire. » [11]
Par conséquent, Edward Said voit « l’idée du Canal de Suez » beaucoup plus comme « la conclusion logique de la pensée et de l’effort orientalistes » [12] que comme le résultat des intérêts et rivalités impériaux franco-britanniques (bien qu’il n’ignore pas ces derniers).
On ne peut échapper à l’impression que pour Said, d’une certaine manière, l’émergence d’observateurs, administrateurs et envahisseurs de l’Orient tels que Napoléon, Cromer et Balfour a été rendue inévitable par « l’Orientalisme », et que les orientations politiques, carrières et ambitions de ces personnages sont mieux comprises en se référant à d’Herbelot et Dante qu’à des intérêts plus immédiatement pertinents et mondains. En conséquence, il n’est guère surprenant de voir Said, lorsqu’il aborde le rôle des Puissances européennes dans la détermination de l’histoire du Proche-Orient au début du XXe siècle, sélectionner pour une attention particulière le « cadre épistémologique particulier à travers lequel les Puissances voyaient l’Orient » [13], qui a été construit par la longue tradition de l’Orientalisme. Il affirme ensuite que les Puissances ont agi sur l’Orient de la manière dont elles l’ont fait en raison de ce cadre épistémologique particulier. Vraisemblablement, si la longue tradition de l’Orientalisme Académique Culturel avait façonné un cadre épistémologique moins particulier, plus sympathique et plus véridique, alors les Puissances auraient agi sur l’Orient de manière plus charitable et l’auraient vu sous un jour plus favorable !
La représentation de l’Islam par l’Occident
Lorsque Said pense et écrit selon ces lignes, il est difficile d’échapper à la forte impression que pour lui, les représentations, images, mots, métaphores, idiomes, styles, univers de discours, ambiances politiques, sensibilités culturelles, connaissances hautement médiées, vérités extrêmement raréfiées sont, sinon l’étoffe même de la réalité, du moins des substituts beaucoup plus importants et instructifs à la réalité brute elle-même.
Si l’Orientalisme Académique transmute la réalité de l’Orient en matière textuelle (comme il le dit à la page 86), alors il semblerait que Said sublime les réalités terrestres de l’interaction de l’Occident avec l’Orient en une matière éthérée de l’esprit. On détecte donc un fort biais anti-scientifique injustifié dans son livre. Ce fait ressort le plus clairement dans ses invectives constantes contre l’Orientalisme Académique Culturel pour avoir catégorisé, classifié, tabulé, codifié, indexé, schématisé, réduit, disséqué l’Orient (et donc pour avoir déformé sa réalité et défiguré son mode d’être particulier) comme si de telles opérations étaient en elles-mêmes mauvaises et impropres à la compréhension appropriée des sociétés humaines, des cultures, des langues, etc.
Pourtant, Said lui-même admet volontiers qu’il est impossible pour une culture, qu’elle soit orientale, occidentale ou sud-américaine, de saisir grand-chose de la réalité d’une autre culture étrangère sans recourir à la catégorisation, la classification, la schématisation et la réduction – avec les distorsions et les déformations qui accompagnent nécessairement ces opérations. Si, comme l’insiste Said, l’inconnu exotique et étranger est toujours appréhendé, domestiqué, assimilé et représenté en termes de ce qui est déjà familier, alors de telles distorsions et déformations deviennent inévitables. Pour Said :
« ...les cultures ont toujours été enclines à imposer des transformations complètes à d’autres cultures, recevant ces autres cultures non pas telles qu’elles sont mais comme, pour le bénéfice du récepteur, elles devraient être. » [14]
Il ne trouve même « rien de particulièrement controversé ou répréhensible » dans la domestication d’une culture exotique et étrangère selon les termes de référence d’une autre culture, car « de telles domestications de l’exotique se produisent entre toutes les cultures, certainement entre tous les hommes. » [15] En fait, Said élève cela au rang de principe général qui émane de « la nature de l’esprit humain » et qui régit invariablement la dynamique de la réception d’une culture par une autre. Ainsi, « toutes les cultures imposent des corrections à la réalité brute, la transformant d’objets flottant librement en unités de connaissance », car « il est parfaitement naturel pour l’esprit humain de résister à l’assaut sur lui de l’étrangeté non traitée ». [16]
En fait, à un moment donné, Said va jusqu’à nier entièrement la possibilité d’atteindre une « vérité objective » sur d’autres cultures, surtout si elles semblent exotiques, étrangères et étranges. Les seuls moyens de les approcher et de les recevoir sont ceux de la réduction, de la représentation et de la schématisation avec toutes les distorsions et falsifications que de telles opérations impliquent et imposent. Selon Said :
« ...la véritable question est de savoir s’il peut effectivement y avoir une véritable représentation de quoi que ce soit, ou si toutes les représentations, parce qu’elles sont des re-présentations, sont d’abord intégrées dans le langage puis dans la culture, les institutions et l’ambiance politique du représentant. Si la seconde alternative est la bonne (comme je le crois), alors nous devons être prêts à accepter le fait qu’une représentation est eo ipso impliquée, entrelacée, intégrée, entremêlée avec beaucoup d’autres choses en plus de la ’vérité’, qui est elle-même une représentation. » [17]
Si, comme l’auteur ne cesse de répéter (par voie de censure et de réprimande), l’Orient étudié par l’Orientalisme n’est rien de plus qu’une image et une représentation dans l’esprit et la culture de l’Occident (le représentant dans ce cas), alors il est également vrai que l’Occident, ce faisant, se comporte parfaitement naturellement et conformément à la règle générale – comme l’énonce Said lui-même – régissant la dynamique de la réception d’une culture par une autre.
En conséquence, l’Occident, en essayant de traiter (via son Orientalisme) la réalité brute de l’Orient, fait ce que toutes les cultures font dans ces circonstances, à savoir :
1. domestiquer l’étranger et le représenter à travers ses propres termes et cadres de référence familiers ;
2. imposer à l’Orient ces « transformations complètes » que Edward Said dit que les cultures sont enclines à effectuer les unes sur les autres afin de recevoir l’étrange, non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être, pour le bénéfice du récepteur ;
3. imposer à la réalité brute de l’Orient les corrections nécessaires pour la transformer « d’objets flottant librement en unités de connaissance » ;
4. suivre la tendance naturelle de l’esprit humain à résister « à l’assaut sur lui de l’étrangeté non traitée ».
L’un des exemples donnés par Said est particulièrement intéressant :
« La réception de l’Islam en Occident est un cas parfait à cet égard, et a été admirablement étudiée par Norman Daniel. Une contrainte agissant sur les penseurs chrétiens qui tentaient de comprendre l’Islam était de nature analogique ; puisque le Christ est la base de la foi chrétienne, il était supposé – tout à fait incorrectement – que Mahomet était à l’Islam ce que le Christ était au christianisme. D’où le nom polémique de ’mahométisme’ donné à l’Islam, et l’épithète automatique d’’imposteur’ appliquée à Mahomet. De ces conceptions et de nombreuses autres s’est formé un cercle qui n’a jamais été rompu par une extériorisation imaginative... Le concept chrétien de l’Islam était intégral et autosuffisant » ; l’Islam est devenu une image – le mot est de Daniel mais il me semble avoir des implications remarquables pour l’Orientalisme en général – dont la fonction n’était pas tant de représenter l’Islam en soi que de le représenter pour le chrétien médiéval." [18]
La signification de l’argument ci-dessus réside dans le fait que Said ne le pousse nulle part jusqu’à sa conclusion logique à la lumière de ce qu’il avait déclaré être généralement vrai concernant la dynamique réductrice de la réception d’une culture par une autre. Comme il le sait très bien, la réception du christianisme par l’Islam en Orient diffère peu du compte rendu ci-dessus. Pour faire valoir ce point, je présenterai l’essentiel du passage cité ci-dessus avec les modifications suivantes :
« Une contrainte agissant sur les penseurs musulmans qui tentaient de comprendre le christianisme était de nature analogique ; puisque Mahomet n’était rien de plus que le Messager de Dieu, il était supposé – tout à fait incorrectement – que le Christ était au christianisme ce que Mahomet était à l’Islam, à savoir un simple Messager de Dieu ou un prophète ordinaire. D’où les polémiques contre Son incarnation, sa filiation divine, sa divinité, sa crucifixion, sa résurrection, et l’épithète automatique de ’faussaires’ appliquée aux premiers gardiens des Saintes Écritures. De ces conceptions et de nombreuses autres s’est formé un cercle qui n’a jamais été rompu par une extériorisation imaginative... le concept musulman du christianisme était intégral et autosuffisant. » Le christianisme est devenu une image – le mot est de Daniel mais il me semble avoir des implications remarquables pour la façon dont une culture en reçoit une autre en général – dont la fonction n’était pas tant de représenter le christianisme en soi que de le représenter pour le musulman médiéval."
À la lumière de ces remarques critiques, il devrait devenir clair :
(a) pourquoi Said traite si durement les tentatives de Marx de comprendre et d’interpréter les sociétés orientales ;
(b) pourquoi il traite beaucoup plus favorablement la vision de l’Islam de Macdonald-Gibb ; et
(c) pourquoi il traite si charitablement et sympathiquement les extrapolations mystico-théosophiques engendrées par la marque d’Orientalisme de Massignon.
Said critique et expose la fausseté du genre d’assertions déclaratives faites par la variété d’Orientalisme de Macdonald-Gibb sur l’Islam et les musulmans. Il les attaque pour être abstraites, métaphysiques et fausses. Voici un échantillon de telles assertions :
1. « Il est clair, je pense, et admis que la conception de l’Invisible est beaucoup plus immédiate et réelle pour l’Oriental que pour les peuples occidentaux. »
2. « La différence essentielle dans l’esprit oriental n’est pas la crédulité quant aux choses invisibles, mais l’incapacité à construire un système quant aux choses visibles. »
3. « La différence chez l’Oriental n’est pas essentiellement la religiosité, mais l’absence du sens de la loi [19]. Pour lui, il n’y a pas d’ordre immuable de la nature. »
4. « Il est évident que tout est possible pour l’Oriental. Le surnaturel est si proche qu’il peut le toucher à tout moment. »
5. « Jusqu’à récemment, le citoyen musulman ordinaire et le cultivateur n’avaient pas d’intérêts ou de fonctions politiques, et pas de littérature facilement accessible excepté la littérature religieuse, n’avaient pas de festivals et pas de vie communautaire sauf en relation avec la religion, ne voyaient peu ou rien du monde extérieur sauf à travers des lunettes religieuses. Pour lui, en conséquence, la religion signifiait tout. » [20]
Le problème avec de telles affirmations ne réside pas seulement dans leur fausseté, leur caractère abstrait et métaphysique. Certainement, ni Macdonald ni Gibb n’étaient de simples victimes en faisant ces déclarations du « cadre épistémologique » construit par les traditions de l’Orientalisme, comme le suggère Said. En fait, on peut affirmer de manière convaincante que dans un certain sens très significatif :
1. il est vrai qu’en général l’Invisible est beaucoup plus immédiat et réel pour les citoyens ordinaires du Caire et de Damas qu’il ne l’est pour les habitants actuels de New York et Paris ;
2. il est vrai que la religion « signifie tout » pour la vie des paysans marocains d’une manière qui doit rester incompréhensible pour les agriculteurs américains d’aujourd’hui ;
3. il est vrai que l’idée d’un ordre légal indépendant et inviolable de la nature est à de nombreux égards beaucoup plus réelle, concrète et fermement établie dans l’esprit des étudiants de l’Université de Moscou qu’elle ne l’est dans l’esprit des étudiants de l’Université Al-Azhar (ou de toute autre université du monde musulman d’ailleurs).
Ce que Said ne parvient pas à mettre en évidence, c’est le fait que les affirmations de la marque d’Orientalisme de Macdonald-Gibb ne sont en réalité déclaratives que dans un sens très étroit. Elles se présentent comme des énoncés pleinement et véritablement déclaratifs de faits permanents uniquement pour dissimuler un ensemble de directives et d’instructions générales sur la façon dont les Occidentaux devraient aborder et traiter l’Orient et les Orientaux, ici et maintenant. Ces directives sont nécessairement de nature générale et nécessitent donc une variété de « définitions opérationnelles » pour les transformer en mesures pratiques utiles prises par un groupe aussi varié que les missionnaires occidentaux, enseignants, administrateurs, hommes d’affaires, officiers militaires, diplomates, experts en renseignement, politiciens, décideurs politiques, etc. Par exemple, ces personnes sont guidées par ces directives et instructions implicites pour tenir compte et tirer parti du fait que les croyances religieuses, les loyautés tribales, les explications théologiques et ainsi de suite jouent encore un rôle beaucoup plus décisif dans la vie des sociétés orientales contemporaines que dans les sociétés occidentales modernes.
La limitation même de la portée déclarative des affirmations de type Macdonald-Gibb trahit non seulement leur fonction pratique et leur pertinence immédiate pour les situations réelles, mais aussi le cadre d’esprit et de pensée profondément anhistorique dont elles émanent. Elles prétendent que l’Invisible a toujours été (et sera toujours) plus immédiat et réel pour les Orientaux que pour les peuples occidentaux passés, présents et futurs. De même, elles prétendent que l’idée d’un ordre légal indépendant de la nature a toujours été et sera pour toujours plus réelle, concrète et fermement établie dans l’esprit et la vie de l’Occidental qu’elle ne pourrait jamais l’être dans la conscience des êtres humains orientaux. Le simple fait historique qu’à une époque, disons avant l’éclatement de la chrétienté, l’Invisible était aussi immédiat et réel pour les Occidentaux, n’est pas autorisé à perturber la sérénité factuelle apparemment olympienne des pseudo-déclaratifs de Macdonald-Gibb.
Si l’on pouvait parler d’un héros en traitant d’un livre tel que l’Orientalisme, alors Massignon émerge comme le candidat le plus favorisé pour ce rôle. Cet orientaliste français imposant est loué pour avoir surpassé tous les autres dans la tâche presque impossible de comprendre véritablement et avec sympathie la culture, la religion et la mentalité musulmanes orientales. Grâce à son profond humanisme et sa compassion, Massignon, nous dit-on, a accompli l’exploit de s’identifier aux « forces vitales » qui informent la culture orientale et de saisir sa « dimension spirituelle » comme personne d’autre ne l’avait fait avant ou depuis lui en Occident [21].
Mais, en dernière analyse, l’identification présumée de Massignon avec les « forces vitales » et la « dimension spirituelle » de la culture orientale n’est-elle pas simplement une version personnalisée, idéalisée et réitérée de la représentation orientaliste classique d’un Orient « surévalué pour son panthéisme, sa spiritualité, sa longévité et sa primitivité » [22], une représentation que Said a démystifiée si magistralement ?
De plus, nous déduisons de la discussion sur le sens et l’importance du travail de Massignon qu’il n’a nulle part abandonné l’hypothèse cardinale (et le péché originel, selon Said) de tout l’Orientalisme, à savoir l’insistance sur la séparation essentialiste du monde en deux moitiés : un Orient et un Occident, chacun avec sa nature et ses traits intrinsèquement différents. Il est évident, alors, qu’avec Massignon, comme avec le travail de tout autre orientaliste attaqué par Said, Orient et Occident restent des catégories ontologiques fondamentales et des schémas classificatoires avec toutes leurs implications et applications qui en découlent.
Nous apprenons du livre de Said :
(a) que l’Orient de Massignon est complètement en accord avec le monde des Sept Dormants et des prières abrahamiques [23] ;
(b) que « ses efforts répétés pour comprendre et rendre compte du conflit palestinien, malgré tout leur profond humanisme, n’ont jamais vraiment dépassé la querelle entre Isaac et Ismaël » [24] ;
(c) que pour lui, l’essence de la différence entre l’Est et l’Ouest est entre la modernité et la tradition ancienne [25] ;
(d) que selon sa vision, l’Orient islamique est toujours spirituel, sémitique, tribaliste, radicalement monothéiste et non aryen [26] ;
(e) qu’il était largement sollicité comme expert des questions islamiques par les administrateurs coloniaux [27] ; et
(f) qu’il était convaincu que c’était l’obligation de la France de s’associer au désir des musulmans de défendre leur culture traditionnelle, la règle de leur vie dynastique et le patrimoine des croyants [28].
Maintenant, la question à laquelle je n’ai pas de réponse toute faite est : comment le critique contemporain le plus aigu et le plus polyvalent de l’Orientalisme peut-il louer si hautement un orientaliste qui souscrit manifestement à l’ensemble de l’appareil des dogmes discrédités de l’Orientalisme ?
Karl Marx et l’Orient
L’image qui émerge dans le livre de Said concernant l’attitude de Marx envers l’Est se présente plus ou moins comme suit [29] : À travers ses analyses de la domination britannique en Inde, Marx est arrivé à « la notion d’un système économique asiatique » (c’est-à-dire le fameux mode de production asiatique) qui a servi de fondement solide à une sorte de règle politique connue sous le nom de « despotisme oriental ». Au début, la destruction violente et la transformation de l’organisation sociale traditionnelle de l’Inde ont consterné Marx et l’ont choqué en tant qu’être humain et penseur. Son humanité était émue, et sa sympathie engagée, par les misères humaines et les souffrances qui accompagnaient un tel processus de transformation. À ce stade de son développement, Marx s’identifiait encore à l’Asie opprimée et ressentait une certaine fraternité avec ses masses misérables. Mais ensuite Marx est tombé sous l’emprise du savoir orientaliste, et le tableau a rapidement changé. Les étiquettes de l’Orientalisme, son vocabulaire, ses abstractions et ses définitions sont venues dominer son esprit et ses émotions.
Selon Said, Marx – qui initialement reconnaissait l’individualité de l’Asie – est devenu le prisonnier de ce formidable censeur créé par le vocabulaire, le savoir et la tradition de l’Orientalisme. Il cite ce qui est supposé être arrivé à la pensée de Marx comme un exemple de la façon dont « les engagements humains non-orientalistes sont dissous [et] ensuite usurpés par les généralisations orientalistes ». La sympathie initiale et l’élan de sentiment éprouvés par Marx ont disparu lorsqu’il a rencontré les définitions inébranlables construites par la science orientaliste et soutenues par la tradition orientale qui était censée lui correspondre. En bref, le cas de Marx montre comment « une expérience a été délogée par une définition de dictionnaire ». [30]
C’est ainsi que Said voit la métamorphose qui a conduit Marx à la vision (hautement contestable pour Said) selon laquelle la Grande-Bretagne rendait possible une véritable révolution sociale en Inde, en agissant comme l’outil inconscient de l’histoire pour réaliser cette révolution. Dans ce cas, la Grande-Bretagne est vue par Marx comme agissant simultanément comme une agence de destruction et de régénération en Asie. Said attribue sans ambiguïté cette vision mature de Marx à l’pseudo-savoir et aux fantaisies de l’Orientalisme sur l’Est, en particulier dans sa variante messianique et romantique du XIXe siècle. Pour lui, Marx ne fait pas exception à tous les Européens qui ont traité de l’Est en termes de catégorie fondamentale de l’Orientalisme, celle de l’inégalité entre l’Est et l’Ouest. De plus, il déclare catégoriquement que les analyses économiques de Marx sur l’Asie sont parfaitement adaptées à une entreprise orientaliste standard.
Je pense que ce compte rendu des vues et analyses de Marx sur des processus et situations historiques hautement complexes est une parodie. Sans doute, Marx, comme tout autre génie créatif, était grandement influencé par le savoir lexicographique, les définitions de dictionnaire, les abstractions, les représentations, les généralisations et les normes linguistiques prévalant à son époque et dans son milieu. Mais seule la fascination excessive de Said pour le verbal, le textuel et le linguistique pourrait le conduire à dépeindre l’esprit de Marx comme en quelque sorte usurpé et pris en charge (contre son meilleur jugement et ses sentiments plus nobles) par le vocabulaire, la lexicographie et les définitions de dictionnaire de la tradition orientaliste en Occident ! Avec Said, on se trouve parfois au bord de la régression dans la croyance en l’efficacité magique des mots.
La manière dont Marx analyse la domination britannique en Inde en termes d’outil inconscient de l’histoire – qui rend possible une véritable révolution sociale en détruisant l’ancienne Inde et en posant les fondements d’un nouvel ordre – ne peut être attribuée en aucune circonstance à l’usurpation de l’esprit de Marx par la phraséologie orientaliste conventionnelle. L’explication de Marx (indépendamment du fait qu’on soit d’accord ou non avec elle) témoigne de sa cohérence théorique en général, et de son réalisme aigu dans l’analyse de situations historiques spécifiques.
Cela est évident par le fait que Marx a toujours eu tendance à expliquer les processus historiques en termes d’agents sociaux, de luttes économiques, de mouvements politiques et de grandes personnalités qui jouaient simultanément le rôle de destructeurs et de créateurs. Ceux-ci étaient souvent présentés par lui sous l’apparence d’« outils inconscients » d’une histoire se déployant par étapes et parfois de manière inscrutable et imprévisible. Il n’y a rien de spécifique à l’Asie ou à l’Orient dans les interprétations théoriques générales de Marx sur le passé, le présent et l’avenir. Sur ce point, ses sources sont complètement « européennes » en référence et ne doivent rien au savoir orientaliste. Il suffit de rappeler ces passages vivants du Manifeste Communiste où Marx dépeint la bourgeoisie européenne moderne dans le double rôle de destructeur et de créateur : destructeur de la vieille Europe héritée, créateur de son présent libéral et annonciateur de son avenir prolétarien. Comme la classe capitaliste européenne, la domination britannique en Inde était son propre fossoyeur. Il n’y a rien de particulièrement « orientaliste » dans cette explication. De plus, l’appel de Marx à la révolution en Asie est plus historiquement réaliste et prometteur que tous les nobles sentiments qu’il aurait pu prodiguer sur des formations socio-économiques nécessairement vouées à disparaître.
Je citerai un autre exemple qui n’est lié ni à l’Orientalisme ni à l’Asie ou au domaine politique. Voici comment Marx décrivait le double rôle du capital usuraire dans la destruction de « la petite production paysanne et petite-bourgeoise » et dans la création de l’Europe industrielle moderne [31].
D’une part :
« [C]e capital usuraire appauvrit le mode de production, paralyse les forces productives au lieu de les développer... Il ne modifie pas le mode de production, mais s’y attache fermement comme un parasite et le rend misérable. Il suce son sang, l’énerve et contraint la reproduction à se poursuivre dans des conditions toujours plus pitoyables. D’où la haine populaire contre les usuriers... »
D’autre part :
« L’usure, par opposition à la consommation de richesse, est historiquement importante dans la mesure où elle est en elle-même un processus générant du capital... L’usure est un puissant levier dans le développement des conditions préalables au capital industriel dans la mesure où elle joue ce double rôle, premièrement, en construisant, en général, une richesse monétaire indépendante à côté de celle du marchand, et, deuxièmement, en s’appropriant les conditions du travail, c’est-à-dire en ruinant les propriétaires des anciennes conditions de travail. »
L’accusation de Said selon laquelle Marx souscrivait à l’idée orientaliste fondamentale de la supériorité de l’Ouest sur l’Est semble ne tirer sa plausibilité que de l’ambiguïté sous-jacente à sa propre discussion sur cette question.
Que l’Europe du XIXe siècle était supérieure à l’Asie et à une grande partie du reste du monde en termes de capacités productives, d’organisation sociale, d’ascendance historique, de puissance militaire et de développement scientifique et technologique est indiscutable en tant que fait historique contingent. L’Orientalisme, avec sa mentalité bourgeoise anhistorique, a fait de son mieux pour éterniser ce fait mutable, pour le transformer en une réalité permanente passée, présente et future. D’où l’ontologie essentialiste de l’Orientalisme sur l’Est et l’Ouest. Marx, comme tout le monde, connaissait la supériorité de l’Europe moderne sur l’Orient. Mais accuser un penseur radicalement historiciste comme Marx d’avoir transformé ce fait contingent en une réalité nécessaire pour tous les temps est simplement absurde. Le fait qu’il ait utilisé des termes liés ou dérivés de la tradition orientaliste ne le transforme pas en partisan de l’ontologie essentialiste de l’Est et de l’Ouest pas plus que son utilisation constante d’épithètes péjoratifs comme « nègre » et « juif » (pour décrire des ennemis, des ennemis de classe, des personnes méprisées, etc.) ne pourrait le transformer en raciste et antisémite systématique.
Sans doute, la vision messianique romantique typique faisait partie intégrante de l’historicisme de Marx. Mais Said se trompe grandement en attribuant cette vision à l’influence ultérieure de l’Orientalisme. Car l’aspect messianique et romantique de l’interprétation marxienne de l’histoire humaine était avec lui depuis le début, et il englobait l’Occident bien avant qu’il ne l’étende à l’Orient.
L’Orientalisme et la dépendance
Je voudrais terminer cette section de ma critique en attirant l’attention sur une vision plutôt curieuse et un passage énigmatique qui apparaissent vers la fin du livre de Said et juste après sa critique acérée des Programmes d’Études régionales contemporains qui sont venus remplacer les départements et disciplines traditionnels de l’Orientalisme dans les universités occidentales et particulièrement aux États-Unis d’Amérique. Said fait l’observation et le jugement suivants :
« Le Monde arabe aujourd’hui est un satellite intellectuel, politique et culturel des États-Unis. Ce n’est pas en soi quelque chose à déplorer ; la forme spécifique de la relation satellitaire, cependant, l’est. » [32]
Si je comprends correctement ce passage, Said trouve la dépendance intellectuelle, politique et culturelle du monde arabe vis-à-vis des États-Unis tout à fait acceptable ; ce qu’il déplore n’est que la manière dont cette dépendance se manifeste à présent.
Il y a fondamentalement deux points de vue à partir desquels nous pouvons examiner cette position. Le premier émane d’une interprétation « douce » et libérale du sens et des implications de la dépendance ; tandis que le second découle d’une compréhension « dure » et véritablement radicale de la nature et des conséquences de cette relation.
Selon l’interprétation « douce », Said semble :
(a) simplement prendre note du fait bien connu de la supériorité et de la suprématie des États-Unis vis-à-vis de ses satellites ; et
(b) espérer que, étant donné une plus grande compréhension et appréciation américaines des réalités du monde arabe, les aspects regrettables de la relation satellitaire peuvent être améliorés. Un tel développement améliorerait grandement les chances d’une plus grande maturité politique, d’indépendance culturelle et d’originalité intellectuelle dans le monde arabe. En d’autres termes, l’objectif n’est pas que le monde arabe se débarrasse totalement de sa dépendance, mais qu’il en modifie et améliore les circonstances, les termes et le modus operandi, dans le sens d’une relation plus véritablement égale et équilibrée. En conséquence, Said blâme les États-Unis – et non le satellite – pour une condition insatisfaisante et déplorable concernant « la forme spécifique de la relation satellitaire ». Plus précisément, il blâme les experts américains du Moyen-Orient qui conseillent les décideurs politiques car ni les uns ni les autres n’ont réussi à se libérer du système de fictions idéologiques créé par l’Orientalisme. Il avertit même ces experts et leurs maîtres que s’ils ne regardent pas le monde arabe de manière plus réaliste et n’essaient pas de le comprendre sans les abstractions et les constructions fantaisistes de l’Orientalisme, l’investissement de l’Amérique au Moyen-Orient n’aura pas de fondement solide sur lequel s’appuyer. Il dit :
« Le système de fictions idéologiques que j’ai appelé Orientalisme a des implications sérieuses non seulement parce qu’il est intellectuellement discrédité. Pour les États-Unis aujourd’hui sont lourdement investis au Moyen-Orient, plus lourdement que partout ailleurs sur terre : les experts du Moyen-Orient qui conseillent les décideurs politiques sont imprégnés d’Orientalisme presque jusqu’au dernier. La plupart de cet investissement, de manière appropriée, est construit sur des fondations de sable, puisque les experts instruisent la politique sur la base d’abstractions commercialisables telles que les élites politiques, la modernisation et la stabilité, dont la plupart ne sont simplement que les vieux stéréotypes orientalistes habillés en jargon politique, et dont la plupart se sont révélés complètement inadéquats pour décrire ce qui s’est passé récemment au Liban ou plus tôt dans la résistance populaire palestinienne à Israël. » [33]
Dans l’ensemble, la position de Said ici s’écarte peu de la sagesse conventionnelle des établissements libéraux de l’Occident en général et des États-Unis en particulier.
L’interprétation « dure » et radicale du sens et des conséquences de la dépendance a été développée et largement diffusée par des chercheurs et penseurs sociaux tels que Paul Baran, Andre Gunder Frank, Pierre Jalee, Claude Julien, Samir Amin et Arghiri Emmanuel. Selon leur analyse, la dépendance est structurellement incapable de générer quelque type de liens que ce soit, hormis ceux de l’exploitation intensifiée, du pillage et de la subjugation du satellite par le centre.
Selon ce point de vue, les réflexions vagues de Said sur le sujet ne peuvent que favoriser des illusions supplémentaires concernant la nature de la relation satellitaire et générer des attentes dangereusement fausses quant à ses implications et applications possibles. L’essence de l’illusion réside dans l’hypothèse périlleuse de Said selon laquelle les aspects et manifestations regrettables de la relation satellitaire peuvent être réformés et améliorés de manière satisfaisante au bénéfice ultime à la fois du monde arabe et du lourd investissement américain au Moyen-Orient. Car la vision radicale de la dépendance soutient que la relation satellitaire conduit au développement plus poussé du sous-développement déjà profond du satellite lui-même. D’où sa conclusion inévitable que le salut pour le monde arabe restera un objectif inatteignable jusqu’à ce que la relation de dépendance soit définitivement et sans ambiguïté brisée. De là découle également sa critique inévitable de Said pour avoir terminé son livre sur une note distinctement orientaliste classique :
1. en ne trouvant pas la relation satellitaire entre l’Est (le Moyen-Orient) et l’Ouest (l’Amérique) regrettable en tant que telle ;
2. en donnant de bons conseils aux décideurs politiques américains et à leurs experts du Moyen-Orient sur la façon de renforcer la base de leur investissement dans la région et sur la façon d’améliorer les conditions de « la relation satellitaire spécifique », en se débarrassant des fictions et illusions orientalistes trompeuses ; et
3. en oubliant que si les experts américains et leurs maîtres écoutaient son conseil, l’Orient trouverait un ennemi encore plus formidable dans l’impérialisme américain qu’il n’en a déjà.
DEUXIÈME PARTIE : L’ORIENTALISME INVERSÉ
L’une des réalisations les plus remarquables et intéressantes du livre de Said, comme mentionné précédemment, est sa mise à nu de la croyance persistante de l’Orientalisme qu’il existe une différence ontologique radicale entre les natures de l’Orient et de l’Occident – c’est-à-dire entre les natures essentielles des sociétés, cultures et peuples orientaux et occidentaux.
Cette différence ontologique entraîne immédiatement une différence épistémologique qui soutient que le type d’instruments conceptuels, de catégories scientifiques, de concepts sociologiques, de descriptions politiques et de distinctions idéologiques employés pour comprendre et traiter les sociétés occidentales reste, en principe, non pertinent et inapplicable aux sociétés orientales. Cette hypothèse épistémologique est résumée dans la déclaration de H.A.R. Gibb selon laquelle appliquer « la psychologie et la mécanique des institutions politiques occidentales aux situations asiatiques ou arabes relève du pur Walt Disney. » [34] Elle se manifeste également dans la croyance déclarée de Bernard Lewis que « le recours au langage de la gauche et de la droite, du progressisme et du conservatisme, et du reste de la terminologie occidentale... pour expliquer les phénomènes politiques musulmans est à peu près aussi précis et éclairant qu’un compte rendu d’un match de cricket par un correspondant de baseball. » [35]
En d’autres termes, les différences vastes et facilement discernables entre les sociétés et cultures islamiques d’une part, et européennes d’autre part, ne sont ni une question de processus complexes dans l’évolution historique de l’humanité ni une question de faits empiriques à reconnaître et à traiter en conséquence. Elles sont, en plus de tout cela, une question d’émanations d’une certaine essence culturelle, psychique ou raciale orientale (ou islamique) durable, selon le cas, portant des attributs fondamentaux immuables identifiables. Cette doctrine « orientaliste » anhistorique, anti-humaine et même anti-historique, je l’appellerai l’Orientalisme Ontologique.
À l’évidence, l’Orientalisme Ontologique est profondément idéologique et métaphysique dans les sens les plus péjoratifs de ces termes. De plus, Said n’a épargné aucun effort dans son livre pour exposer ce fait.
L’Orientalisme Ontologique est le fondement de l’image créée par l’Europe moderne de l’Orient. Comme l’a montré Said, cette image fait des révélations plus authentiques et instructives sur certains états de fait européens, particulièrement sur les projets expansionnistes et les desseins impériaux, qu’elle n’en fait sur son objet supposé. Mais néanmoins, cette image a laissé son empreinte profonde sur la conscience moderne et contemporaine que l’Orient a de lui-même. D’où l’important avertissement de Said aux sujets et victimes de l’Orientalisme contre les dangers et les tentations d’appliquer les structures, styles et biais ontologiques facilement disponibles de l’Orientalisme sur eux-mêmes et sur les autres.
Je voudrais soutenir que de telles applications non seulement ont eu lieu mais continuent à une échelle assez large. De plus, succomber aux tentations contre lesquelles Said a mis en garde engendre ce qu’on pourrait appeler l’Orientalisme inversé.
Dans ce qui suit, je discuterai cette affirmation en termes d’une instance spécifique de cet Orientalisme inversé, à savoir l’Orientalisme Ontologique Inversé, comme je propose de l’appeler.
Pour expliquer, je me référerai à deux exemples : le premier tiré du phénomène bien connu du nationalisme arabe séculier, le second du mouvement récent de renouveau islamique.
Le nationalisme arabe et l’Orientalisme inversé
Un homme éminent de pensée et de politique en Syrie a publié il y a environ deux ans une série d’articles dans lesquels il proposait d’étudier certains mots « fondamentaux » de la langue arabe comme moyen d’atteindre une « connaissance authentique » de certaines caractéristiques essentielles de la « mentalité arabe » primordiale sous-jacente à ces mots mêmes [36]. Après avoir noté que le mot pour « homme » en arabe (insān), implique « compagnie », « sociabilité », « amitié » et « familiarité » (anisa, uns, anīs, etc.), il a conclu triomphalement que la vision implicite tenue par « l’esprit arabe primordial » dit que l’homme a une tendance naturelle à vivre avec d’autres hommes, ou, comme il l’a lui-même expliqué, « l’esprit arabe primordial possède innément l’idée philosophique que l’homme est par nature un être social ». Notre auteur a ensuite fait la comparaison révélatrice suivante :
« La philosophie de Hobbes est basée sur son célèbre dicton selon lequel ’chaque homme est un loup pour les autres hommes’, tandis qu’au contraire, la philosophie intérieure implicite dans le mot insān prêche que ’chaque homme est un frère pour les autres hommes’. »
Je soutiens que ce morceau de prétendue analyse et comparaison contient, sous une forme hautement condensée, tout l’appareil d’abstractions métaphysiques et de mystifications idéologiques si caractéristique de l’Orientalisme Ontologique et si habilement et justement dénoncé dans le livre de Said. Le seul élément nouveau est le fait que l’ontologie essentialiste orientaliste a été inversée pour favoriser un peuple spécifique de l’Orient.
Il devrait être évident que l’une des caractéristiques significatives de l’Orientalisme Ontologique Inversé est l’obsession typiquement orientaliste pour la langue, les textes, la philologie et les sujets connexes. Il imite simplement les grands maîtres orientalistes – une pauvre imitation d’ailleurs – lorsqu’il cherche à dévoiler les secrets de « l’esprit », de la « psyché » ou du « caractère » arabe primordial à travers et dans les mots. En d’autres termes, il a adopté docilement et sans critique ce que Said a appelé péjorativement l’attitude « textuelle » [37] envers la réalité. Dans l’exemple de prétendue analyse et comparaison que j’ai cité ci-dessus, on peut facilement voir le caractère pangalossien et même donquichottesque de la tentative de capturer quelque chose d’un phénomène historique aussi complexe que la vie culturelle, mentale et psychique des Arabes, passée et présente, en appliquant littéralement ce qui a été appris des livres orientalistes et des analyses philologiques.
Cet Orientalisme inversé pèche doublement car il tente de capturer l’essence de « l’esprit arabe » en apprenant à analyser les mots et les textes arabes à partir des mots et des textes des maîtres orientalistes. Comme une œuvre d’art platonicienne, son attitude textuelle devient deux fois éloignée de la réalité originelle.
Ainsi l’Orientalisme inversé nous présente des variations sur le thème raciste de Renan tel qu’il découle de ses analyses philologiques et spéculations linguistiques. Mais l’élément nouveau est la conclusion de l’Orientalisme inversé selon laquelle les études philologiques et linguistiques comparatives prouvent la supériorité ontologique de l’esprit oriental (« l’esprit arabe » dans ce cas) sur l’esprit occidental. Car, n’avons-nous pas montré que l’idée sublime de la « fraternité des hommes » est innée et originelle à « l’esprit arabe primordial », tandis que l’idée basse de Hobbes de « la guerre de tous contre tous » est innée et originelle à « l’esprit européen primordial » ?
À la manière orientaliste classique, l’essence de « l’esprit arabe » est explorée par un penseur arabe uniquement à travers le langage et dans un isolement hermétique de telles intrusions indésirables que les infrastructures socio-économiques, la politique, le changement historique, les conflits de classe, les révolutions et ainsi de suite. Cet « esprit », cette « psyché » ou cette « essence » arabe primordiale est supposée révéler sa puissance, son génie et ses caractéristiques distinctives à travers le flux des événements historiques et les accidents du temps, sans que ni l’histoire ni le temps ne mordent jamais sur sa nature intrinsèque.
Inversement, la série d’événements, de circonstances et d’accidents formant l’histoire d’un peuple comme les Arabes ne peut jamais être véritablement comprise de ce point de vue, sans réduction, à travers une série de médiations et d’étapes, aux manifestations primaires de la nature originelle immuable de « l’esprit », de la « psyché » ou de « l’essence » arabe.
Je citerai ici un autre exemple. Said souligne correctement que :
« La valeur exagérée accordée à l’arabe en tant que langue permet à l’orientaliste de faire de la langue l’équivalent de l’esprit, de la société, de l’histoire et de la nature. Pour l’orientaliste, la langue parle l’Arabe oriental, et non l’inverse. » [38]
L’Orientalisme inversé suit le mouvement – non seulement fidèlement mais aussi plus imprudemment et grossièrement. Ainsi, un autre auteur syrien a écrit ce qui suit sur le statut unique de la langue arabe et les merveilles qu’elle révèle sur la « primitivité » de l’Arabe et de sa langue :
« Après avoir étudié les caractéristiques vocales de chaque lettre de la langue arabe, j’ai procédé à l’application de leurs connotations émotionnelles et sensorielles aux significations des mots commençant par ces lettres, ou parfois se terminant par elles, au moyen de tableaux statistiques tirés des dictionnaires de la langue arabe. Après avoir soigneusement examiné les résultats merveilleux produits par cette étude, il m’est apparu que l’originalité de la langue arabe transcende les limites des potentialités humaines. J’ai pensé alors qu’aucune explication logique et raisonnable de ce miracle d’une langue ne peut être fournie sauf en termes de catégorie de la primitivité de l’Arabe et de sa langue. » [39]
À la manière parfaitement renanienne, cette notion de primitivité de l’Arabe et de sa langue est faite pour définir un type humain primaire avec ses traits essentialistes inimitables dont découlent nécessairement des formes de comportement plus spécifiques. Ceci est exprimé très explicitement et grossièrement – donc avec candeur et honnêteté – par encore un autre idéologue syrien de la manière suivante : « L’essence de la nation arabe jouit de certaines caractéristiques absolues et essentielles qui sont : le théisme, le spiritualisme, l’idéalisme, l’humanisme et le civilisationnisme. » [40]
Sans surprise, il s’ensuit que cette essence absolue de la nation arabe est aussi le porteur implicite d’une mission civilisatrice affectant le monde entier. Étant donné le déclin de l’Occident à la fin du vingtième siècle, l’Orient est supposé s’élever sous la direction de la nation arabe et sous la bannière de sa mission civilisatrice pour guider l’humanité hors de l’état de décadence auquel le leadership occidental l’a amenée.
Car « l’essence occidentale » a produit des signes indéniables de décadence tels que : « le mécanisme, le darwinisme, le freudisme, le marxisme, le malthusianisme, le sécularisme, le réalisme, le positivisme, l’existentialisme, le phénoménalisme, le pragmatisme, le machiavélisme, le libéralisme et l’impérialisme », qui sont tous des doctrines mondaines manifestant « une essence purement matérialiste. » [41]
En contraste, « L’univers humain » (c’est-à-dire l’homme, l’humanité, le monde, la vie, la civilisation) attend aujourd’hui sa rencontre désignée avec « la nation portant cette mission et choisie pour le conduire hors de son impasse ». De plus : « Peu importe à quel point la condition de la nation arabe peut être tragique à présent, il n’y a pas l’ombre d’un doute que cette nation seule est la promise et l’attendue, car elle seule a acquis parfaitement, il y a des siècles, tous les constituants, caractéristiques et traits idéaux d’une nation. En conséquence, elle en est venue à posséder, d’une manière uniquement profondément enracinée, tous les divers traits, excellences et vertus humains idéaux qui la rendent capable et méritante d’accomplir la noble mission pour laquelle elle a été choisie... » [42]
Je me tourne maintenant vers le second exemple illustrant ce qui a été défini comme l’Orientalisme Ontologique Inversé.
Le renouveau islamique et l’Orientalisme inversé
Sous l’impact du processus révolutionnaire iranien, une ligne révisionniste arabe de pensée politique a fait surface. Ses protagonistes éminents sont issus, principalement, des rangs de la gauche : anciens radicaux, ex-communistes, marxistes non orthodoxes et nationalistes désenchantés d’une sorte ou d’une autre. Cette ligne politique nébuleuse a trouvé un écho enthousiaste parmi un certain nombre d’intellectuels et d’écrivains arabes distingués, tels que le poète Adonis, le penseur progressiste Anwar ’Abd al Malek et le jeune et talentueux critique libanais Ilias Khoury. J’ajouterais également que ses partisans se sont révélés assez prolifiques, utilisant divers forums au Liban et en Europe occidentale pour faire connaître leurs vues, analyses et idées au public lecteur. Leur thèse centrale peut être résumée comme suit : Le salut national si ardemment recherché par les Arabes depuis l’occupation napoléonienne de l’Égypte ne se trouve ni dans le nationalisme séculier (qu’il soit radical, conservateur ou libéral) ni dans le communisme révolutionnaire, le socialisme ou quoi que ce soit d’autre, mais dans un retour à l’authenticité de ce qu’ils appellent « l’Islam politique populaire ». Pour des raisons de distinction, je me référerai à cette nouvelle approche comme la tendance islamanique.
Je ne souhaite pas contester la thèse ci-dessus des Islamaniques dans cette présentation. Au lieu de cela, je voudrais souligner que les analyses, croyances et idées produites par la tendance islamanique pour défendre sa thèse centrale reproduisent simplement tout l’appareil discrédité de la doctrine orientaliste classique concernant la différence entre l’Est et l’Ouest, l’Islam et l’Europe. Cette réitération se produit tant au niveau ontologique qu’épistémologique, seulement inversée pour favoriser l’Islam et l’Est dans ses jugements de valeur implicites et explicites.
Une caractéristique marquante dans la littérature politique produite par la tendance islamanique est son insistance à remplacer l’opposition familière de la libération nationale contre la domination impérialiste par l’opposition plus réactionnaire de l’Est contre l’Ouest [43]. Dans l’Ouest, le processus historique peut être mû par les intérêts économiques, les luttes de classes et les forces sociopolitiques. Mais dans l’Est, le « moteur premier » de l’histoire est l’Islam, selon une déclaration récente d’Adonis [44].
Adonis s’explique en admettant ouvertement que dans l’étude de la société arabe et de ses luttes internes :
« J’ai attribué la primauté au facteur idéologico-religieux parce que dans la société arabe, qui est construite complètement sur la base de la religion, les modes et moyens de production ne se sont pas développés d’une manière conduisant à l’émergence de la conscience de classe. Le facteur religieux reste son moteur premier. Par conséquent, son mouvement ne peut être expliqué au moyen de catégories telles que classe, conscience de classe, économie, et encore moins économisme. Cela signifie que la lutte au sein de la société arabe a été principalement de nature idéologico-religieuse. » [45]
La conclusion radicale d’Adonis est, naturellement, de « se débarrasser de la lutte des classes, du pétrole et de l’économie, » [46] afin d’arriver à une compréhension appropriée des dynamiques sociales orientales (musulmanes, arabes, iraniennes).
En d’autres termes : les idées, les croyances, les systèmes philosophiques et les superstructures idéologiques sont suffisants pour expliquer les « lois du mouvement » des sociétés et cultures orientales.
Ainsi, un Islamanique enthousiaste a annoncé que « la Révolution iranienne nous révèle avec la plus grande emphase... que les lois de l’évolution, de la lutte et de l’unité dans nos pays et en Orient sont autres et différentes de celles de l’Europe et de l’Occident. » [47] Un troisième Islamanique nous a assuré que « tout cela permet à Khomeini de traduire ses simples idées islamiques en un séisme socio-politique que les systèmes théoriques/philosophiques les plus parfaits et sophistiqués n’ont pas réussi à déclencher. » [48] En conséquence, le dernier conseil des Islamaniques à la Gauche arabe est de réorganiser leurs priorités de manière à les mettre sur la tête : « donner une importance ultime aux facteurs culturels et idéologiques qui meuvent les masses et procéder à la reformulation des vérités scientifiques, économiques et sociales sur cette base ». [49]
Selon un Orientaliste tel que H.A.R. Gibb (et d’autres), cette totalité islamique stable, unique et identique à elle-même régule le fonctionnement détaillé de tous les phénomènes humains, culturels, sociaux et économiques qui lui sont subordonnés. De plus, sa cohérence, sa placidité et sa force intérieure sont principalement menacées par des intrusions étrangères telles que les luttes de classes, les intérêts économiques, les mouvements nationalistes séculiers, les idées démocratiques, les intellectuels « occidentalisés », les partis communistes, etc. Ainsi, il n’est guère surprenant de voir Adonis faire deux choses :
Premièrement, s’opposer au « nationalisme, sécularisme, socialisme, marxisme, communisme et capitalisme » [50] à la manière de Gibb et al., en raison de la source occidentale de ces idées et de leur influence corrosive sur les structures internes de l’Islam qui le maintiennent oriental. [51]
Deuxièmement, interpréter la Révolution iranienne en termes d’une formule simple et emphatique : « l’Islam est simplement l’Islam », « indépendamment et en dépit de la politique, de la lutte des classes, du pétrole et de l’économie. » Ici, Adonis présente comme sagesse ultime la tautologie stérile de l’Orientalisme Ontologique, si bien mise en évidence dans la critique de Said : « L’Orient est l’Orient » ; « l’Islam est l’Islam » ; et, suivant les traces illustres d’Orientalistes Ontologiques tels que Renan, Macdonald, Von Grunebaum et Bernard Lewis, Adonis et les autres Islamaniques imaginent qu’ils peuvent comprendre son essence en isolation de l’économie, de la sociologie, du pétrole et de la politique des peuples islamiques.
En conséquence, ils sont soucieux d’assurer le statut ontologique orientaliste de l’Islam non seulement comme le « moteur premier » de l’histoire islamique, mais aussi comme l’alpha et l’oméga de « l’Orient islamique ». Dans le monde islamique, rien ne compte vraiment sauf l’Islam.
Il est à noter que la métaphore favorite des Islamaniques est tirée du mouvement fondamentalement fixe, non progressif, non innovant et cyclique des océans. L’Islam, disent-ils, est une fois de plus en marée haute après le reflux des générations et même des siècles passés. Je soutiens que cette vision islamanique de l’Islam est, dans son essence et à la lumière de ses conséquences logiques, non différente des prédications métaphysiques de l’Orientalisme Ontologique. En d’autres termes, l’Islam est présenté devant nous de la même manière que H.A.R. Gibb le voyait, comme une totalité orientale monolithique unique, irréductiblement distincte dans sa nature essentielle de l’Europe, de l’Occident et du reste de l’humanité.
Ainsi, à la manière orientaliste classique (inversée, cependant), Adonis affirme avec condescendance que la caractéristique particulière de l’essence occidentale est « le technologisme et non l’originalité ». Il procède ensuite à l’énumération des principales caractéristiques distinguant la pensée occidentale en raison de ce trait inhérent. Selon lui, celles-ci sont : le système, l’ordre, la méthode et la symétrie. D’autre part, « la particularité de l’Orient », pour lui, « réside dans l’originalité » et c’est pourquoi sa nature ne peut être saisie qu’à travers « le prophétique, le visionnaire, le magique, le miraculeux, l’infini, l’intérieur, l’au-delà, le fantaisiste, l’extatique », etc. [52]
En conséquence, il ne devrait pas être surprenant si les luttes et sacrifices révolutionnaires du peuple iranien ne représentent, aux yeux des Islamaniques, rien de plus qu’un « retour de l’Islam » (la métaphore de la marée haute) ou une manifestation de l’opposition innée islamique aux peuples et influences non-islamiques (la contradiction Est-Ouest) comme Bernard Lewis voudrait nous le faire croire [53]. De même, les Islamaniques sembleraient être en plein accord avec la conclusion de Morroe Berger selon laquelle « pour l’Islam moderne, ni le capitalisme ni le socialisme ne sont une rubrique adéquate. » [54]
Mais pourquoi ? La raison, comme l’a souligné Said, est que selon l’Orientalisme Ontologique (tant dans ses versions inversée qu’originale), il n’a vraiment aucun sens de parler d’Islam classique, médiéval ou moderne ; parce que l’Islam est toujours l’Islam. L’Islam peut se retirer, revenir, être en reflux ou en marée haute, mais pas beaucoup plus que cela. Et puisque ce qu’on appelle « l’Islam Moderne », selon l’Orientalisme Ontologique Inversé, n’est en réalité rien de plus qu’une version réaffirmée du vieil Islam, Adonis ne trouve aucune gêne à conseiller la révolution iranienne sur ses problèmes présents et futurs dans le jargon archaïque et théologique suivant :
« Il est évident que la politique de la prophétie a posé les fondements d’une nouvelle vie et d’un nouvel ordre. Il est également évident que la politique de l’imāmate ou wilāya est une orientation correcte par la politique de la prophétie, ou plutôt elle est la même que la politique de la prophétie par inspiration et sans identification complète. Car, chaque imāmate ou wilāya appartient à une époque particulière, et chaque époque a ses problèmes particuliers. Ainsi, l’importance de la politique de l’imāmate et même sa légitimité résident dans la mesure où elle est capable d’ijtihād pour comprendre le changement des modes et les réalités nouvellement apparues sous l’orientation correcte de la politique de la prophétie. » [55]
De même, n’est-ce pas ce type de logique orientaliste conservatrice qui sous-tend le récent débat iranien sur la question de savoir si la « République islamique » peut être décrite comme démocratique ? La ligne islamique officielle, qui a prévalu, a soutenu que « l’Islam » ne peut accepter aucun qualificatif supplémentaire puisqu’il ne peut être que l’Islam. En d’autres termes, tout comme il n’a aucun sens de parler d’Islam classique, médiéval ou moderne - considérant que l’Islam est toujours l’Islam - de même, il n’a aucun sens de parler d’une république islamique étant démocratique, considérant que la république islamique est toujours islamique et ne peut être rien d’autre. D’où la déclaration de Khomeini dans l’une de ses nombreuses interviews à propos de la république islamique : « Le terme Islam n’a besoin d’aucun adjectif, tel que démocratique, pour lui être attribué... Le terme Islam est parfait, et devoir mettre un autre mot juste à côté est, en effet, une source de tristesse. » [56]
L’Orientalisme Ontologique Inversé est, en fin de compte, non moins réactionnaire, mystificateur, anhistorique et anti-humain que l’Orientalisme Ontologique proprement dit.
Sadik Jalal al-’Azm
Beyrouth, Automne 1980
Sadiq Jalal al-Azm
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