Alexandre Martins - Le système de santé français était encore récemment en tête des classements comparatifs. Cela n’est plus le cas à l’heure actuelle, que s’est-il passé dans la période récente ?
André Grimaldi – Depuis ses origines, le système de santé français est un système mixte public/privé (financement par la Sécurité sociale et par les assurances privées, séparation entre médecine de ville libérale et hôpital public). Il était adapté à la maladie aiguë et aux gestes techniques. Mais il est aujourd’hui inadapté pour la prise en charge des urgences avec 22 millions de passages aux urgences hospitalières en 2022, comme pour le suivi des patient·e·s atteints de maladies chroniques qui nécessite une coordination entre la médecine de ville et l’hôpital et une graduation des soins.
Or, toutes les réformes des années 2000 ont été pensées en fonction de la maladie aiguë et des gestes standardisables. On en est venu à théoriser que la médecine devenait industrielle, le médecin un ingénieur et l’hôpital une entreprise commerciale relevant des lois du marché et de la gouvernance d’entreprise. Les gestionnaires ont pris le pouvoir sur les soignant·e·s. On a observé une focalisation sur le bloc opératoire et une assimilation de l’hôpital à une chaîne de production. La tarification à l’activité (T2A) [2] est ainsi introduite en 2004, généralisée en 2008, pour le financement des hôpitaux. Or, la T2A à l’hôpital, comme le paiement à l’acte en ville, est inadaptée à la prise en charge des maladies chroniques, qui représentent 60% des dépenses de santé et qui concernent 24 millions de personnes.
Quelle est votre analyse de ce financement à l’acte ou à l’activité ?
Il y a trois modes de financement des hôpitaux : on peut rémunérer à la journée (comme à l’hôtel), ou par le biais d’un budget (sur le modèle de l’Éducation nationale) ou on peut payer à l’acte ou au séjour hospitalier. En France, ces trois systèmes ont été employés successivement. En réalité, il faudrait utiliser les trois conjointement, en fonction de l’activité médicale en question. Ainsi, les soins palliatifs devraient être financés à la journée alors qu’ils sont actuellement financés à l’activité (on parle des fins de vie qui nécessitent des soins de confort et une présence humaine). A contrario, la chirurgie ambulatoire, qui peut être standardisée et programmée (canal carpien, cataracte…) peut être payée à l’activité. La maladie chronique ne le peut pas car la prise en charge est extrêmement variable d’un malade à l’autre en fonction du vécu de la maladie, de la réponse aux traitements, des âges des patient-e-s, de la comorbidité, des conditions sociales, etc. Il faut financer la maladie chronique en ville par une capitation et à l’hôpital par un budget global annuel qui doit être évolutif d’une année sur l’autre en fonction du nombre de patient·e·s pris en charge et des progrès thérapeutiques.
La réponse des managers est la T2A pour toute l’activité médicale. Finalement, c’est le mode de financement qui en vient à déterminer la pratique médicale, en fonction du critère de rentabilité. De plus, depuis la crise financière de 2008, la réduction des dépenses publiques est devenue un objectif politique prioritaire, le budget de l’hôpital a servi de volant de régulation des dépenses de santé avec une mesure particulièrement perverse consistant à baisser les tarifs de la T2A remboursés par la Sécurité sociale à l’hôpital à mesure que l’activité augmente. Ainsi, de 2010 à 2018, les tarifs ont baissé de 7% alors que l’activité augmentait de 15%, sans que le personnel ne soit ni plus nombreux ni mieux rémunéré. Cette folie s’est fracassée en 2019, juste avant la survenue de la pandémie
L’obsession pour les coûts s’arrête lorsqu’il est question du rôle des complémentaires privées. En effet, si ces dernières ont pris la main et financent plus de la moitié des soins courants (hors hôpital et affections de longue durée), elles ne remboursent que 13% des soins. Or, leurs frais de gestion se montent à 7,5 milliards d’euros par an, alors que ceux de la Sécu, qui paye 80% des soins, sont inférieurs à 7 milliards. Ainsi, en plus d’être moins égalitaire (puisque la prestation financée est fonction du niveau de couverture contractée), moins solidaire entre riches et pauvres ainsi qu’entre bien portant-e-s et malades, le privé est nettement moins efficient que le public.
Constatez-vous une tendance au renoncement aux soins ?
Une autre facette de la régulation comptable se traduit par le thème de la « responsabilisation » du patient – comme si c’était lui-elle qui prescrivait les médicaments et les examens complémentaires – avec son cortège d’augmentations des franchises comme vous les connaissez en Suisse. La participation directe des assuré-e-s aux frais de santé se monte à 7% en France, ce qui est peu par rapport à la Suisse, mais le montant des franchises à la charge des patient-e-s doit doubler. Or, les études publiées sont formelles : quand vous augmentez le reste à charge (RAC), vous augmentez les inégalités sociales en matière d’accès aux soins au détriment des plus défavorisé-e-s. Finalement, cela coûte plus cher car l’augmentation du RAC entraîne souvent une moins bonne observance, avec plus de rechutes ou de complications, ce qui fait grimper les coûts. La gratuité coûte donc moins cher !
Qu’en est-il d’autres acteurs privés agissant sur ledit « marché de la santé » ?
La privatisation s’engouffre dans le marché de la santé. L’industrie pharmaceutique (big pharma) est hyper-puissante et s’impose face aux Etats. Ce domaine est extrêmement concentré entre quelques firmes qui fixent leurs tarifs, mais n’effectuent plus de recherche, elles se contentent de racheter des start-up issues de la recherche publique.
On observe également un grand développement des cliniques privées, propriété de grands groupes internationaux financiarisés. Ces derniers procèdent par rachat et restructuration. Leur but premier est la rentabilité. Dégager des marges bénéficiaires se réalise par des prix élevés pour des prestations annexes (chambre seule particulière, par exemple) et surtout par le tri des patient-e-s pour ne traiter que les cas rentables en renvoyant les patient-e-s non rentables vers l’hôpital public (qui doit assumer des services d’urgence, contrairement aux cliniques).
Quelles sont les conséquences de ces développements sur les conditions de travail des personnels soignants ?
En France, on a de 10 à 20% de lits fermés par manque de personnel. La conséquence est que des gens admis aux urgences doivent rester sur des brancards, ce qui est délétère notamment pour les personnes âgées car on sait que le nombre d’heures passées sur un brancard est corrélé à la mortalité. Le manque de personnel est largement dû aux conditions de travail. La France est 16e sur les 32 pays de l’OCDE en ce qui concerne le salaire des infirmiers-ères (elle était 28e avant la pandémie). Paradoxalement, l’introduction des 35 heures a joué un rôle car elle s’est faite sans embauches correspondantes et en misant, dans une logique d’entreprise, sur l’augmentation de la productivité du travail. Cela a pris la forme d’un blocage des salaires, d’une traque aux temps morts (y compris les temps de transmission d’une équipe à l’autre ou les réunions de services). On a ensuite poussé à l’interchangeabilité du personnel, ce qui a disloqué les équipes de travail. Or, la qualité des soins est dépendante de la présence d’équipes de travail formées, stables et habituées à travailler ensemble. Cette dislocation des équipes a eu comme conséquence une perte de sens du travail pour les soignant-e-s, dont beaucoup ont quitté l’hôpital. À l’heure actuelle, il y a un turn-over incroyable parce que les équipes ont été détruites, c’est une situation chaotique. Et toute dégradation dans les conditions de travail se traduit par une augmentation de l’absentéisme et une baisse de qualité des soins. Concernant la charge de travail, il est intéressant de noter que les managers de l’hôpital-entreprise ne chiffrent pas (sauf en réanimation) les besoins en infirmiers-ères par patient. Si on effectuait ce travail, on arriverait à la conclusion qu’il manque 100 000 infirmiers-ères en France (sur 600 000 employé·e·s dans l’hôpital public). On pourrait les rémunérer si on économisait les 7 milliards de frais de gestion inutiles des assurances privées…
Quels sont les remèdes à appliquer ?
La question politique de fond est de savoir quelle est la part de la richesse sociale (ou du PIB) que le pays souhaite consacrer à la santé. Je vais me limiter à énumérer un certain nombre de thèmes pour un changement d’orientation. Il s’agirait tout d’abord de reprendre le chemin de la Grande Sécu 100%, ce qui permettrait d’économiser les frais de gestion faramineux des assurances privées concurrentielles pour revenir à une gestion publique plus efficiente. La régulation du budget devrait se baser sur la pertinence des soins et être déclinée pour chaque établissement et non se faire sur les éléments purement comptables débouchant sur des coups de rabot.
Pour éviter une étatisation de la médecine, il faut renforcer la démocratie sanitaire, c’est-à-dire que ce sont le malade et son entourage qui sont le mieux placés pour évaluer la qualité des soins. Les associations de malades doivent donc être impliquées dans ces discussions, tout comme les praticien-ne-s. La démocratie sanitaire doit s’articuler avec la démocratie politique et la démocratie sociale.
D’autres mesures seraient évidemment nécessaires (abolition des dépassements d’honoraires, développement du travail en équipes médicales et paramédicales en ville comme à l’hôpital, graduation des soins avec priorité au premier recours, construction de centres de santé reliés aux hôpitaux pour répondre aux déserts médicaux, taxation des produits nocifs pour la santé et de leur publicité pour financer la prévention, etc.). Ces mesures impliquent d’avoir dans l’idée que la médecine est un bien commun qui doit être financé solidairement.
Entretien avec André Grimaldi conduit par Alexandre Martins