Ils sont accusés de nombreux maux. D’abord de porter atteinte à certaines activités économiques (comme l’élevage d’ovins pour le loup et l’ours), d’être concurrents des chasseurs (comme le renard), voire d’être vecteurs de maladies (comme pour le renard encore). Ils sont souvent considérés comme « nuisibles » et détruits au nom d’arrêtés préfectoraux, quelquefois protégés par la loi ou les conventions européennes, mais tout de même « régulés » au nom de politiques de dérogation.
Pourtant ces prédateurs ont toute leur place dans les écosystèmes, qui ne peuvent pas fonctionner correctement sans eux. Il est ainsi irrationnel (quand ce n’est pas hypocrite) de faire des grands discours sur l’urgence de protéger la biodiversité et dans le même temps d’appeler ou de soutenir la destruction des prédateurs. Les écosystèmes fonctionnent ainsi sous les lois naturelles de « régulation ascendante » (la quantité de proies induit la quantité de prédateurs » et de « régulation descendante » (la quantité de prédateurs limite la quantité de proies). Sous des conditions données, un équilibre s’installe normalement entre prédateurs et proies, empêchant toute « pullulation » de l’un ou de l’autre. Porter atteinte à ce système conduit à fabriquer des déséquilibres impactant fortement toute la biodiversité.
Pour donner un seul exemple (mais il y en a des centaines !), l’extermination des loups dans les parcs nationaux d’Amérique du Nord a provoqué en quelques décennies la prolifération des grands herbivores qui ont exercé une trop forte pression sur la végétation et remis en cause la régénération de la forêt. On a constaté un phénomène analogue en Ecosse et bien sûr… en France, ou le retour de la couverture forestière a conduit à un trop grand nombre de cervidés et sangliers, en absence des grands prédateurs que l’on avait exterminé les décennies précédentes. On constate à ce sujet l’incapacité des chasseurs à gérer cette situation. Bien souvent, au contraire, ceux-ci amplifient le problème en nourrissant artificiellement les sangliers et cervidés…pour pouvoir faire des tableaux de chasse !
De la même manière, l’élimination ou en tout cas la limitation des populations de renard a conduit localement à une forte présence des rongeurs, du coup nuisibles aux cultures, et à l’emploi en catastrophe de produits chimiques dangereux, peu efficace à long terme contre les rongeurs, mais terriblement efficaces pour éliminer justement les prédateurs (comme les rapaces) qui auraient pu limiter les populations de rongeurs !
Peut-être est-il temps d’arrêter de marcher sur la tête et de reconnaître qu’il n’y a pas d’animaux « nuisibles » et que tous les prédateurs doivent être totalement protégés, que leur place dans les écosystèmes est fondamentale et qu’il ne peut y avoir de politique de préservation de la biodiversité sans prendre en compte leur place.
Cela étant dit, il n’est pas question non plus de refuser de prendre en compte les impacts de certains de ces prédateurs sur les activités humaines et de s’opposer à toute politique de régulation. Mais ces politiques doivent impérativement respecter les conditions suivantes :
– Etudes scientifiques rigoureuses permettant d’évaluer les impacts économiques et le suivi de l’efficacité des mesures de régulation.
– Suivis scientifiques rigoureux permettant d’évaluer l’absence de risque d’affaiblissement de l’espèce concernée.
– Etudes des mesures préalables permettant de gérer les problèmes éventuels sans passer par des mesures de régulation, qui doivent donc toujours n’être utilisées que comme dernier recours.
Et c’est bien là que le bât blesse, car dans aucun des cas concernés dont la presse s’est fait souvent l’écho récemment, ces conditions n’ont été réunies. C’en est ainsi pour le loup, l’ours, le lynx, le renard et plus largement aussi pour les goélands ou les étourneaux.
Alors revenons sur les situations des quatre premières espèces, cas emblématiques et ayant enflammé les campagnes et les montagnes, jusqu’à faire perdre à beaucoup et la rationalité et leurs fondamentaux idéologiques.
Le cas du loup. Des chasseurs extrémistes à José Bové et la Confédération paysanne, en passant par la FNSEA et tous les partis politiques (mis à part EELV), même combat ! Haro sur le loup (étranger) qui vient manger nos moutons (français) !
Revenons d’abord sur l’origine des loups, de retour récent en France. Ils n’ont pas été lâchés en hélicoptère par des écologistes irresponsables, mais bien revenus naturellement d’Italie, à la faveur de l’augmentation de la couverture forestière, ayant favorisé elle-même l’augmentation des proies des loups. Ensuite, prenons en compte que le loup n’est pas un animal dangereux pour l’homme et comme on l’a montré plus haut, joue un rôle majeur dans l’écosystème forestier, en régulant ses espèces proies.
Le problème est que pendant de nombreuses décennies, les éleveurs de moutons s’étaient habitués à faire pâturer en montagne de grands troupeaux non protégés et gardés par un nombre insuffisant de bergers. L’arrivée du loup vient donc rappeler que notre modèle d’élevage en montagne n’est pas pertinent. Non seulement ce modèle ne permet pas la cohabitation entre les grands prédateurs (dont le loup) et l’élevage, mais pose bien souvent un réel problème de surpâturage, portant gravement atteinte à la végétation et à la flore fragile de montagne.
Face à ces difficultés, on peut deviner qu’il est facile et tentant de faire du loup le bouc-émissaire et donc de réclamer son élimination, car cela permet de ne pas poser le problème des changements nécessaires dans l’élevage ovin.
C’est pourtant bien par là qu’il faut commencer. Et d’abord en rappelant que celui qui est au contact du loup, c’est le berger et non l’éleveur. Un berger mal formé, mal payé, en statut précaire, soumis à des conditions de travail scandaleuses qui ne lui permettent pas de supporter l’arrivée du loup.
Or, la situation des bergers, véritables prolétaires de la montagne, est systématiquement oubliée et niée par tous les acteurs. La solution à l’arrivée du loup passe portant par lui. Il est ainsi indispensable d’augmenter de manière très importante le nombre de bergers, d’obliger la filière à les recruter en CDI, de leur fournir une formation solide, aussi bien en termes de protection du troupeau contre les prédateurs que de gestion du pâturage pour éviter les impacts négatifs sur la végétation, d’améliorer considérablement leurs conditions de travail, incluant les problématiques du logement familial. Les mesures de protection des troupeaux (chiens, parcs de nuit) ne pourront jamais être efficaces sans la forte présence du berger sur le terrain.
Il faudra s’interroger ensuite sur la question de la taille des troupeaux et certainement la réduire de manière importante, modifier aussi les dates trop précoces d’arrivée des troupeaux en alpage, en se rappelant que l’élevage intensif d’ovins en montagne est une pratique récente, datant du début des années 1970, comme du reste toute l’agriculture intensive en Europe.
On objectera que les éleveurs ne pourraient supporter le coût de tels changements. Rappelons à ce sujet que ce type d’argument fait fi de ce que peuvent supporter les bergers ! C’est justifier au nom d’intérêts économiques que des individus soient surexploités. Et c’est d’autant plus inacceptable quand il s’agit d’agriculture car la France reçoit tous les ans 7,5 milliards d’euros d’aides directes au titre de la PAC. Cela équivaut de fait à l’ensemble du revenu des 600 000 agriculteurs en salaire net. Il y a donc de quoi créer une véritable filière d’ovins respectueuse de la biodiversité en réorientant les aides de la PAC, qui servent majoritairement à enrichir de gros agriculteurs céréaliers. Investir une partie de ces aides auprès des 50 000 éleveurs d’ovins de France est possible, d’autant que d’autres mesures sont envisageables, comme des mesures fiscales. Mais bien sûr cela nécessitera d’attribuer ces aides (pour le gardiennage et les mesures de protection) en analysant la situation réelle de chaque éleveur, car il n’y a pas que des petits éleveurs en difficulté.
Il est aussi indispensable de rendre obligatoire la protection des troupeaux.
Cette réforme est nécessaire et urgente. Ce n’est qu’après l’avoir mise en œuvre que l’on pourra analyser ses limites pour ce qui concerne l’impact du loup et donc envisager des dérogations particulières pour d’éventuels tirs de défense. En aucun cas ces tirs de défenses, et encore moins des tirs de prélèvement, ne sont acceptables en dehors d’une réforme globale de l’élevage ovin en montagne.
Il faut en effet rappeler que les tirs de prélèvements (comme ceux autorisés par Nicolas Hulot), déstabilisent les meutes, ne règlent pas les problèmes et portent gravement atteinte aux chances de survie de la population de loups en France.
Au vu de ces éléments, on ne peut que regretter la position anti-loup de José Bové et de la confédération paysanne, qui oublient dans cette affaire leurs fondamentaux, c’est-à-dire la remise en cause de l’agriculture intensive. Et que dire mise en avant de loups-hybrides (issus de croisements chiens et loups), reprise dans les médias par José Bové, dont l’importance est contredite par les analyses scientifiques, mais qui sert de prétexte pour justifier le tir des loups, qui du coup, parce qu’ils seraient hybrides, ne seraient plus protégés par la convention de Berne ? On atteint là des sommets de mauvaise foi et d’incompétence.
On ajoutera que les traités de libre échange sont beaucoup plus redoutables pour les éleveurs français que les loups. C’est le mouton de Nouvelle Zélande, entre autres, qui menace la filière alpine. Sans oublier les moutons importés d’Europe de l’Est, dans un sale état, pour être abattus dans un abattoir de Haute-Provence afin de bénéficier du label. Faire du loup le responsable de la crise de l’élevage ovin n’est pas acceptable. Au contraire, le retour du loup est une occasion unique d’éviter la dérive de l’élevage industriel qui débouche toujours sur une catastrophe écologique mais aussi économique. Et enfin on notera que les éleveurs nourrissent les vautours beaucoup plus que les loups. Il suffit de se promener dans les alpages pour constater le retour des vautours qui se nourrissent des cadavres de brebis. Et c’est bien leur rôle. Nous partageons bien le miel avec les abeilles. Nous nourrissons nos chats et nos chiens. L’illusion de se débarrasser de tous ceux qui partagent avec nous le fruit de notre travail - et aussi du leur - est mortifère. Faut-il tuer les oiseaux qui picorent les graines ? Les chinois ont essayé avec le résultat que l’on connaît. En contribuant à maintenir la biodiversité, le loup, comme les vautours, nous aide à vivre.
Le cas du lynx. On en a peu parlé car il est présent essentiellement dans le Jura, pays d’élevage bovin et n’a que les chasseurs comme ennemi, ceux-ci lui reprochant…de faire son travail, c’est-à-dire de réguler les populations d’ongulés sauvages (chamois et chevreuils), et de le faire bien mieux que les chasseurs, qui du coup ont moins de gibier à se mettre sous le fusil pour leur activité de loisir. Il convient de rappeler que le lynx, éliminé de France au 19e siècle, a été réintroduit en Suisse, est ensuite arrivé spontanément dans le Jura français, puis a fait l’objet de mesures de réintroduction dans les Vosges, avant d’en disparaître tout récemment suite à des braconnages successifs. Lorsqu’il est présent en zone d’élevage d’ovins, il peut effectuer des prélèvements sur ceux-ci et donc la problématique est alors la même que pour le loup.
Le cas de l’ours. Si l’impact du loup sur les moutons a été médiatisé dans les Alpes, c’est bien l’ours qui est au centre des polémiques dans les Pyrénées. Rappelons d’abord que contrairement à ce qui se dit quelquefois, l’ours a toujours été présent dans les Pyrénées. Sa situation s’est cependant tellement détériorée, en partie suite aux persécutions, mais aussi à l’augmentation de la présence humaine en montagne, qu’à partir de 1995, la population a fait l’objet d’un programme de renforcement par l’introduction d’ours proches biologiquement, originaires de Slovénie. La dernière introduction date de 2006 et à l’heure actuelle, bien que les programmes précédents aient été des succès, l’arrêt du programme d’introduction suite à l’hostilité des éleveurs ne permet pas d’assurer la viabilité de la population d’ours des Pyrénées, qui est donc toujours menacé de disparition.
Si la prédation sur les ovins est moins habituelle que pour le loup, elle est réelle toutefois, mais reste très marginale. En effet, en moyenne, moins de 200 ovins sont tués chaque année par l’ours sur l’ensemble des Pyrénées. Rappelons que sur les 570 000 ovins présents dans les Pyrénées, 18 000 à 30 000 brebis meurent chaque été de chutes, de la foudre, de maladies, du manque de soin…Le dérochement exceptionnel de juillet dont la presse s’est fait abondamment l’écho fera tout au plus passer la part de l’ours dans la mortalité globale de 1 à 2% en 2017 …Et il est bon de rappeler aussi que tous les troupeaux attaqués par l’ours n’étaient pas protégés, par refus des éleveurs.
On le voit, le cas de l’ours est similaire à celui du loup, mais certainement beaucoup plus facile à gérer si l’on remet en cause le modèle d’élevage intensif. Il est donc urgent, non seulement de protéger les ours, mais de reprendre le programme de renforcement des populations.
Le cas du renard. On ne peut faire animal plus persécuté que lui. Il faut l’objet d’arrêtés préfectoraux le considérant comme nuisible uniquement sur la base de déclarations de dégâts, jamais vérifiées, sans aucun contrôle ni études scientifiques. On lui reproche en fait d’être le concurrent du chasseur pour le « petit gibier ». On oublie ainsi, au nom d’un loisir, son rôle majeur dans la régulation des rongeurs. On met en avant son rôle présumé dans la diffusion d’une maladie, l’échinococcose, qui se développe par un parasitage des rongeurs, proies du renard. Certes, celui-ci en est vecteur, mais aussi le chat domestique (qui est beaucoup plus dangereux pour la transmission à l’homme que le renard). Si l’on voulait éliminer cette maladie, il faudrait donc d’abord éliminer les chats domestiques. Mais que l’on se rassure, le nombre de cas de transmission à l’homme en Europe est extrêmement faible et cette maladie n’est pas considérée comme un problème de santé publique. Il n’en est pas de même de la maladie de Lyme, transmise à l’homme par les tiques et qui devient un véritable et grave problème. Et c’est là que le renard intervient. Sa prédation sur les rongeurs empêche le parasite de se développer car les tiques ont besoin d’une surpopulation de rongeurs pour être infectées. Dans les zones à forte densité de renards, les tiques infectées sont en effet vingt fois moins nombreuses que dans les zones à faible population de renards.
Pour la biodiversité, pour la limitation des populations de rongeurs et donc la protection des cultures, pour des impératifs de santé publique, le renard est un allié de l’homme.
Alors en conclusion, il est urgent de favoriser le retour du loup, de l’ours et la bonne santé des populations de renards et de tous les petits mustélidés (fouine, martre, etc), de supprimer du droit français la notion de « nuisible » et de s’attaquer enfin à un changement des pratiques agricoles, singulièrement en montagne, permettant en même temps une amélioration substantielle des conditions de vie des bergers, des conditions économiques des petits éleveurs et une bonne santé des écosystèmes incluant la végétation sauvage et le rôle des prédateurs.
Peut-être en fait le loup, le lynx, l’ours et le renard viennent-ils nous raconter une histoire : notre système agricole, nos liens avec la nature doivent être revus et nous devons nous interroger sur l’incapacité du capitalisme à gérer cette histoire plutôt que de sortir des fusils pour s’en prendre à la faune sauvage.
Frédéric Malvaud
Bibliographie
– Le Courrier de la Nature, SNPN, Spécial Loup, N° 278, 2013
– Les bergers, prolétaires de l’élevage. Michel Didier. Le Monde diplomatique. Août 2015
– Non, les loups « hybrides » ne sont pas nombreux en France, Audrey Garric, « Le Monde », 13 septembre 2017-10-01
– Loup, dépasser les antagonismes, EELV, Motion du conseil fédéral, 8 juillet 2016
– Lynx et élevage ovin, cohabitation ou confrontation. Rapport AIDA, Ecole VetAgro sup de Clermont Ferrand, Décembre 2014