La note de bas de page N°379 d’une recherche minutieuse que l’historien Lee Mordechaï a réalisé contient un lien vers un clip vidéo. Le document filmé montre un gros chien qui ronge quelque chose dans des buissons. « Hé hé, il a pris le terroriste, le terroriste est parti – parti dans les deux sens » dit le soldat qui a filmé le chien mangeant un cadavre. Après quelques secondes, le soldat lève la caméra et ajoute : « Mais quelle belle vue, un coucher de soleil splendide. Un soleil rouge brille sur la bande de Gaza”. Vraiment, un magnifique coucher de soleil.
Le rapport que le Dr. Mordechaï a rassemblé en ligne – “Porter témoignage de la guerre Israël-Gaza ” – constitue la documentation la plus méthodique et détaillée des crimes de guerre qu’Israël perpétue à Gaza. C’est un réquisitoire surprenant comportant des milliers d’entrées en lien avec la guerre, avec les actes du gouvernement, avec les médias, avec les forces de défense israéliennes et avec la société israélienne en général. La traduction anglaise de la septième et dernière version du texte à ce jour, est de 124 pages et contient plus de 1 400 notes renvoyant à des milliers de sources, dont des rapports de témoins, des vidéos, des matériaux d’enquête, des articles et des photos.
Par exemple, il y a des liens vers des textes et d’autres sortes de témoignages décrivant des attaques attribuées à des soldats israéliens vus en train de « tirer sur des civils portant des drapeaux blancs, d’abuser des civils, des captifs et des cadavres, endommageant ou détruisant joyeusement des maisons, diverses structures et institutions, des sites religieux, et pillant des biens personnels, ainsi que tirant au hasard avec leur arme, tirant sur des animaux, détruisant des propriétés privées, brûlant des livres dans des bibliothèques, défigurant des symboles palestiniens et islamiques (dont des Corans et transformant des mosquées en salles de repas) ».
Un lien amène des lecteurs à la vidéo d’un soldat agitant à Gaza un grand panneau pris dans la boutique d’un barbier dans la ville de Yehud, dans le centre d’Israël, des corps éparpillés autour de lui. D’autres liens renvoient à des films de soldats déployés à Gaza lisant le Livre d’Esther, comme il est de coutume lors de la fête de Pourim mais, à chaque fois que le nom du méchant Haman est prononcé, au lieu de simplement secouer les traditionnelles crécelles, ils envoient un obus de mortier. Un soldat est vu en train de forcer des prisonniers ligotés et yeux bandés à envoyer des salutations à sa famille et à dire qu’ils veulent être ses esclaves. Des soldats sont photographiés tenant des paquets d’argent, butin pris dans des maisons d’habitants de Gaza. Un bulldozer de l’armée est vu en train de détruire un gros tas de paquets de nourriture d’une agence d’aide humanitaire. Un soldat chante la comptine enfantine « L’an prochain on brûle l’école » – tandis qu’on voit une école en flammes à l’arrière-plan. Et il y a quantité de clips de soldats posant en sous-vêtements de femmes qu’ils ont pillés.
La note de bas de page n° 379 se trouve dans une sous-section intitulée « Déshumanisation dans l’armée israélienne » inclue dans le chapitre dont le titre est « Le discours israélien et la déshumanisation des Palestiniens ». Il contient des centaines d’exemples du comportement cruel de la société israélienne et des institutions étatiques vis-à-vis de la souffrance des habitants de Gaza – depuis un premier ministre qui parle d’Amalek, jusqu’au chiffre de 18 000 appels d’Israéliens sur les réseaux sociaux pour raser la bande de Gaza, et aux médecins israéliens qui clament leur soutien au bombardement des hôpitaux de Gaza, au stand-up d’un comique blaguant sur la mort des Palestiniens. Il inclut aussi un chœur d’enfants chantant gentiment « D’ici un an, nous détruirons tout le monde, puis nous retournerons cultiver nos champs » sur la mélodie du célèbre chant de l’époque de la guerre d’indépendance « Shir Hare-ut » (chant de camaraderie).
Les liens contenus dans “Porter témoignage de la guerre Israël-Gaza » conduisent aussi à des images de corps éparpillés dans toutes sortes de positions ; de gens écrasé sous les décombres ; de flaques de sang ; et de pleurs de gens qui ont perdu toute leur famille en un instant. Des éléments attestent du meurtre de personnes handicapées, d’humiliation et d’agressions sexuelles, de l’incendie de maisons, de la mise en état d’inanition forcée, de tirs au hasard, d’abus sur des cadavres et bien plus encore.
Même si chaque témoignage ne peut être corroboré, l’image qui en ressort est celle d’une armée qui, au mieux, a perdu le contrôle de nombreuses unités, dont les soldats ont agi selon tout ce qui leur passait par la tête, et au pire une armée qui a permis à ses troupes de commettre les crimes de guerre les plus atroces qu’on puisse imaginer.
Mordechaï cite des preuves de l’impasse dans laquelle la guerre a forcé les Gazaouis. Un médecin amputant la jambe de sa nièce sur une table de cuisine, sans anesthésie, avec un couteau de cuisine. Des gens mangeant de la chair de cheval et de l’herbe ou buvant de l’eau de mer pour lutter contre la faim. Des femmes obligées d’accoucher dans une salle de classe surpeuplée. Des médecins démunis, regardant des blessés mourir parce il n’y a pas moyen de les aider. Des femmes affamées poussées dans une file chaotique devant une boulangerie ; selon le rapport, deux filles de 13 et 17 ans et une femme de 50 ans ont été écrasées et tuées dans cet incident.
Dans les camps de personnes déplacées de la bande de Gaza en janvier, selon « Porter témoignage », il y avait en moyenne une cabine de toilette pour 220 personnes et une douche pour 4 500. Un nombre significatif de médecins et d’organismes de santé ont rapporté que des maladies infectieuses et des problèmes de peau se répandaient parmi un grand nombre de Gazaouis.
Le quartier de Shujaiyeh de Gaza City, le 7 octobre 2024. Il n’est pas nécessaire que ce soient des camps de la mort pour que ce soit considéré comme un génocide. Crédit photo : Omar El Qattaa/AFP
De plus en plus d’enfants
Lee Mordechaï, âgé de 42 ans, ancien officier du Corps de Combat du Génie de l’armée israélienne, est actuellement maître de conférences en histoire à l’Université Hébraïque de Jérusalem ; son expertise porte sur les désastres humains et naturels et sur les périodes de l’antiquité et du Moyen-Âge. Il a écrit sur la peste du temps de Justinien au 6è siècle et sur l’hiver volcanique qui a frappé l’hémisphère nord en 536 de notre ère. Il a approché le sujet du désastre à Gaza dans une démarche académique-historienne, en prose sèche et avec peu d’adjectifs, utilisant la plus grande diversité possible de sources primaires ; son écriture est dénuée d’interprétation et ouverte à réexamen et révision. Ce qui est précisément la raison pour laquelle ce qui se reflète dans son texte est tellement effroyable.
« J’ai senti que je ne pouvais pas continuer dans ma bulle, qu’il s’agit d’offenses capitales et que ce qu’il se passe est juste trop vaste et en contradiction avec les valeurs dans lesquelles j’ai été élevé ici » dit Mordechaï. « Je ne vais pas me confronter à des gens ou polémiquer. J’ai écrit ce document pour qu’il existe. Donc il y en a encore pour six mois, un an, cinq ans ou 10 ou 100 – des gens seront en mesure de faire retour et de voir que c’était ce qui était connu, c’est ce qu’il était possible de savoir, dès janvier dernier ou mars et que ceux d’entre nous qui ne savaient pas ont choisi de ne pas savoir.
« Mon rôle en tant qu’historien », continue-t-il, « est de donner une voix à ceux qui ne peuvent pas faire entendre la leur propre, que ce soient des eunuques du 11è siècle ou des enfants de Gaza. Je choisi délibérément de ne pas faire appel aux émotions des gens et je n’utilise pas de mots pouvant être polémiques ou peu clairs. Je ne parle pas de terroristes ou de sionisme ou d’antisémitisme. J’essaie d’utiliser un langage aussi froid et sec que possible et de m’en tenir aux faits tels que je les comprends ».
Mordechaï était en congé sabbatique à Princeton lorsque la guerre a éclaté. À son réveil, le 7 octobre, il était déjà midi en Israël. Les heures passant, il réalisa que ce que le public en Israël voyait ne correspondait pas à la réalité. Cette compréhension venait d’un système alternatif de réception d’information qu’il s’était construit plusieurs années plus tôt.
“En 2024, lors de l’opération Protective Edge (à Gaza), je revenais de mes études doctorales aux États-Unis et j’avais conduit une recherche dans les Balkans. J’ai senti qu’il n’y avait pas de discours ouvert en Israël ; tout le monde disait la même chose. Aussi ai-je fait un effort conscient pour accéder à des sources d’information alternatives (basées sur) des médias étrangers, des blogs, des réseaux sociaux. C’est semblable à mon travail d’historien, à la recherche de sources primaires. Aussi me suis-je créé une sorte de système de façon à comprendre ce qu’il se passait dans le monde. Le 7 octobre, j’ai activé ce système et j’ai réalisé assez vite que le public en Israël avait un retard de plusieurs heures – Ynet publiait un bulletin sur la possibilité que des otages aient été pris alors que j’avais déjà vu des clips de captures. Cela crée une dissonance entre ce qui est dit sur la réalité de la situation et la véritable réalité, ce sentiment s’accroît ».
Le rapport contient plus de 1 400 notes renvoyant à des milliers de sources. Il détaille des cas de soldats israéliens tirant sur des civils qui portent des drapeaux blancs, qui abusent des individus, des prisonniers et des cadavres, faisant feu au hasard, détruisant joyeusement des maisons, brûlant des livres et défigurant des symboles islamiques.
La disparité entre ce que Mordechaï a découvert et l’information apparue à la fois dans les médias israéliens et étrangers n’a fait qu’augmenter. « L’histoire la plus en vue au début de la guerre était celle de 40 bébés israéliens décapités le 7 octobre. Cette histoire a généré une foule de titres dans les médias internationaux mais si on la compare avec la liste des tués (du bulletin officiel des Assurances Nationales), on réalise très vite que cela ne s’est pas produit » .
Mordechaï a commencé à suivre les reportages de Gaza sur les réseaux sociaux et sur les médias internationaux. « Dès le début, j’ai reçu un flot d’images de destruction et de souffrance et on se rend compte qu’il y a deux mondes distincts qui ne se parlent pas l’un à l’autre. Il m’a fallu quelques mois pour me figurer quel était mon rôle. En décembre, l’Afrique du Sud a présenté son accusation officielle de génocide contre Israël, en 84 pages détaillées, avec de nombreuses références à des sources pouvant être vérifiées.
« Je ne pense pas que tout doive être accepté comme une évidence » ajoute-t-il, « mais il faut en débattre, voir sur quoi c’est fondé et considérer quelles en sont les implications. Au début de la guerre j’ai voulu retourner en Israël pour être volontaire dans une sorte de d’organisation de la société civile, mais pour des raisons familiales je n’ai pas pu. J’ai décidé d’utiliser mon temps libre de l’année sabbatique à Princeton pour éclairer le public en Israël qui ne consulte que des médias locaux ».
Il a publié la première version de « Porter témoignage », sur huit pages, le 9 janvier. Le nombre des tués dans la bande de Gaza, selon le ministère de la santé de Gaza, officiellement connu sous le nom de ministère palestinien de la santé, s’élevait alors à 23 210. « Je ne pense pas que quoi que ce soit écrit ici conduise à un changement de politique ni ne convainque beaucoup de gens » a-t-il écrit au début de ce document. J’écris cela publiquement plutôt comme historien et citoyen israélien, pour rappeler ma position personnelle concernant l’horrible situation actuelle à Gaza, tandis que les événements se déroulent. J’écris en tant qu’individu, en partie à cause de la déception face au silence général à ce sujet de la part de nombre d’institutions universitaires, en particulier celles qui sont bien placées pour faire des commentaires, même si quelques-uns de mes collègues se sont courageusement exprimés ».
Depuis, Mordechaï a passé des centaines d’heures à collecter des informations et à écrire, en continuant à actualiser le document qui apparaît sur le site internet qu’il a créé. Depuis qu’il s’est lancé dans ce projet, il a amélioré sa façon de travailler : il compile méticuleusement des rapports de différentes sources sur une feuille Excel à partir de laquelle, après un examen secondaire, il sélectionne les éléments qui seront mentionnés dans le texte. Il utilise une diversité de sources : des tournages faits par des civils, des articles de presse, des rapports des Nations Unies et d’autres organisations internationales, des réseaux sociaux, des blogs etc.
S’il reconnaît que certaines sources ne correspondent pas à des normes journalistiques ou à d’autres normes éthiques, Mordechaï se tient à la crédibilité de sa documentatio. « Ce n’est pas comme si je faisais du copié-collé de tout ce que quelqu’un d’autre propose. D’un autre côté, il est clair qu’il y a un fossé entre ce qui existe et ce que nous voudrions voir vraiment : nous aimerions que chaque incident dans la bande de Gaza soit examiné correctement par deux organisations internationales indépendante et non -dépendantes, mais cela ne va pas se faire.
« Donc j’examine qui fait le rapport, si les auteurs ont été pris en flagrant délit de mensonge, si une association ou un bloggeur ont transmis l’information dont je peux prouver qu’elle est incorrecte – et si c’est le cas, je cesse d’avoir recours à eux et je détruis l’information. J’accorde beaucoup d’importance à des sources neutres telles les organisations de défense des droits humains et l’ONU, et je fais une sorte de synthèse entre des sources pour voir si (l’information) est consistante. Je travaille aussi de façon très ouverte et j’invite tout un chacun à me contrôler. Je serai très heureux de voir que je me suis trompé sur ce que j’ai écrit, mais ce n’est pas le cas. Jusqu’à maintenant je n’ai eu que peu de corrections à faire ».
Parcourir le rapport de Mordechaï aide à dissiper le brouillard qui a enveloppé les Israéliens depuis que la guerre a éclaté. Un élément intéressant est le nombre de morts : la guerre du 7 octobre est la première au cours de laquelle Israël ne fait absolument aucun effort pour évaluer le nombre des personnes tuées dans l’autre camp. En l’absence d’une autre source, nombreux sont ceux, dans le monde entier – gouvernements étrangers, médias, organisations internationales – qui s’appuient sur les informations du ministère palestinien de la Santé – Gaza, lesquelles ont la réputation d’être relativement fiables. Israël ne manque pas de contester les chiffres du ministère. Les médias locaux indiquent généralement que la source de ces données est “le ministère de la Santé du Hamas”.
Enfants palestiniens à un centre de distribution de nourriture à Deir al-Balah, la semaine dernière. Selon Mordechaï le nombre d’enfants tués à Gaza est supérieur au nombre total d’enfants tués dans toutes les guerres du monde, dans les trois années précédant le 7 octobre. Crédit photo : AFP/OMAR AL-QATTAA
Cependant, peu d’Israéliens savent que ce ne sont pas seulement les Forces de Défense Israéliennes et le gouvernement d’Israël qui disposent de leurs propres chiffres alternatifs concernant le nombre de morts, mais que des sources israéliennes de haut niveau, auxquelles aucune autre donnée ne manque, confirment en dernière instance les chiffres publiés par le ministère de Gaza. De haut niveau, c’est-à-dire ? – Benjamin Netanyahou en personne. Le 10 mars, par exemple, le Premier ministre a indiqué dans une interview qu’Israël avait tué 13 000 combattants armés du Hamas et estimait que, pour chacun d’entre eux, 1,5 civils avaient été tués. En d’autres termes, à ce stade, entre 26 000 et 32 500 personnes avaient été tuées dans la Bande. Ce jour-là, le ministère palestinien a publié le chiffre de 31 112 personnes tuées à Gaza, ce qui correspond à l’évaluation donnée par Netanyahou. À la fin de ce mois, Netanyahou parlait de 28 000 morts – chiffre inférieur de 4 600 au chiffre palestinien officiel. Fin avril, le Wall Street Journal citait une évaluation formulée par de hauts gradés des FDI, selon laquelle le nombre de morts était d’environ 36 000 – chiffre supérieur à celui que publiait à ce moment le ministère palestinien.
Mordechaï : “Il semble que, du côté israélien, on choisisse de ne pas utiliser les chiffres, même si de toute évidence Israël pourrait le faire – la technologie existe, et Israël contrôle les registres de l’état civil palestinien. Les hautes instances de la Défense disposent également d’images faciales ; elles pourraient faire une vérification croisée et constater qu’une personne qui a été déclarée morte a franchi un checkpoint. Allez, montrez-moi ! Donnez-moi des preuves et je changerai de point de vue. Ça rendra ma vie plus compliquée, mais je serai beaucoup moins bouleversé.
“Je crois que nous devrions nous demander quel est le ‘degré’ de preuve exigé pour que nous changions d’opinion sur le nombre de Palestiniens qui ont été tués. C’est une question que chacun de nous doit se poser – peut-être que pour vous les éléments de preuve que je donne ne sont pas suffisants – mais il doit y avoir une sorte de stade réaliste d’accumulation de preuves où nous devons accepter de considérer les chiffres comme fiables.
“Pour moi”, explique-t-il, “ce stade est arrivé il y a longtemps. Et une fois qu’on a fait le travail salissant qui permet de mieux comprendre les chiffres, le problème n’est plus de savoir combien de Palestiniens sont morts, mais pourquoi et comment l’opinion publique israélienne continue à douter de ces chiffres après plus d’un an d’hostilités et en niant toutes les preuves.”
Dans son rapport, il cite les chiffres du ministère palestinien, qui dénombre – parmi les personnes tuées à dater du moment où la guerre a éclaté jusqu’au mois de juin dernier – 273 employés des organisations de l’ONU et humanitaires, 100 professeurs d’université, 243 athlètes, 489 travailleurs du secteur de la santé (y compris 55 médecins spécialistes), 710 enfants de moins d’un an et quatre prématurés morts après que les FDI ont forcé l’infirmier qui veillait sur eux à quitter l’hôpital. Cet infirmier s’occupait de cinq prématurés et il a décidé de sauver celui qui semblait avoir le plus de chances de survie. Les corps décomposés des quatre autres ont été retrouvés dans des couveuses deux semaines après.
La note en bas de page du texte de Mordechaï concernant ces bébés ne se réfère pas à un tweet d’un Gazaoui ou à un blog propalestinien, mais à une enquête du Washington Post. Les Israéliens qui peuvent mettre en question “Bearing Witness to the Israël-Gaza War” en alléguant que ce rapport repose sur des réseaux sociaux ou des informations non vérifiées doivent se rendre compte qu’il est également fondé sur des dizaines d’enquêtes menées par presque tous les organes de presse occidentaux dignes de respect. De nombreux organes ont examiné des épisodes survenus à Gaza en s’appuyant sur des normes journalistiques rigoureuses – et ont produit la preuve d’atrocités. Une enquête de CNN a corroboré les récits palestiniens relatifs au “massacre de la farine”, lors duquel environ 150 Palestiniens qui venaient chercher de la nourriture apportée par un convoi humanitaire le 1er mars ont été tués. Les FDI ont déclaré que c’étaient les Gazaouis eux-mêmes qui avaient provoqué ces morts en s’attroupant et en se bousculant, et non pas les tirs d’avertissement de soldats présents sur la zone. En dernier lieu, l’enquête de CNN, fondée sur des analyses attentives des documents disponibles et sur 22 entretiens avec des témoins, constate que la plupart de ces décès ont été causés par les tirs.
Quand on lui demande quelle image a eu le plus d’impact sur lui, Mordechaï mentionne une photo du cadavre de Jamal Hamdi Hassan Ashour, 62 ans, qui, selon les informations données, a été écrasé par un char, et dont le corps était broyé au point d’être méconnaissable. Cette image a été postée sur un canal Telegram israélien avec la légende “You’re going to love this !” (Ça, ça va te plaire !)
Le New York Times, ABC, CNN, la BBC, des organisations internationales et l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem ont publié les résultats de leurs propres enquêtes sur des épisodes de torture, d’exactions, de viols et d’autres atrocités perpétrées contre des détenus palestiniens dans la base des FDI de Sde Teiman dans le Néguev et d’autres installations. Amnesty International a examiné quatre incidents ne comportant aucune cible militaire, rien qui justifie une attaque, et lors desquels les FDI ont tué un total de 95 civils.
Une enquête menée fin mars par Yaniv Kubovich pour Haaretz montrait que les FDI créaient des zones conçues pour tuer, dans lesquelles de nombreux civils essuyaient des tirs après avoir franchi une ligne imaginaire instaurée par un commandant opérationnel ; les victimes entraient après leur mort dans la catégorie des terroristes. La BBC a exprimé des doutes sur les estimations fournies par les FDI au sujet du nombre global de terroristes tués par ces forces ; CNN a donné des informations détaillées sur un épisode donnant lieu à l’extermination de toute une famille ; NBC a enquêté sur une attaque contre des civils dans une zone prétendument humanitaire ; le Wall Street Journal a montré que les FDI utilisaient des informations sur les chiffres de morts à Gaza publiés par le ministère palestinien de la Santé ; AP a affirmé dans un rapport détaillé que les FDI n’avaient présenté qu’un seul élément de preuve fiable montrant que le Hamas était actif dans l’enceinte d’un hôpital – le tunnel qui a été découvert dans la cour de l’hôpital Shifa ; le New Yorker et le Telegraph ont publié les résultats d’enquêtes étendues sur des cas impliquant des enfants dont les membres ont dû être amputés, et il existe bien d’autres données – toutes mentionnées dans “Bearing Witness”.
Ce qui n’y figure pas, c’est un rapport publié cette semaine par le ministère palestinien de la Santé – Gaza, indiquant que depuis le 7 octobre, 1 140 familles ont été effacées du registre d’état civil local– ce sont probablement les victimes de bombardements aériens.
Mordechaï donne de nombreux éléments qui révèlent l’élasticité des règles d’engagement pratiquées par les FDI dans la Bande de Gaza. Sur une vidéo, on voit un groupe de réfugiés ; au premier rang, une femme tient la main de son fils et tient un drapeau blanc de l’autre main ; on la voit se faire tirer dessus, probablement par un sniper, et s’effondrer tandis que l’enfant lâche sa main et fuit pour échapper à la mort. Dans une autre vidéo, dont on a beaucoup parlé fin octobre, on voit un enfant de 13 ans, Mohammed Salem, appeler au secours après avoir été blessé par une attaque aérienne ; quand des gens accourent pour le secourir, ils sont pris pour cible par une autre attaque. Salem et un autre jeune ont été tués, et plus de 20 personnes ont été blessées.
Mordechaï reconnaît qu’à force de regarder les témoignages visuels de la guerre, son cœur s’est durci – il parvient aujourd’hui à visionner même les scènes les plus horribles. “Quand les vidéos de l’État islamique sont apparues [il y a des années], je ne les ai pas regardées. Mais là, j’ai senti que c’était mon obligation, parce que c’est fait en mon nom, et que je dois donc voir cela pour transmettre ce que j’ai vu. Ce qui est important, c’est la quantité ; des enfants, et encore des enfants, et encore plus d’enfants.”
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“J’ai écrit cela pour que, dans six mois, dans un siècle, des gens y reviennent et voient que cela, il était possible de le savoir, dès janvier, et que ceux parmi nous qui n’ont pas su ont choisi de ne pas savoir”. Crédit photo : Olivier Fitoussi
Quand, sur des milliers d’images – vidéos ou plans fixes -, de morts, de blessés, de femmes et d’hommes souffrants, on lui demande quelle image a eu le plus d’impact sur lui, Mordechaï réfléchit et mentionne une photo du cadavre d’un homme identifié plus tard comme Jamal Hamdi Hassan Ashour. Cet homme de 62 ans, selon les informations données, a été écrasé par un char en mars, et son corps était broyé au point d’être méconnaissable. Selon des sources palestiniennes, il portait à un poignet une menotte en plastique indiquant qu’il avait été placé en détention. Cette image a été postée sur un canal Telegram israélien avec la légende “You’re going to love this !” (Ça, ça va te plaire !)
“De toute ma vie, je n’ai jamais rien vu de pareil”, dit Mordechaï à Haaretz. “Mais le pire, c’était que cette image ait été partagée par des soldats sur un groupe Telegram israélien et qu’elle ait suscité des réactions très favorables.” Outre les informations concernant Ashour, “Bearing Witness” fournit des liens vers des images de plusieurs autres corps dont l’état suggère qu’ils ont été écrasés par des blindés. Dans un cas, selon une information palestinienne, les victimes étaient une mère et son fils.
Un cas qui n’est mentionné que dans une note révèle des problèmes relatifs aux méthodes de Mordechai et aux dilemmes qu’il a affrontés. À la fin de mars, Al Jazeera a publié un entretien avec une femme qui était arrivée à l’hôpital Shifa, à Gaza, et disait que les soldats des FDI avaient violé des femmes. Peu après, la famille de cette femme avait démenti les allégations qu’elle avait faites, et Al Jazeera a supprimé cet article, mais de nombreuses personnes ont conservé des doutes.
“Selon ma méthodologie, une fois qu’Al Jazeera a supprimé l’article, il n’est plus fiable et le fait ne s’est pas produit”, dit Mordechaï. “Mais je me demande aussi : Peut-être que je participe à une opération consistant à silencier cette femme ? Et cette imposition du silence, ce n’est pas au service de la vérité, mais au nom de son honneur à elle et de celui de sa famille. Est-ce que c’est parfait ? Ce n’est pas parfait, mais au bout du compte je suis un être humain et je dois décider. J’ai donc expliqué dans une note en bas de page que c’était l’allégation d’une seule femme et j’ai ajouté [que c’était] ‘presque certainement faux’ pour exprimer mes réserves.
“Je ne garantis pas que chaque témoignage soit entièrement fiable. En fait, personne ne sait ce qui se passe à Gaza – ni les médias internationaux ni, assurément, les Israéliens, et même pas les FDI. Dans ‘Bearing Witness’, je maintiens que le fait de silencier les voix qui viennent de Gaza – la restriction des informations qui en viennent – fait partie de la méthode opérationnelle qui rend la guerre possible. Je reste fidèle à la synthèse que j’utilise, et je voudrais bien me tromper. Mais du côté israélien, il n’y a rien. C’est de preuves que je parle – qu’on m’apporte des preuves !”
Un cas décrit dans le document, même si beaucoup d’Israéliens auront des difficultés à le croire, concerne l’utilisation par les Forces de défense israéliennes d’un drone émettant le bruit d’un bébé en pleurs afin de localiser des civils et peut-être de les attirer hors de leurs abris. Dans la vidéo indiquée par le lien que donne Mordechaï, on peut entendre des pleurs et on peut voir les lumières d’un drone.
« Nous savons qu’il y a des drones munis de haut-parleurs, et peut-être qu’un soldat qui s’ennuyait a décidé de faire cela comme une plaisanterie, alors que c’est perçu par les Palestiniens comme quelque chose d’horrible », dit-il. « Mais est-ce vraiment si tiré par les cheveux de penser qu’un soldat, au lieu de se filmer avec des culottes et des soutien-gorge ou de dédier à son épouse l’explosion d’une rue, ferait quelque chose comme cela ? Cela pourrait être inventé, mais c’est compatible avec ce que je vois ». Cette semaine, Al Jazeera a diffusé un rapport d’enquête sur les dits « drones en pleurs » et a affirmé que leur utilisation avait été confirmée par de nombreux témoins qui racontaient tous la même histoire.
« Nous pourrions encore débattre de témoignages anecdotiques de cette sorte, mais c’est plus difficile de le faire quand nous sommes confrontés à des montagnes de témoignages plus confirmés », remarque Mordechaï. « Par exemple, des dizaines de médecins américains qui ont fait du bénévolat à Gaza ont rapporté qu’ils ont vu presque chaque jour des enfants qui avaient reçu des balles dans la tête — comment peut-on expliquer cela ? Est-ce que nous essayons même de l’expliquer ou d’y faire face ? »
Davantage d’enfants ont été tués à Gaza que tous les enfants de toutes les guerres dans le monde entier au cours des trois années précédant la guerre du 7 octobre. Dès le premier mois de la guerre, le nombre d’enfants morts était 10 fois plus élevé que celui des enfants tués dans la guerre d’Ukraine sur une période d’un an.
Un des pics de la brutalité militaire israélienne à Gaza a été évident pendant le deuxième raid important sur l’hôpital Shifa à la mi-mars, ajoute l’historien ; il y consacre en fait un chapitre séparé. Les forces de défense israéliennes affirmaient que l’hôpital était une plaque tournante de l’activité du Hamas à l’époque, et qu’il y avait eu des échanges de feu pendant le raid, après quoi 90 membres du Hamas avaient été arrêtés, dont certains haut-placés dans le mouvement.
Cependant, l’occupation de Shifa par les Forces de défense israéliennes a duré environ deux semaines. Pendant cette période, selon des sources palestiniennes, l’hôpital est devenu une zone d’assassinats et de torture. Apparemment, 240 patients et membres du personnel médical ont été enfermés dans un des bâtiments pendant une semaine sans accès à des aliments. Des médecins sur place ont rapporté qu’au moins 22 patients sont morts. Plusieurs témoins, y compris des employés, ont décrit des exécutions. Une vidéo filmée par un soldat montre des détenus ligotés et les yeux bandés, assis dans un couloir, face à un mur. Selon les sources, après le retrait des Forces de défense israéliennes de l’hôpital, des dizaines de corps ont été découverts dans la cour. Il existe plusieurs vidéos documentant une collection de corps, dont certains étaient mutilés, d’autres enterrés sous des décombres ou gisant dans de vastes mares de sang coagulé. Une corde était liée autour du bras de l’un des hommes morts, montrant qu’il était peut-être ligoté avant d’être tué.
D’autres sommets de brutalité ont été atteints pendant les deux derniers mois dans l’opération militaire continue et encore en cours dans la partie nord de la Bande de Gaza. L’opération a commencé le 5 octobre [2024]. Les Forces de défense ont coupé Jabalya, Beit Lahia et Beit Hanoun de la ville de Gaza, et on a ordonné aux habitants de partir. Beaucoup l’ont fait, mais plusieurs milliers sont restés dans la zone assiégée.
À ce stade, l’armée a lancé ce que l’ancien chef d’État-major des Forces de défense et ministre de la Défense Moshe Ya’alon a appelé cette semaine « un nettoyage ethnique » de la zone : des groupes d’aide humanitaire ont été interdits d’entrée dans la zone, le dernier dépôt de farine a été brûlé et les deux dernières boulangeries fermées, et l’activité des équipes de défense civile qui évacuaient les victimes a même été interdite. L’approvisionnement en eau a été interrompu, les ambulances ont été bloquées et les hôpitaux ont été attaqués.
Mais l’effort principal de l’armée s’est centré sur les raids aériens. Presque chaque jour, des Palestiniens rapportent que des dizaines de personnes ont été tuées quand des bâtiments résidentiels et des écoles, qui sont devenus des camps de personnes déplacées, ont été bombardés. Le rapport de Mordechaï cite des dizaines de comptes rendus bien documentés concernant des campagnes de bombardement — des familles rassemblant les corps de leurs proches au milieu des ruines, des funérailles devant de gigantesques tombes collectives, des personnes blessées couvertes de poussière, des adultes et des enfants en état de choc, des personnes sanglotant avec des morceaux de corps éparpillés autour d’elles, etc.
Après une opération de deux semaines des Forces de défense israéliennes à l’hôpital de Shifa en avril. Crédit photo : Dawoud Abu Alkas/Reuters
Dans un clip vidéo du 20 octobre, on voit deux enfants extraits des décombres. Le premier semble sonné, les yeux exorbités, totalement recouvert de sang et de poussière. Près de lui, est retiré un corps sans vie, apparemment celui d’une fillette.
Au cours des deux dernières semaines, Haaretz a, quant à lui, envoyé des questions à l’unité des porte-parole des Forces de défense israéliennes à propos de 30 incidents, la plupart d’entre eux à Gaza, dans lesquels beaucoup de civils ont été tués. L’unité a répondu qu’elle avait classé la plupart d’entre eux comme événements inhabituels et qu’ils ont été rapportés à l’état-major pour des investigations supplémentaires.
Mordechaï rejette d’emblée l’affirmation, couramment entendue de la part d’Israéliens, que ce qui arrive à Gaza n’est pas si terrible en comparaison avec d’autres guerres. « Porter témoignage » montre, par exemple, que davantage d’enfants ont été tués à Gaza que tous les enfants de toutes les guerres dans le monde entier au cours des trois années précédant la guerre du 7 octobre. Dès le premier mois de la guerre, le nombre d’enfants morts était 10 fois plus élevé que celui des enfants tués dans la guerre d’Ukraine sur une période d’un an.
Plus de journalistes ont été tués à Gaza que pendant toute la Deuxième Guerre mondiale. Selon une enquête que Yuval Avraham a publiée sur le site web Sicha Mekomit (Appel local) sur les systèmes d’intelligence artificielle utilisés dans les campagnes de bombardements des Forces de défense israéliennes à Gaza, il a été autorisé de tuer jusqu’à 300 civils pour assassiner une personnalité de haut rang du Hamas. En comparaison, des documents révèlent que pour les forces armées des États-Unis, ce chiffre se réduit à un dixième du nombre autorisé — 30 civils— dans le cas d’un meurtrier à plus grande échelle que Yahya Sinwar : Osama Bin-Laden.
« Il n’est pas nécessaire d’avoir des camps de la mort pour que ce soit considéré comme un génocide. Tout revient au fait de commettre certains actes et à l’intention, et l’existence des deux doit être établie. » Lee Mordechaï.
Un rapport d’enquête du Wall Street Journal affirme qu’Israël a fait pleuvoir plus de bombes sur Gaza dans les trois premiers mois de la guerre que les États-Unis n’en ont lâché en Irak en six ans. Quarante-huit prisonniers sont morts dans les établissements de détention israéliens l’an dernier, à comparer aux neuf morts à Guantanamo pendant la totalité de ses 20 ans d’existence.
Les chiffres sont aussi significatifs quand on en arrive aux données concernant les morts dans les guerres d’autres pays : les forces de coalition en Irak ont tué 11516 civils en cinq ans, et 46319 civils ont été tués pendant les vingt ans de la guerre en Afghanistan. Selon les estimations les plus indulgentes, quelque 30000 civils ont été tués dans la Bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023.
Le rapport de Mordechaï ne reflète pas seulement les horreurs qui sont en train de se produire à Gaza, mais aussi l’indifférence d’Israël face à elles. « Au début, il y avait une tentative pour justifier l’invasion de l’hôpital de Shifa ; aujourd’hui, il n’y a même plus de prétexte — vous attaquez des hôpitaux et il n’y a pas de discussion publique. Nous ne réagissons plus d’aucune manière aux implications de ces opérations. Vous allez sur les réseaux sociaux et vous êtes noyé dans la déshumanisation. Qu’est-ce que cela nous fait ? J’ai grandi dans une société dont la morale était complètement différente. Il y a toujours eu des pommes pourries, mais regardez l’affaire du bus n°300 [un événement de 1984 dans lequel des agents de terrain du Shin Bet ont exécuté deux Arabes qui avaient pris un bus en otage] et voyez où nous en sommes maintenant. Il est important pour moi de tendre un miroir, il est important pour moi que ces choses soient publiques. C’est ma forme de résistance. »
Un sombre secret
Dans les versions les plus récentes de « Porter témoignage », Mordechaï a ajouté un appendice qui explique pourquoi, à son avis, les actions d’Israël à Gaza constituent un génocide, un sujet qu’il détaille dans notre conversation. « Nous avons besoin de déconnecter la manière dont nous pensons à un génocide en tant qu’Israéliens — les chambres à gaz, les camps de la mort et la Deuxième Guerre mondiale — du modèle qui apparaît dans la Convention [de 1948] sur la prévention et la punition du crime de génocide », explique-t-il. « Il n’est pas nécessaire d’avoir des camps de la mort pour que ce soit considéré comme un génocide. Cela revient au fait de commettre certains actes et à l’intention, et l’existence des deux doit être établie. En ce qui concerne les actes commis, c’est l’assassinat, mais pas seulement — [il y a] aussi le fait de blesser des personnes, l’enlèvement d’enfants et même seulement des tentatives pour empêcher les naissances parmi un groupe spécifique de personnes. Ce que tous ces actes ont en commun est la destruction délibérée d’un groupe.
« Les personnes avec qui je parle en général ne débattent pas des actions commises ; elles débattent de l’intention. Elles diront qu’il n’y a aucun document montrant que Netanyahou ou [le chef de l’état-major des Forces de défense] Herzl Halevi ont ordonné un génocide. Mais il y a des déclarations et il y a des témoignages. Il y en a beaucoup, beaucoup. L’Afrique du Sud a soumis un document de 120 pages qui contenait un grand nombre de témoignages prouvant l’intention. Le journaliste Yunes Tirawi a rassemblé des déclarations sur le génocide et le nettoyage ethnique dans les réseaux sociaux de plus de 100 personnes liées aux Forces de défense israéliennes — apparemment beaucoup d’officiers de réserve.
« Qu’est-ce que nous faisons avec tout cela ? De mon point de vue, les faits parlent. Je vois une ligne directe entre ces déclarations, l’absence de toute tentative pour lutter contre ces déclarations et la réalité sur le terrain qui correspond à ces déclarations. »
La version anglophone de « Porter témoignage » se réfère à des articles de six experts israéliens de premier plan, qui ont déjà affirmé que, selon leur opinion, Israël commet un génocide : l’expert de l’Holocauste et des génocides Omer Bartov ; le spécialiste de l’Holocauste Daniel Blatman (qui a écrit que ce qu’Israël est en train de faire à Gaza se situe quelque part entre un nettoyage ethnique et un génocide) ; l’historien Amos Goldberg ; l’expert sur l’Holocauste Raz Segal ; l’expert en droit international Itamar Mann ; et l’historien Adam Raz.
« La définition est moins importante », dit Mordechaï. « Ce qui est important, ce sont les actions. Disons que la Cour internationale de justice à La Haye déclare dans quelques années que ce n’est pas un génocide, mais presque — est-ce que cela le rend meilleur ? Est-ce que cela atteste d’une victoire morale pour Israël ? Est-ce que je veux vivre dans un endroit qui commet un ‘presque génocide’ ? Le débat sur le terme attire l’attention, mais ces choses se produisent d’une façon ou d’une autre, qu’elles atteignent la barre ou pas. À la fin, nous devons nous demander comment nous arrêtons cela et comment nous allons répondre à nos enfants quand ils nous demanderont ce que nous avons fait pendant la guerre. Nous devons agir. »
Mais la définition est importante. Vous dites aux Israéliens : « Voyez, vous vivez à Berlin en 1941. » Quel est l’impératif moral des personnes qui vivaient alors à Berlin ? Qu’est-ce qu’un citoyen est supposé faire quand son État commet un génocide ?
« Il y a un prix à payer pour toute position morale. S’il n’y a pas de prix, c’est seulement une position acceptée, normative. La valeur d’une chose pour une personne est exprimée par le prix qu’elle est prête à payer pour cela. D’un autre côté, je réalise que les gens ont aussi d’autres considérations et d’autres besoins — rapporter de la nourriture à la maison, préserver des liens avec leur famille — : chaque personne doit prendre ces propres décisions. De mon point de vue, ce que je fais est de parler et de continuer à parler, que les gens m’écoutent ou non. Cela épuise un temps et une force mentale infinis, mais j’ai atteint la conclusion que c’est la chose la plus utile que je peux faire. »
Comme nous nous séparions, Mordechaï m’a envoyé un dernier lien. Celui-ci n’était pas lié à des témoignages d’atrocités à Gaza, mais à une nouvelle de la romancière américaine décédée Ursula K. Le Guin, « The Ones Who Walk Away from Omelas » [Ceux qui partent d’Omelas]. L’histoire est sur la ville d’Omelas, où les gens sont beaux et heureux, et où leurs vies sont intéressantes et joyeuses. Mais en tant qu’adultes, les citoyens d’Omelas apprennent petit à petit le sombre secret de leur ville : leur bonheur dépend de la souffrance d’un enfant qui est obligé de rester dans une pièce immonde sous terre ; et ils ne sont pas autorisés à le ou la consoler ou à l’aider. « C’est l’existence de l’enfant, et leur connaissance de son existence, qui rend possible la noblesse de leur architecture, le caractère poignant de leur musique, la profondeur de leur science. C’est à cause de l’enfant qu’ils sont si doux avec les enfants », écrit Le Guin.
La majorité des résidents d’Omelas continuent à vivre avec cette connaissance, mais de temps en temps l’un d’eux rend visite à l’enfant et ne revient pas, et au lieu de cela continue à marcher et abandonne la ville. L’histoire conclut : « Ils marchent dans l’obscurité et ils ne reviennent pas. L’endroit où ils se rendent est un endroit encore moins imaginable à la plupart d’entre nous que la cité du bonheur. Je ne peux pas la décrire du tout. Il est possible qu’elle n’existe pas. Mais ils semblent savoir où ils vont. »
Le Bureau du porte-parole des Forces de défense israéliennes a commenté en réponse que les Forces de défense « opèrent seulement contre des cibles militaires et prennent une variété de précautions pour éviter de blesser des non-combattants, y compris en avertissant les citoyens. En ce qui concerne les arrestations, tout soupçon de violation des ordres ou du droit international est suivi d’une enquête et débattu. En général, s’il y a un soupçon de conduite inappropriée de la part d’un soldat, d’une nature qui peut être criminelle, une enquête est ouverte par la Division d’investigations criminelles de la police militaire. »
Nir Hasson