Si l’alliance (très large) de gauche est arrivée en tête du second tour des élections législatives des 30 juin et 7 juillet dernier, son résultat en voix au premier tour (28 % des suffrages exprimés) a suscité d’importantes interrogations au sein de la gauche et dans le champ scientifique. Ainsi, de nombreuses critiques se sont faites entendre en opposition à la stratégie choisie, en particulier par la France Insoumise, de privilégier la mobilisation des « abstentionnistes déçu·es » aux « classes populaires traditionnelles » [1].
En pratique, certain·es proposent de s’adresser davantage aux déçu·es du « macronisme », ce qui nécessiterait selon elles et eux d’amoindrir les ambitions économiques du programme du NFP en matière de rémunération et de protection sociale en faisant des « compromis » sur ces questions [2]. D’autres proposent, pour élargir les bases électorales du NFP, de s’adresser aux classes populaires salariées ou retraitées, blanches et rurales qui se seraient détournées de la gauche au profit du RN [3].
Cela nécessiterait de mettre au second plan les discours et mesures programmatiques en matière de discrimination, d’immigration, voire d’environnement ou d’aide sociale. Les tenant·es de ces positionnements, en partie contradictoires, sont d’autant plus audibles dans le débat public qu’ils et elles s’accordent sur la nécessité électorale d’affaiblir la place de LFI au sein du NFP, voire de l’en écarter. Il faut dire que LFI prône très officiellement une troisième stratégie : la mobilisation de ce qu’elle nomme le « quatrième bloc », composé des électeur·ices qui ne se rendent pas aux urnes (abstentionnistes ou non inscrit·es) [4].
C’est notamment cette stratégie qui explique l’attachement fort de LFI à un respect du programme du NFP mais aussi l’importance que le mouvement accorde à une pluralité d’enjeux (pouvoir d’achat, protection sociale, environnement, discriminations, services publics…). Il est certes difficile de discuter de la pertinence des modalités pratiques d’une stratégie de mobilisation des abstentionnistes, faute d’enquêtes quantitatives ou qualitatives permettant de saisir l’hétérogénéité sociale et politique de ce « quatrième bloc ».
Mais l’analyse d’une nouvelle enquête post-électorale, réalisée à l’issue du scrutin législatif par Cluster 17 [5], nous montre, à la suite d’une première enquête [6], que, pour la gauche, il est plus que jamais nécessaire de penser une stratégie s’appuyant avant tout sur la mobilisation de celles et ceux qui se situent en retrait des urnes.
« Droitisation » et rejet de LFI, des présupposés à nuancer
La « nécessité » pour le NFP, sans cesse réaffirmée dans le champ médiatique, de renoncer à certaines propositions programmatiques ou, du moins, d’en amoindrir la portée pour élargir ses bases électorales repose sur l’idée reçue d’une « droitisation » de la société française. Or, si les personnalités politiques de droite ne cessent d’affirmer que le centre de gravité électoral et intellectuel du pays se situe à droite, il s’agit là d’un élément de discours sans fondement empirique. Dans son dernier ouvrage [7], Vincent Tiberj propose une analyse sur le temps long des attitudes politiques en France et nuance fortement l’idée d’une droitisation des citoyen·nes.
Parallèlement, un autre argument avancé pour justifier la nécessité d’un rééquilibrage au sein du NFP aux dépens de LFI est « l’impopularité » de ce parti par rapport aux autres composantes du NFP. Là encore, la réalité est bien plus complexe. Dans une précédente enquête [8], nous avions demandé aux répondant·es quelles sont les chances qu’ils ou elles votent un jour pour chacun des partis du NFP. Sur une échelle de 0 à 10, les probabilités moyennes sont faibles : 4,5/10 pour le PS, 4,2/10 pour les Écologistes, 3,5/10 pour LFI, 3,3/10 pour le PCF.
LFI recueille donc des probabilités de vote plus faibles que le PS et les Écologistes. LFI suscite aussi beaucoup de rejet : 54,5 % des électeur·ices déclarent n’avoir aucune chance de voter LFI un jour contre 44,5 % pour le PCF, 35,1 % pour les Écologistes et 30,7 % pour le PS. Cependant, les probabilités de vote en faveur de LFI sont beaucoup plus hétérogènes (écart-type de 3,3) que celles en faveur du PS, des Écologistes ou du PCF (écarts-types de 2,7 à 3,1). Autrement dit, LFI suscite plus de rejet, mais aussi plus d’adhésion : 13,5 % des répondant·es déclarent ainsi avoir une probabilité forte (supérieure ou égale à 8/10) de voter un jour LFI contre 12,1 % pour le PS, 9,2 % pour les Écologistes et 5,6 % pour le PCF.
Rappelons à ce titre que la liste de LFI a rassemblé aux élections européennes de 2024 près d’un million de voix de plus qu’en 2019 et a vu ses bases électorales se transformer, plus jeunes et populaires qu’en 2019. Ainsi LFI est parvenue en 2024, davantage qu’en 2019 à maintenir mobilisées des fractions de ses bases électorales socialement moins prédisposées à une participation constante. C’est là un atout pour la gauche radicale qu’elle incarne, même si cela ne doit pas conduire à nier les conséquences électorales de la diabolisation dont l’ensemble de la gauche radicale (LFI, PCF…) est victime.
Pour le NFP, des marges de progression plus importantes que pour le RN
Nous avons distingué, comme dans une précédente tribune [9], les électeur·ices du NFP et celles et ceux qui se situent « aux marges » de la gauche. Ces dernier·es ont un lien avec la gauche, soit parce qu’ils et elles continuent de se positionner à gauche ou très à gauche, soit parce qu’ils et elles ont voté à gauche aux européennes (pour les listes de LFI, du PS, des Écologistes ou du PCF) ou à la présidentielle de 2022 (pour N. Arthaud, P. Poutou, J.-L. Mélenchon, Y. Jadot ou A. Hidalgo), soit parce qu’ils et elles ont des valeurs progressistes socialement et économiquement [10].
Si on raisonne sur l’ensemble de nos répondant·es, et non sur celles et ceux qui ont voté, on constate que le NFP n’a rassemblé les votes « que » de 18,5 % des répondant·es. C’est moins que pour le RN (21,7 %). Mais les marges de progression du NFP ne sont pas négligeables, puisque supérieures à son résultat (19,7 % des répondant·es), ce qui n’est pas le cas pour le RN (14,2 %). En d’autres termes, la gauche a un potentiel électoral non négligeable, y compris au regard de celui du RN.
Des répondant·es aux marges de la gauche… majoritairement à distance des urnes
Aux législatives, les répondant·es se situant aux marges de la gauche n’ont majoritairement (à 50,1 %) pas voté, parce qu’abstentionnistes ou non inscrit·es. Au contraire, seul·es 18,1 % ont voté pour Ensemble et 8,4 % pour le RN. Ils remettent à nouveau en cause le mythe d’une gauche qui se serait majoritairement tournée vers le RN [11] mais aussi l’idée reçue d’une gauche effrayée par LFI qui se serait dès lors détournée du NFP au profit d’Ensemble [12].
Nous avons isolé les répondant·es aux marges de la gauche n’ayant pas voté (les intermittent·es du vote), celles et ceux ayant voté Ensemble (les macronistes) et celles et ceux ayant voté RN. Si on examine le poids de ces trois groupes dans nos échantillons, on constate que les « intermittent·es du vote » représentent 9,9 % de l’échantillon total, contre respectivement 3,6 % pour les « macronistes » et 1,7 % pour les électeur·ices aux marges de la gauche s’étant tourné·es vers le RN. Si on reprend les catégories particulièrement peu sociologiques du débat public, on peut affirmer que les « abstentionnistes déçu·es » représentent un potentiel électoral pour la gauche bien plus important que les « macronistes de gauche » et les « fâché·es pas fachos ».
Des marges politiquement hétérogènes
Nous avons observé les attitudes politiques des trois groupes précédemment constitués. Les positions des groupes sur différents enjeux montrent que, comme le présupposent les commentateur·ices et personnalités politiques, la conquête simultanée de ces trois groupes apparaît irréaliste. Même la mobilisation simultanée de deux de ces groupes paraît difficile.
Les « macronistes » sont ainsi certes assez proches des électeur·ices du NFP sur l’environnement, l’immigration ou les droits des femmes et des personnes LGBTQIA+ (lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queers, intersexes, asexuelles…) comme le montre le tableau 1. Mais leurs attitudes divergent sur le plan économique : moins de la moitié sont favorables à une augmentation générale des salaires contre plus de 85 % des électeur·ices du NFP, près de 45 % pensent que les chômeur·euses pourraient trouver du travail s’ils ou elles le voulaient vraiment contre moins de 20 % des électeur·ices NFP et plus de deux tiers considèrent qu’il faut obliger les bénéficiaires du RSA à exercer une activité en contrepartie contre moins d’un tiers des électeur·ices du NFP.
Les électeur·ices aux marges de la gauche mais ayant voté RN ont des attitudes très différentes sur les questions sociales, mais proches des macronistes de gauche sur le plan économique. Ils et elles sont ainsi très hostiles à l’immigration : plus de 85 % trouvent qu’il y a trop d’immigré·es en France contre moins de 15 % des électeur·ices NFP. Ils et elles sont aussi beaucoup moins favorables aux droits des personnes LGBTQIA+ : à peine plus de 30 % sont favorables au changement d’état civil pour les personnes trans contre près de 70 % des électeur·ices du NFP.
Il en est de même s’agissant de la reconnaissance de l’Etat palestinien. Sur l’environnement et le féminisme, les différences sont moins importantes, mais restent sensibles. Et, même sur l’augmentation des salaires, les répondant·es aux marges de la gauche se tournant vers le RN sont un peu moins nombreuses et nombreux à y être favorables. Ils et elles se rapprochent également des macronistes en matière d’aides sociales, adoptant majoritairement des attitudes méritocratiques vis-à-vis des chômeur·euses et des bénéficiaires du RSA.
In fine, le groupe le plus proche, en termes d’attitudes, des électeur·ices du NFP est bien celui des intermittent·es du vote se situant aux marges de la gauche. Ils et elles sont aussi favorables à l’augmentation des salaires (à plus de 85 %) et adoptent aussi majoritairement des positions favorables aux politiques environnementales et aux droits des personnes LGBTQIA+. Ils et elles sont aussi relativement peu hostiles à l’immigration, au féminisme et aux droits des chômeur·euses et des bénéficiaires du RSA.
Certes, des différences existent avec les électeur·ices du NFP : ces intermittent·es du vote sont en effet un peu moins « progressistes » sur toutes ces questions. Mais ces différences sont sans commune mesure, comme le montre le tableau 1, avec celles observées avec les autres groupes sur les droits des chômeur·euses, l’immigration (pour celles et ceux s’étant tourné vers le RN) ou les salaires (pour les macronistes).
Tableau 1. Part de répondant·es d’accord avec les différentes affirmations (en %)
Affirmation | Électeur·ices NFP | Marges intermittentes du vote | Marges macronistes | Marges RN | Ensemble des répondant·es |
En général, les considérations écologiques doivent primer sur la croissance économique | 77,1 | 65,1 | 59,5 | 39,4 | 41,5 |
Il y a trop d’immigré·es en France | 13,7 | 28,1 | 19,3 | 85,9 | 54,5 |
Dans la société actuelle, le féminisme est allé trop loin | 22,1 | 31,3 | 30,3 | 53,1 | 44,8 |
Les personnes qui le souhaitent doivent pouvoir modifier leur sexe sur leur carte d’identité ou leur passeport | 69,7 | 59,5 | 65,1 | 34,2 | 43,4 |
La France doit reconnaître l’État palestinien | 80,2 | 67,7 | 60,1 | 47,9 | 45,5 |
Le gouvernement devrait mettre en place une augmentation générale des salaires pour l’ensemble des travailleur·euses | 86,1 | 86,2 | 48,5 | 74,3 | 62,9 |
Il faut obliger les bénéficiaires du RSA à exercer une activité en contrepartie | 30,2 | 44,9 | 67,1 | 63,4 | 61,8 |
Les chômeur·euses pourraient trouver du travail s’ils et elles le voulaient vraiment | 17,7 | 27,8 | 44,3 | 40,7 | 46,7 |
Des marges socialement hétérogènes
Sur le plan social, les trois groupes constitués sont assez différents les uns des autres. Le groupe des électeur·ices aux marges de la gauche s’étant tourné·es vers le RN est un groupe plutôt jeune, même si moins que les électeur·ices du NFP, composé à deux tiers d’hommes, preuve d’un gender gap qui persiste dans certains segments sociaux.
Ce groupe est aussi beaucoup moins diplômé et plus précaire [13] que les électeur·ices du NFP, mais avec des revenus plus élevés et pas plus rural (voir tableau 4). Faire donc de ce groupe la clé d’une diversification sociale et territoriale des bases électorales de la gauche, en pensant qu’il correspond aux « classes populaires traditionnelles », semble en partie inapproprié.
Les intermittent·es du vote et les macronistes se ressemblent en termes de genre, d’âge et même de niveau de diplôme, preuve de l’hétérogénéité interne de ces groupes. Mais les individus de ces deux groupes ont des niveaux de revenu et de précarité très différents. Seulement 8,2 % des macronistes ont un revenu par unité de consommation inférieur à 1000 euros contre 23,1 % des intermittent·es du vote et 44,6 % ont un revenu supérieur ou égal à 2500 euros par unité de consommation contre 27,2 % des intermittent·es du vote.
De même, les intermittent·es du vote ont un score de précarité moyen beaucoup plus élevé que les macronistes.
Tableau 2. Caractéristiques sociales des différents groupes
Électeur·ices NFP | Marges intermittentes du vote | Marges macronistes | Marges RN | Ensemble | |
% de diplômé·es du supérieur | 49,6 | 47,4 | 52,4 | 32,8 | 35,5 |
% de personnes ayant un revenu inférieur à 1000 € | 16,2 | 23,1 | 8,2 | 12,7 | 17,2 |
% de personnes ayant un revenu supérieur ou égal à 2500 € | 27 | 27,2 | 44,6 | 23,6 | 27,5 |
% de personnes ayant un score de précarité supérieur à 45/100 | 16 | 22,7 | 6,6 | 24,2 | 23,5 |
% de personnes résidant dans des communes de 3000 habitant·es ou moins | 25,8 | 21,2 | 20 | 26,3 | 26,4 |
Pour la gauche, des nécessités, mais des perspectives incertaines
L’analyse de l’enquête post-électorale que nous avons coordonnée démontre, à nouveau, que la gauche a un potentiel électoral important. Ce potentiel électoral se trouve, en grande partie, parmi les abstentionnistes intermittent·es. Parmi les électeur·ices se situant aux marges de la gauche, mais qui ne votent pas pour elle, celles et ceux qui ne votent pas sont ainsi les plus nombreux et nombreuses. Ce sont aussi ceux et celles dont les attitudes économiques mais aussi sociales sont les plus proches des actuel·les électeur·ices de gauche.
Cela signifie qu’il est nécessaire de penser une stratégie pour la gauche reposant, avant tout (mais sans doute pas uniquement), sur la mobilisation de celles et ceux qui se situent en retrait des urnes. Les intermittent·es du vote qui n’ont pas rompu tout lien avec la gauche sont certes un peu moins progressistes que les actuel·les électeur·ices du NFP, mais ils et elles le sont bien plus que les électeur·ices qui se sont tourné·es vers le RN. Ainsi, si accroître la place donnée à la question de la rémunération du travail pourrait être pertinent, mettre en sommeil d’autres enjeux apparaît non nécessaire, voire risqué.
Plusieurs recherches ont d’ailleurs montré, à l’échelle européenne, que l’adoption par des partis sociaux-démocrates de politiques de rigueur budgétaire [14] ou de restriction aux aides sociales pour les immigré·es [15] se révélait électoralement désastreuse pour ces partis. En d’autres termes, la gauche n’a pas à perdre sa cohérence programmatique pour progresser électoralement : elle risquerait même de régresser.
On peut par contre se demander si la mise à l’agenda de certaines thématiques, au lieu de la mise en sommeil d’autres, ne permettraient pas de mobiliser une partie des marges de la gauche s’étant tournées vers Ensemble. Leurs attitudes à l’égard de l’écologie, de l’immigration et des minorités sexuelles et de genre proches des électeur·ices du NFP pourraient permettre un retour à un vote de gauche, a fortiori dans un contexte d’affaiblissement et de déplacement à droite de la coalition macroniste. Néanmoins, ce groupe, bien qu’électoralement très mobilisé, reste minoritaire et ne peut être suffisant pour élargir les marges de la gauche.
Pour autant, si le conglomérat des « intermittent·es du vote » reste central, il constitue un groupe socialement hétérogène et ayant donc potentiellement des attentes politiques diversifiées. Cela signifie, d’un côté, que l’investissement, sur le terrain, d’une poignée de segments sociaux (les jeunes, les quartiers populaires…) ou que la mise à l’agenda d’enjeux relativement peu présents (les discriminations, l’environnement…) sont des mesures nécessaires, mais sans doute insuffisantes. Mais, en retour, cette hétérogénéité sociale signifie aussi que la stratégie de mobilisation des abstentionnistes ne participe en rien à renforcer des fractures territoriales ou sociales.
Tristan Haute