Depuis le 23 septembre, la confrontation entre le Hezbollah et l’armée israélienne s’exacerbe. Le conflit a pris un tournant avec l’intensification des frappes dans le sud du Liban et la banlieue sud de Beyrouth après que Nétanyahou ait fermement rejeté l’option d’un cessez-le-feu. Les récents développements et la rhétorique officielle israélienne accréditent l’idée que Tel-Aviv ne cherche plus uniquement à mettre en œuvre une politique d’élimination du Hezbollah, mais bien à changer le statu quo régional.
Reprenant à son compte la rhétorique des néoconservateurs américains, le premier ministre israélien a dévoilé son ambitieux projet de « nouveau Moyen-Orient ». Comme le constate avec lucidité l’ancien ministre libanais et ex-diplomate de l’ONU Ghassan Salamé :
« L’appétit vient en mangeant. […] L’objectif peut avoir été au départ uniquement de dégrader autant que possible le stock d’armes du Hezbollah – notamment les 600 à 700 missiles de longue portée que les Israéliens pensaient en sa possession – et de pouvoir ramener chez eux les habitants de Haute Galilée. [Mais forts de leurs succès tactiques et de l’inexistence d’une pression internationale ou arabe], les Israéliens s’enhardissent ».
Volonté de reconfiguration des alliances stratégiques
En effet, il ne s’agit plus pour Israël de réduire drastiquement les capacités du Hezbollah avant de l’expulser du Sud-Liban, mais de démanteler le réseau d’alliances tissé par l’Iran pour bâtir un nouveau Moyen-Orient débarrassé de l’influence de Téhéran.
Dans cette perspective, Israël cherche également à imposer des conditions politiques qui compromettent tout projet d’État palestinien. Plusieurs ministres ont appelé à une recolonisation de Gaza, certains réclamant même l’expulsion des Palestiniens en dehors des frontières israéliennes.
Cette nouvelle configuration régionale, où Israël apparaîtrait comme une puissance dominante, requiert également la construction d’alliances régionales avec les pays arabes, en particulier les États du Golfe, y compris l’Arabie saoudite, dans une sorte de prolongement des accords d’Abraham (traités de reconnaissance mutuelle et de normalisation des relations signés en 2020 entre Israël et plusieurs États arabes notamment les Émirats arabes unis et le Bahreïn).
Enfin, comme le soulignent certains commentateurs, pour renforcer significativement sa posture de dissuasion, Israël pourrait envisager « le redécoupage des frontières ou leur sécurisation de manière à empêcher les menaces directes, qu’elles proviennent de Gaza, du Liban ou de la Syrie ».
Une ambition qui remettrait en cause le soutien des États-Unis ?
Pour concrétiser ce projet de « Nouveau Moyen-Orient », Tel-Aviv compte sur le soutien des États-Unis, qui ont jusqu’à présent maintenu un engagement significatif à ses côtés. En effet, durant des années, Washington a limité les moyens de défense de l’armée libanaise, obérant la capacité du pays du Cèdre à dissuader les atteintes directes à son intégrité territoriale.
De surcroît, les États-Unis ont apporté un appui militaire sans faille à Israël depuis le début de la guerre à Gaza, puis au Liban. La récente décision américaine de livrer un système antimissile avancé qui endiguerait la menace balistique iranienne – et d’envoyer sur le terrain une centaine de militaires chargés de le faire fonctionner – est un nouvel exemple probant de cet engagement. Pour autant, si à l’heure actuelle il n’existe pas de découplage stratégique entre les intérêts de Washington au Moyen-Orient et ceux d’Israël, soutenir Benyamin Nétanyahou dans sa volonté de remodeler la région peut être un pari hasardeux. Pour plusieurs raisons.
Éradiquer le Hezbollah : un objectif voué à l’échec ?
Premièrement, si certains observateurs, comme Olivier Roy, soulignent « un effondrement des capacités militaires de la coalition anti-Israël », notamment celles du Hezbollah, en raison des succès tactiques israéliens qui auraient « brisé la chaîne de commandement du haut en bas, obérant la capacité de faire la guerre », l’âpreté des combats terrestres dans le sud indique qu’une telle analyse doit être largement nuancée.
Pour entamer les capacités militaires du Hezbollah, la campagne de frappes en profondeur s’est doublée d’actions terrestres. Or, à cet égard, il convient d’observer que, jusqu’à présent, l’armée israélienne n’a pas été en mesure de réaliser une véritable percée dans le sud du Liban. Les incursions visant à déloger des combattants préparés aux contraintes d’une guerre d’attrition prolongée restent limitées et sont souvent suivies d’un repli. Par ailleurs, le Hezbollah a récemment démontré que l’élimination d’une partie de sa direction n’a pas entamé sa capacité à tirer des missiles vers le nord d’Israël.
Pour Olivier Dujardin, chercheur associé au Centre français de Recherche sur le Renseignement et expert militaire :
« Si la direction unifiée du Hezbollah est affaiblie, la capacité tactique des cellules, elle, reste entière. »
Il souligne par ailleurs que les Israéliens sont confrontés à un problème majeur :
« Leurs troupes ne sont pas en nombre infini. Ils ont des forces mobilisées à Gaza et en Cisjordanie et avec les troupes restantes, ils mènent leur offensive au Liban : ils ont donc un problème de volume. Plus vous étendez le territoire conquis, plus vous diluez vos forces jusqu’au moment où la balance bascule. C’est-à-dire que la densité de forces devient insuffisante par rapport à l’adversaire. »
En outre, il rappelle que tout objectif d’éradication du Hezbollah est irréaliste.
« On ne détruit pas une organisation comme le Hezbollah. Même l’élimination de tous ses membres n’engendrerait pas sa disparition parce que la raison et les conditions qui président à son existence sont toujours d’actualité. Lorsque vous affrontez une organisation comme le Hezbollah, qui peut compter 50 000 ou 100 000 combattants selon les sources, et que vous décapitez des têtes, subitement vous avez affaire à une myriade de cellules qui vont mettre un certain temps à se réunifier, mais cela se produira en fin de compte […]. Les Israéliens achètent du temps pour quelques semaines ou quelques mois uniquement. »
Les risques d’un conflit ouvert avec l’Iran
Deuxièmement, l’hypothèse défendue par Olivier Roy selon laquelle le régime iranien est actuellement dans l’impasse car « il peut lancer une campagne terroriste à l’extérieur, mais cela ne fera que renforcer le soutien occidental à Israël [et que sa bombe nucléaire] heureusement, n’est pas opérationnelle » est remise en cause par d’autres, comme Arash Reisinezhad, qui estiment au contraire que les frappes de représailles lancées par l’Iran le 1ᵉʳ octobre inaugurent une nouvelle ère, dans la mesure où elles illustrent à la fois le développement et la modernisation des capacités balistiques iraniennes, et introduisent une équation de puissance aux conséquences stratégiques majeures.
Téhéran, en frappant directement le territoire israélien et en prenant pour cible un État doté de l’arme nucléaire, a affiché au grand jour sa politique de dissuasion. La riposte israélienne du 26 octobre a d’ailleurs été relativement modérée, sous la pression de Washington, ce qui pourrait indiquer que Tel-Aviv ne souhaite pas aller, au moins dans l’immédiat, jusqu’à une confrontation de grande envergure avec la République islamique.
En septembre dernier, l’engagement du premier ministre israélien dans un conflit militaire de haute intensité sur le terrain libanais prenait pour prétexte la volonté d’« isoler Gaza du Liban ». Or la poursuite de la guerre, de l’aveu même de Benyamin Nétanyahou, vise aujourd’hui à changer l’équilibre des forces régionales pour transformer la réalité stratégique du Moyen-Orient.
Reconfigurer le Moyen-Orient n’entre pas dans les intérêts directs de Washington
Ainsi en reprenant à son compte une rhétorique datant des années George W. Bush sur la reconfiguration du Moyen-Orient, Benyamin Nétanyahou s’inscrit dans l’approche des néoconservateurs américains qui avaient, un temps, caressé l’espoir de remodeler la région.
Le premier ministre israélien oublie que les États-Unis se trouvaient alors à l’apogée de leur puissance… et ont tout de même échoué dans cette entreprise. En outre, appuyer cette approche maximaliste ne ferait que détourner Washington de sa préoccupation stratégique majeure, à savoir la Chine.
Pour le colonel Olivier Passot, chercheur associé à l’Institut de Recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), les États-Unis seraient plutôt frileux à l’idée de s’engager dans un tel projet :
« Donald Trump est certes un grand soutien de Nétanyahou mais, par principe, il n’est pas favorable aux interventions américaines à l’extérieur. Même Kamala Harris ne me semble pas adhérer à l’idée d’une réhabilitation du rôle des États-Unis comme gendarme du monde. Aujourd’hui, il y a certes une majorité américaine sensible à la cause israélienne qui souhaite que les États-Unis participent à cette défense. Mais je ne crois pas que pour eux, l’idée de remodeler le Moyen-Orient soit un leitmotiv. Après leur expérience désastreuse dans la région, ils ont bien compris que c’est une mauvaise idée d’essayer de changer les régimes. »
Pour résumer, le débordement de la guerre contre Gaza sur le terrain libanais, qui a débuté par une longue campagne de frappes aériennes, prend désormais une dimension régionale. En dépit d’une asymétrie conventionnelle et nucléaire, l’Iran a démontré, lors de l’attaque du 1ᵉʳ octobre, sa capacité à saturer la défense antiaérienne en n’utilisant qu’une partie minime de ses missiles. Et une éventuelle riposte israélienne plus intense que celle du 26 octobre pourrait, par ailleurs, accélérer le projet iranien de se doter d’une force de dissuasion nucléaire.
Ainsi, le risque d’exacerbation de la confrontation est bien réel. Les États-Unis, s’ils appuient le projet de remodelage de la région voulu par Benyamin Nétanyahou, s’engageraient dans un engrenage irréversible.
Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de Lorraine
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