Rio de Janeiro (Brésil).– « La justice est parfois lente, stupide et injuste, mais elle arrive, y compris pour ceux, qui comme les accusés, pensent qu’ils seront toujours impunis »,conclut la juge Lucia Glioche, qui poursuit : « Vous êtes condamnés à 78 ans 9 mois de réclusion pour l’accusé Ronnie, 59 ans et 8 mois pour l’accusé Elcio ».
En entendant le verdict, les proches des deux victimes se prennent dans les bras et pleurent longuement au milieu des vivats de la salle bondée. L’émotion est à la hauteur de l’attente. Il aura fallu attendre six ans, septmois et dix-sept jours pour arriver à cette sentence.
La veille, la première journée du procès s’était étirée sur treize heures. Une épreuve pour les familles qui en ressortent les traits tirés et les yeux rougis. Derrière les vitres antibruit qui séparent la salle du tribunal de Rio de Janeiro de l’estrade où se trouvent les familles, les proches et la presse venue en grand nombre, la ministre de l’Égalité raciale Anielle Franco, sœur de Marielle, sanglote bruyamment et pendant un long moment sur l’épaule de Luyara, fille de la victime.
Entendre un audio sur Whatsapp de sa sœur, tout enjouée et heureuse, la fait craquer. « C’est un jour difficile. C’était vraiment dur de se rappeler tout cela, voir exactement comme tout a été organisé »,lâche Luyara lors d’une pause d’audience. Plus tard, lorsque Ronnie Lessa lâche froidement qu’il a visé la tête, elle quitte précipitamment la salle en pleurant à chaudes larmes.
Marinete, la mère de Marielle Branco, prend la parole avant le procès, entourée de ses proches. © JMA
Ce procès replonge le pays six ans en arrière. Le 14 mars 2018, vers 21 heures, 14 coups de feu déchirent la nuit. Marielle est tuée en même temps que son chauffeur Anderson. Seule survivante, Fernanda Chaves, l’assistante et amie de la conseillère municipale, détaille la scène. « On était en train de regarder nos téléphones en discutant de la journée. Elle avait hâte de rentrer chez elle, mais allait me déposer au passage. La rafale est venue de nulle part, je me suis abaissée par réflexe. J’ai ensuite senti son bras et le poids de son corps. » Elle doit la vie à une imprudence : elle n’avait pas mis sa ceinture et a pu se recroqueviller. Sans cela, la trajectoire d’une des balles de 9 mm lui aurait pulvérisé le crâne.
« Le reste du tribunal de justice est pratiquement à l’arrêt, tous ses fonctionnaires suivent ce jugement de près », glisse l’une d’entre elles, qui s’est faufilée dans les gradins. Par crainte d’un public trop abondant, l’entrée dans la salle d’audience a été limitée. Il faut dire que tout le pays s’est emparé de cet assassinat.
D’un côté, « Marielle » est devenue le symbole d’une partie du Brésil, touché par ses luttes en faveur des minorités, des droits humains et contre les milices ultra-violentes, ces groupes paramilitaires mafieux qui s’arrogent des territoires et y contrôlent tout d’une main de fer. De l’autre, l’extrême-droite en a fait son épouvantail, multipliant les fausses nouvelles dès l’annonce de sa mort.
C’est le crime le plus emblématique de ce pays, qui voit les corps comme celui de Marielle, noirs, LGBTQI+, issus des favelas, comme des corps jetables.
La veuve de Marielle Franco, Mônica Benicio, témoigne avec difficulté à la barre, ravagée par la tristesse. « C’est le crime le plus emblématique de ce pays, qui voit les corps comme celui de Marielle, noirs, LGBTQI+, issus des favelas, comme des corps jetables. La véritable justice aurait été d’avoir Marielle avec nous, mais maintenant, on veut la justice attendue durant si longtemps. » Ce combat représente aussi pour les proches de Marielle Franco une bataille contre l’impunité, alors que seuls 20 % des assassinats de Rio de Janeiro sont résolus.
Les deux accusés ne sont pas présents dans la salle. Pour des raisons de sécurité, ils sont jugés à distance. Il faut dire qu’après avoir longtemps nié les faits, les deux hommes, acculés par de nouvelles preuves, ont récemment accepté de collaborer avec la justice. En échange de certains avantages, ils ont admis leur culpabilité et dénoncé ceux qu’ils présentent comme les commanditaires.
Arrêtés en 2024, Domingos Brazão, conseiller du Tribunal des comptes de Rio de Janeiro, son frère Chiquinho, député fédéral, et le chef de la police civile de l’époque, Rivaldo Barbosa sont depuis en prison. Menaçant les intérêts économiques des deux frères, Marielle était devenue « un caillou dans leurs chaussures »,selon les mots du tireur. À la demande des procureurs, Ronnie Lessa ne mentionne cependant qu’à la marge les commanditaires, qui ne sont pas l’objet de ce procès. Mais l’homme revient longuement sur ses confessions.
D’abord un peu sur la défensive, cet ancien policier réputé et craint, retrouve sa gouaille et parle de sa passion pour les armes, explique que sa cible lui a presque échappé le soir du meurtre, détaille son positionnement pour pouvoir faire feu des deux côtés... Intelligent, alcoolique et très vaniteux, le tueur à gages voulait plus de pouvoir. Supprimer Marielle Franco lui aurait permis de recevoir en récompense un territoire et une influence nouvelle dans le monde du crime. Sans convaincre personne dans la salle, il termine son interrogatoire en déclarant : « Je demande pardon à la famille d’Anderson, de Marielle, à la mienne, à Fernanda et à toute la société pour les actes fatidiques qui nous réunissent ici. »
Son complice, Elcio Queiroz, policier corrompu et criminel frustré, est un homme de l’ombre. Ami de Lessa depuis des années, il a accepté avec entrain de faire le chauffeur sans même connaître la cible. Et ainsi tenté de se remettre en selle après son expulsion de la police. Lors du procès il a essayé, sans succès, de convaincre les sept jurés, tous des hommes, qu’il avait tout fait pour démotiver son comparse de passer à l’acte.
Les deux avocats n’ont pas cherché à innocenter leurs clients. Ils espéraient surtout éviter certaines circonstances aggravantes.Leurs accords de collaboration devraient pouvoir permettre aux deux condamnés de bénéficier d’aménagements de peine au bout d’un certain nombre d’années de prison.
À quand le procès des commanditaires ?
Ce procès étant passé, le chemin vers celui des possibles commanditaires se dégage. Tous nient les faits et concentrent leurs critiques sur l’accord de collaboration de Ronnie Lessa. Joint par téléphone, Marcelo Ferreira, l’avocat de Rivaldo Barbosa assure que « Lessa a inventé un tissu de mensonges, en mélangeant des noms, des histoires et des personnages réels ». De nouvelles révélations sont cependant venues compliquer sa stratégie, comme la découverte d’une série de rendez-vous de son client dans un cabinet de dentiste fréquenté par une équipe de tueurs à gages, au cœur d’une favela contrôlée par des miliciens.
Reste que six ans après les faits, des témoins clés de l’affaire ont été assassinés et une partie des preuves a disparu, notamment des données téléphoniques, explique une source de la police fédérale qui a participé à l’accord de collaboration. « On aurait voulu 500 fois plus de preuves, mais on a fait le maximum vu les conditions. »
En perte d’influence depuis leur arrestation, les deux frères Brazão détiennent cependant toujours des postes clés. Ils n’ont pas rendu les armes et espèrent être innocentés. Face à ces accusés puissants, les familles des victimes affichent leur volonté de poursuivre le combat. À la sortie du jugement, elles se tiennent en ligne face à une forêt de micros pour marteler leur message. Antônio, le père de Marielle, normalement du genre discret, lâche d’un ton ferme. « La première question était qui a tué Marielle ? Aujourd’hui, on a eu cette réponse avec cette condamnation. Mais ça ne s’arrête pas là, parce qu’il y a les commanditaires. La nouvelle question est maintenant : quand seront condamnés les commanditaires ? »
Jean-Mathieu Albertini