Longtemps, Biram Senghor est allé se recueillir au cimetière militaire de Thiaroye, en s’inclinant au hasard devant telle ou telle tombe. Comment aurait-il pu savoir laquelle était celle de son père, Mbap Senghor, tombé le 1er décembre 1944 sous les balles de l’armée à laquelle il appartenait ? Ici, dans cette enceinte funéraire de la banlieue de Dakar coincée entre la route nationale 1 et une usine d’engrais, toutes les sépultures sont anonymes. Et peut-être vides.
Car rien ne garantit que les victimes du massacre de Thiaroye soient enterrées ici. Leurs corps ont vraisemblablement été jetés à la fosse commune, mais où ? Quatre-vingts ans après la tuerie, on ne le sait toujours pas. On ne connaît pas non plus le nombre exact de victimes ni l’identité de la plupart d’entre elles. Pourquoi tant de zones d’ombre ?
En mars 1945, en conclusion de son rapport d’enquête sur « les événements de Thiaroye » [1], l’inspecteur des colonies Louis Mérat faisait cette recommandation : « Le mieux est que l’oubli (que faciliteront des mesures appropriées) vienne promptement atténuer le souvenir de ces heures d’égarement. » Objectif à moitié raté : huit décennies plus tard, l’affaire de Thiaroye fait parler d’elle comme jamais, d’autant que les nouvelles autorités sénégalaises ont décidé de se réapproprier sa mémoire [2].
Mais vœu à moitié exaucé : malgré les efforts des historien·nes, de nombreuses incertitudes et inconnues entourent encore les circonstances du massacre.
Thiaroye n’est pourtant pas un désert archivistique : dans les différents fonds, on dispose « au bas mot de plus de 1 400 feuillets » qui relatent l’événement et ses conséquences, dénombre l’historien Martin Mourre dans son livre Thiaroye 1944 : histoire et mémoire d’un massacre colonial (Presses universitaires de Rennes, 2017). Mais ces archives comportent des manques flagrants et des contradictions. Parfois, elles mentent tout simplement.
En 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate. Aux quatre coins de l’empire colonial français, c’est la mobilisation générale. À l’image de Mbap Senghor, qui laisse au Sénégal sa femme et son fils Biram, des dizaines de milliers de soldats « indigènes » doivent quitter leur foyer pour aller se battre en métropole. Au printemps 1940, c’est la débâcle : l’armée française est vaincue par l’Allemagne hitlérienne.
Le cimetière militaire de Thiaroye, un des lieux suspecté d’abriter les fosses communes où ont été enterrées les victimes du massacre du 1er décembre 1944. © Photo Clair Rivière
De nombreux tirailleurs dits « sénégalais » – en réalité originaires de toute l’Afrique-Occidentale française (AOF) – sont capturés. Ils sont internés dans des Frontstalags, des camps de prisonniers localisés en France : les nazis étaient si racistes qu’ils ne voulaient pas que des hommes noirs foulent le sol du Reich. Ils craignaient « une sorte de “contagion raciale” : que ces hommes apportent des maladies et qu’ils aient des rapports avec des femmes allemandes », précise Martin Mourre à Afrique XXI. Certains tirailleurs parviennent à s’évader et, parfois, à rejoindre la résistance intérieure française. D’autres restent en captivité pendant quatre ans.
À partir de juin 1944, la France est progressivement libérée. Les prisonniers de guerre africains aussi. L’état-major décide de les rapatrier et de les démobiliser. Mais avant de les rendre à la vie civile, il faut leur payer diverses sommes d’argent, dont des arriérés de solde et une prime de démobilisation. Le quart des arriérés doit être versé en métropole, le reste à leur arrivée en Afrique.
Prudents, quelque 300 tirailleurs refusent de partir tant qu’ils n’ont pas touché leur dû. Le 5 novembre 1944, 1 600 à 1 700 hommes, dont Mbap Senghor, quittent tout de même le port de Morlaix (en Bretagne, dans le Finistère) à bord du Circassia, un navire anglais. À l’arrivée à Dakar, après trois escales (dont une à Casablanca), on les emmène au camp militaire de Thiaroye, situé à une quinzaine de kilomètres de la capitale de l’AOF. C’est à partir de là que la tension monte et que les versions divergent.
« Restaurer autorité et prestige »
En cette fin novembre 1944, les jours passent mais la paye n’arrive toujours pas. Des centaines de tirailleurs sont censés prendre le train afin de regagner leur foyer. Ils refusent : « Ils étaient conscients qu’une fois loin de Dakar, séparés, chacun dans son village, jamais ils ne réussiraient à se faire payer leurs droits », explique Samba Diop, auteur en 1993 de la première étude académique sénégalaise au sujet du massacre de Thiaroye, un mémoire de maîtrise [3] défendu à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar.
Pour régler le problème, le général Marcel Dagnan, commandant de la division Sénégal-Mauritanie, visite le camp le 28 novembre. La rencontre se passe mal. Dans un rapport rédigé après le massacre, le haut gradé prétend d’abord, contre toute évidence, que les ex-prisonniers avaient déjà touché l’intégralité de leur dû. Puis il explique que le dialogue a été tendu.
Enfin, il raconte que les tirailleurs ont bloqué sa voiture avec des cales et des fils de fer barbelés, avant de le laisser repartir une fois la promesse faite d’examiner leurs revendications [4]. L’officier juge que son autorité a été bafouée. Il n’a pas supporté la manière avec laquelle les soldats ont osé faire valoir leurs droits. Dans son rapport, il conclut : « Ma conviction était formelle : tout le détachement était en état de rébellion et il était nécessaire de rétablir la discipline et l’obéissance par d’autres moyens que le discours et la persuasion. »
L’engrenage répressif est lancé. Le 30 novembre, un télégramme chiffré annonce à la métropole que le commandement militaire de Dakar va lancer une opération armée contre des tirailleurs à l’« attitude arrogante » et aux « prétentions inadmissibles ». Il s’agit de « restaurer autorité et prestige » [5].
Ce sera un carnage à l’automitrailleuse. Le premier massacre imputable à la France libre après la chute du régime de Vichy (1940-1944). Plusieurs autres se produiront dans les années suivantes, en Algérie (Sétif, Guelma et Kherrata, 1945), en Indochine (Haïphong, 1946), à Madagascar (1947) ou encore en Côte d’Ivoire (Dimbokro, 1950).
Un massacre « prémédité »
Sur le déroulé exact du 1er décembre, les historiens disposent de deux types de sources contradictoires. Il y a d’abord les rapports des officiers impliqués dans le massacre, qui tentent de se justifier. Ils chargent les tirailleurs, décrits comme des mutins armés et violents.
Dans ces récits, « les insurgés sont présentés comme insultants. Ils prennent d’assaut un half-track, blessent un officier subalterne après lui avoir volé son pistolet ; par ailleurs des tirs ont été entendus venant des baraques. Craignant d’être dépassé, le lieutenant-colonel Le Berre, qui commande le détachement d’intervention et de police, donne l’ordre de tirer aux armes automatiques à 9 h 30 après sommation », synthétise l’historienne Armelle Mabon dans son tout récent livre, Le Massacre de Thiaroye, 1er décembre 1944. Histoire d’un mensonge d’État (Le Passager clandestin, novembre 2024).
Les autres archives dont disposent les historiens sont les procès-verbaux d’interrogatoire des prétendus « meneurs » de la « mutinerie ». 48 seront arrêtés après le massacre, dont 34 seront condamnés en mars 1945 à des peines parfois très lourdes pour « rébellion armée ». Dans sa déposition, le caporal Antoine Abibou dément catégoriquement avoir été porteur d’une baïonnette. Globalement, les inculpés « disent qu’on les a réunis le matin sur une esplanade et qu’on a tiré dans le tas », résume Martin Mourre, qui trouve ce récit « beaucoup plus cohérent, plus homogène » que la version des officiers, qu’il juge « contradictoire, avec des choses qui ne se recoupent pas d’un rapport à l’autre ».
Un élément important semble accréditer l’innocence des inculpés : du côté du service d’ordre, il n’y a qu’un seul blessé par balle. Et encore, selon une expertise balistique, la balle en question a ricoché avant de toucher sa victime. Selon Martin Mourre, le projectile « provenait sans aucun doute » du service d’ordre lui-même. Ce qui tend à confirmer « que les tirailleurs n’étaient pas armés, sinon ils se seraient défendus. Ils auraient aussi causé des blessés, voire des morts » au sein du service d’ordre.
Des tirailleurs Sénégalais lors d’un entrainement en décembre 1939. © Photo AFP
Dans son livre, Armelle Mabon pointe également des incohérences dans le récit des officiers. Divers indices l’amènent à conclure que Thiaroye ne fut pas la répression sanglante d’une mutinerie armée, mais « un massacre prémédité ».
Une hypothèse à laquelle Martin Mourre a également tendance à souscrire : « Ça ne s’est pas [décidé] le matin même comme ça, à la suite d’une espèce d’enchaînement incontrôlé, ce qui a été une des lignes de défense de l’armée : dire que les événements les ont un peu dépassés, puis qu’ils ont été conduits à ouvrir le feu. Non. Il faut plutôt imaginer qu’on a rassemblé ces hommes et qu’on a ouvert le feu délibérément sur eux. »
Plus de 300 morts ?
Combien y a-t-il eu de morts ? C’est la grande question. Pendant sept décennies, le nombre officiellement admis était de 35 décès. Dans son discours du 30 novembre 2014 au cimetière militaire de Thiaroye, le président français François Hollande en a reconnu « sans doute plus de 70 ». D’où viennent ces chiffres ? De deux versions d’un même document que nous avons déjà évoqué : le rapport du 5 décembre 1944 du général Marcel Dagnan.
Dans l’exemplaire qu’on trouve aux Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence, il est fait état de 24 décès et de « 46 blessés transportés à l’hôpital de Dakar et dont 11 sont décédés par la suite ». Soit un total de 35 morts. Dans la version conservée par le Service historique de la Défense, à Vincennes (banlieue de Paris), le général mentionne 24 décès également, mais « 46 blessés transportés à l’hôpital de Dakar et décédés par la suite ». Soit un total de 70 morts.
Pour Martin Mourre, cette variation de chiffres est la marque d’« une espèce de mensonge » : l’indice qu’il y a, au minimum, « anguille sous roche » et que le bilan réel est possiblement beaucoup plus élevé. Dans son ouvrage, Armelle Mabon rappelle qu’en 1995 l’historien sénégalais Mbaye Gueye avait abouti au nombre de 156 disparus. Le cinéaste Ousmane Sembène, réalisateur du célèbre film Camp de Thiaroye (1988) et lui-même ancien tirailleur sénégalais, avait parlé de 380 victimes, sans préciser d’où il tenait ce chiffre. Par différents calculs et déductions, Armelle Mabon et Martin Mourre proposent tous les deux une fourchette de 300 à 400 morts.
Leur raisonnement est le suivant : alors qu’entre 1 600 et 1 700 tirailleurs avaient embarqué à Morlaix sur le Circassia à destination de Dakar, plusieurs archives indiquent qu’une fois arrivés à Thiaroye, les rapatriés n’étaient plus qu’environ 1 300. Il manque donc 300 à 400 hommes. Où sont-ils passés ? D’après la version officielle, ils ont interrompu leur voyage au Maroc. « Une note de renseignement dit que 400 des tirailleurs rapatriés ont refusé de rembarquer sur le Circassia après l’escale de Casablanca », précise Armelle Mabon.
Problème : dans les archives du procès des « meneurs » de la « rébellion », l’historienne et son confrère ont déniché un document qui contredit cette thèse. C’est le rapport d’un chef d’escadron « présent sur le navire et qui dit que tout s’est bien passé à l’escale de Casablanca ». Si 400 hommes avaient disparu, difficile d’imaginer que ce rapport ne l’aurait pas mentionné... Armelle Mabon ajoute que dans les archives du procès, elle a aussi trouvé un procès-verbal dans lequel un sous-officier « indigène » déclare « qu’il y a eu un petit problème de couvertures [pour dormir – ndlr] à Casablanca mais que sinon tout s’est très bien passé ».
Selon l’historienne, les quelque 400 tirailleurs qui seraient prétendument restés à quai à Casablanca pourraient donc correspondre au nombre de victimes. Aux yeux de Martin Mourre, cette estimation « est l’hypothèse de travail la plus crédible ».
Des archives manquantes
Pour en avoir le cœur net, il faudrait dénicher d’autres documents. Selon Armelle Mabon, l’armée a forcément dressé une liste nominative des tirailleurs débarqués à Dakar quelques jours avant le massacre. Peut-être y a-t-il également eu une liste des victimes ? Problème : elles sont introuvables. Ont-elles vraiment existé ? Ont-elles été détruites ? Sont-elles cachées ou simplement perdues dans un carton quelconque au milieu de milliers d’autres archives ? Pour l’heure, cela reste un mystère.
« Je ne suis pas sûr qu’une liste nominative des tués ait été dressée sur le moment, concède Martin Mourre. On peut imaginer que dans la précipitation des faits, le 1er décembre 1944, on a cherché à faire disparaître les traces plutôt qu’à en constituer d’autres. » Pour le reste, l’historien pense comme sa collègue que d’autres papiers ont nécessairement existé, à commencer par la liste des tirailleurs rapatriés. « Il y avait un appel quotidien pour faire le contrôle des déserteurs, donc il est clair que ces documents ont été établis, souligne Armelle Mabon. D’ailleurs, dans les archives du procès, on trouve une note qui demande : “Est-ce que vous pouvez vérifier sur la liste des rapatriés que les inculpés étaient bien sur le navire ?” »
Parmi les archives militaires manquantes dont elle soupçonne l’existence, l’historienne cite aussi des ordres écrits relatifs à la préparation du massacre, la cartographie des fosses communes, mais également les « calculs des soldes et de la prime de démobilisation ». Pour les obtenir, Armelle Mabon a lancé plusieurs procédures devant la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) [6]. Le plus souvent, le ministère des armées lui a opposé que les archives qu’elle demandait n’existaient pas ou n’existaient plus. La chercheuse est persuadée de l’inverse.
Selon Armelle Mabon, une partie des éléments de preuve concernant Thiaroye pourraient avoir le statut d’« archives intermédiaires », une catégorie de documents qui ne sont plus d’usage courant, mais qui n’ont pas encore rejoint les fonds accessibles aux historien·nes. Si c’est le cas, la chercheuse demande à l’administration de les rendre disponibles dès maintenant.
« Beaucoup de lacunes »
Ce qui est certain, c’est que la France ne fait clairement pas tout ce qu’elle peut pour faire émerger la vérité. C’est flagrant dans l’affaire du lieutenant-colonel Marcel Le Berre. Le 1er décembre 1944, à Thiaroye, c’est lui qui a commandé l’ouverture du feu. Quelque temps plus tard, il a été sanctionné par l’armée. Mais dans son dossier militaire, le motif de la sanction a été caviardé, en application d’une loi d’amnistie de 1947.Malgré les demandes répétées d’Armelle Mabon, le ministère des armées refuse toujours de la laisser utiliser un procédé technique novateur qui permettrait de lire à travers l’encre de Chine utilisée pour occulter le document. Une entrave manifeste à la recherche historique [7].
L’État sénégalais aussi est à la recherche des archives manquantes. Selon le quotidien français Le Monde, « à la mi-octobre, à la suite d’un échange téléphonique entre les présidents [Bassirou Diomaye] Faye et [Emmanuel] Macron, le Sénégal a fait une demande de restitution d’archives, avec une liste précise de documents » [8]. La démarche s’inscrit dans le cadre des recherches du Comité de commémoration du massacre de Thiaroye mis en place par le premier ministre Ousmane Sonko en août 2024.
Présidée par l’historien sénégalais Mamadou Diouf, cette instance mémorielle a notamment pour mission de rédiger une nouvelle synthèse des événements en allant « plus loin dans la manifestation de la vérité ».
Problème : d’après Le Monde, « l’ancienne puissance coloniale assure avoir déjà remis tous les documents qu’elle possède ». Il est vrai qu’en 2014, François Hollande avait confié au président sénégalais de l’époque, Macky Sall, un support numérique censé contenir une copie de « l’intégralité des archives ». Mais selon Mamadou Koné, un historien sénégalais qui a pu le consulter [9], ce fonds comporte « beaucoup de lacunes ».
Vers des fouilles archéologiques
Puisque les archives ne permettent pas encore d’établir avec certitude l’ampleur du massacre, il reste la possibilité de chercher les cadavres – et de les compter. Bien que l’idée ait été émise à plusieurs reprises, l’État sénégalais n’a jusqu’ici jamais entrepris de fouilles archéologiques, ni dans le cimetière ni sur le périmètre de l’ancien camp militaire.
À quelques jours de la commémoration des quatre-vingts ans du massacre, prévue le dimanche 1er décembre 2024, les nouvelles autorités n’ont pas encore fait d’annonce officielle à ce sujet. Mais elles semblent décidées : les fouilles, « c’est acquis », assure Dialo Diop, conseiller mémoire du président Bassirou Diomaye Faye. « C’est une évidence » et « une nécessité », ajoute-t-il. Reste à trouver l’emplacement des fosses communes. Cette quête pourrait prendre du temps : depuis 1944, l’ancien camp militaire et la brousse qui l’entourait ont été largement urbanisés. On y a construit un hôpital, plusieurs établissements scolaires et même une autoroute.
Si les restes des victimes finissent par être localisés et qu’un travail d’identification est lancé, ce dernier risque également d’être complexe. Comme l’ont expliqué à Dialo Diop des militaires sénégalais, « quand vous attaquez un rassemblement à l’automitrailleuse, vous ne pouvez pas trouver des corps entiers à inhumer. Vous les taillez en charpie, ils sont déchiquetés ».
Ces dernières années, Biram Senghor a arrêté d’aller rendre visite aux tombes anonymes du cimetière militaire de Thiaroye. À 86 ans, il n’y voit plus assez clair pour cela. Le vieil homme reste persuadé que son père, Mbap, est enterré là-bas, « mais dans une fosse commune ». Aura-t-il un jour sa propre tombe avec son nom et ses restes dûment identifiés ? Peut-être, mais ce n’est pas encore fait.
Clair Rivière (Afrique XXI)