Ce point de vue sociologique concorde avec les définitions juridiques qui prévalent en matière de corruption. On peut en trouver un exemple très clair dans la loi de la République n° 6713 ou le Code de conduite et les normes éthiques qui s’imposent aux fonctionnaires et employé.e.s de l’État. Malheureusement, cette loi est davantage connue pour avoir été enfreinte que pour avoir été respectée.
Communément appelée « loi SALN »(statement of assets, liabilities, and net worth) en raison de l’obligation faite à tous les agents publics de présenter chaque année une déclaration de patrimoine, cette loi de 1989 a un champ d’application qui dépasse celui des seules déclarations financières. Par exemple, elle exige que chaque fonctionnaire signale sous serment « tous les membres de sa famille au service du gouvernement jusqu’au quatrième degré de consanguinité ou de parenté ».
La loi comporte également de nombreuses recommandations et directives destinées à favoriser un comportement éthique dans l’exercice de la fonction publique. En voici quelques exemples :
– Section 4(a) Engagement envers l’intérêt public : Les fonctionnaires et les employés publics doivent toujours faire passer l’intérêt public avant l’intérêt personnel.
– (b) Professionnalisme : Ils doivent s’efforcer de décourager toute perception erronée de leurs fonctions qui pourrait les faire cconsidérer comme des agents ou des intermédiaires d’un système de clientélisme.
– (c) Équité et intégrité : Ils doivent éviter d’accorder des avantages indus à leurs proches, exception faite des postes de confiance au sens strict du terme ou des fonctions de collaborateurs personnels.
– (d) Neutralité politique : Les fonctionnaires et les employés publics doivent être au service de tous et toutes sans discrimination abusive et sans considération d’affiliation ou de préférence partisane.
À l’instar de notre Constitution, la RA 6713 est un document dont le caractère moderne l’oppose presque en tout point au système politique régi par les traditions qui prévaut aujourd’hui dans notre pays.
Bien que nous prétendions être une démocratie moderne, notre gouvernement fonctionne sur le mode du clientélisme à presque tous les niveaux, et où la famille impose sa suprématie en tant qu’unité fondamentale. Ce phénomène se manifeste également dans une certaine mesure dans le monde des affaires, où l’influence de la famille persiste malgré l’adoption de structures d’entreprise modernes.
Mais alors que l’économie tend vers un mode de gestion professionnel à mesure qu’elle s’intègre dans l’ordre mondial, le mouvement vers un mode de gouvernement à caractère professionnel reste difficile à percevoir dans le domaine de la politique.
En fait, notre vie politique a connu une certaine régression. Si l’on se penche sur les premières années de l’État-nation philippin, de la période du Commonwealth à celle qui a précédé la loi martiale, on constate qu’à cette époque, des efforts plus importants ont été consentis pour séparer la famille de l’État. Il était alors considéré comme le comble de l’inconvenance de la part d’un homme politique de promouvoir un membre de sa famille comme successeur ou de se présenter aux élections aux côtés de son épouse, de son enfant, de son frère ou de sa sœur.
La tradition féodale du « noblesse oblige » (en français ndt) - la conception selon laquelle les personnes occupant une position élevée ont le devoir moral d’agir noblement - se retrouve dans notre culture sous la forme de delicadeza (en espagnol) ou delikadesa (en philippin), ce qui renvoie à un souci de raffinement ou, en philippin, de kapinuhan. Cette norme culturelle servait autrefois de solide garde-fou contre les abus de pouvoir, renforcé par un sens omniprésent de la hiya (honte). Personne ne justifiait des actes immoraux ou contraires à l’éthique en affirmant simplement, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, que « ce n’est pas illégal, donc c’est permis ».
Bien avant que les règles éthiques ne soient inscrites dans nos lois, un code moral commun régissait tacitement le comportement de la plupart de nos dirigeants politiques, même s’ils avaient aussi leurs travers. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une crise car, alors que nous disposons d’une abondance de lois modernes, la culture morale qui devrait les sous-tendre s’est érodée.
Comme le disait le philosophe italien Antonio Gramsci, « la crise consiste précisément dans le fait que l’ancien se meurt et que le nouveau ne peut pas naître ; dans cet interrègne, une grande variété de symptômes morbides apparaissent ».
La corruption est omniprésente dans nos institutions, mais nombreux sont ceux qui ne la reconnaissent pas comme telle. Pour eux, accorder un traitement préférentiel à des parents, des amis proches ou des alliés politiques, ou accepter des pots-de-vin ou des dessous-de-table afin d’avoir de l’argent pour aider les personnes dans le besoin, ce n’est pas de la corruption - cela fait simplement partie du système. Ceux qui comprennent la situation mais qui ont abandonné l’espoir d’une société meilleure peuvent parfois hausser les épaules et dire : « C’est comme ça ».
Mais si nous ne prenons pas conscience que cette situation est à la base de la crise persistante que traverse notre pays - pourquoi nous sommes à la traîne par rapport à des pays qui, jadis, se tournaient vers nous pour trouver des solutions - il n’y a aucun moyen de nous sortir de l’ornière dans laquelle nous sommes enlisés.
Randy David