Un an après une formidable mobilisation contre la réforme des retraites qui s’était doublée de l’absence totale de perspectives politiques communes des partis de gauche, durant ces dernières semaines a été mise en avant la question d’une alternative politique et sociale avec la possibilité d’un gouvernement de gauche au service des classes populaires, rompant avec les décennies d’attaques capitalistes néolibérales. Cela a représenté soudainement un changement total dans le paysage politique. Une nouvelle fois, a été avancée, en France cette fois-ci, la perspective d’un « gouvernement de rupture », après les expériences des gouvernements Chavez et Correa, au Venezuela et en Équateur, dans les années 1990 et 2000, et de Tsipras, en Grèce en 2015.
Tous ces contextes et ces cas ont de nombreuses différences, mais ils se rattachent néanmoins à des situations d’affrontement politique avec les politiques capitalistes libérales, et la mise en œuvre de politiques de front unique, incluant, à des degrés très divers, une mobilisation sociale. Dans tous les cas, la première caractéristique de ces gouvernements de gauche (ou cette hypothèse de gouvernement pour parler de celui du Nouveau Front populaire - NFP) est de rompre avec les politiques libérales à l’œuvre depuis 40 ans et un engagement à répondre aux exigences des classes populaires.
Il peut être utile de confronter les expériences historiques et les débats du mouvement ouvrier au siècle dernier à l’expérience française actuelle, en rappelant les bilans tirés par les marxistes révolutionnaires. C’est, en gros, tous les débats autour du mot d’ordre et des tentatives de mise en place de « gouvernements ouvriers », dans le cadre des politiques de front unique, mises en œuvre notamment au début des années 1920, au cours de la « révolution allemande ».
Crédit Photo. Questions au gouvernement à l’assemblée nationale, Paris 9 avril 2024. Photothèque Rouge / Copyright : Martin Noda / Hans Lucas.
Retour historique sur le front unique
Ces questions sont apparues lorsque les révolutionnaires ont compris que, à la suite de la révolution d’Octobre 1917, une victoire rapide dans d’autres pays européens, en Allemagne notamment, ne se produirait pas et qu’il fallait donc adopter une tactique adaptée. Ces leçons furent tirées justement de la situation en Allemagne, et notamment, en mars 1920, de la riposte des syndicats au putsch de Kapp [1]. Cette tentative de coup d’État d’extrême droite monarchiste, sur le point de réussir face à la totale démission du gouvernement social-démocrate Ebert/Noske, fut bloquée par la grève générale, lancée par Legien, lui-même vieux dirigeant réformiste social-démocrate de la Confédération syndicale, avec les syndicats et tous les partis ouvriers. La grève générale, unissant au coude à coude les forces militantes du KPD [2], de l’USPD [3] et même du SPD [4] réussit alors à faire échouer le putsch et mettre Kapp en fuite. Alors, face à la faillite du gouvernement social-démocrate, Legien, le vieux dirigeant de la Confédération syndicale, proposa à tous les partis de constituer un gouvernement ouvrier, incluant les syndicats, et bloquant les offensives des généraux monarchistes et de l’extrême droite. Ni le 3 ni l’USPD ne surent se saisir de cette proposition. Pourtant, cette proposition et la mise sur pied de ce gouvernement aurait créé une situation politique nouvelle redonnant l’initiative politique à la classe ouvrière, et à sa mobilisation indépendante.
Mais l’Internationale Communiste se saisit de cette expérience pour la compréhension de la nouvelle phase historique dans laquelle elle se trouvait avec la nécessité de mettre en œuvre une politique visant, notamment dans les pays ayant déjà une tradition d’organisation syndicale et politique avec des « vieux » partis ouvriers réformistes, à avancer des corps de revendications partant de la situation concrète vécue par la classe ouvrière pour engager la lutte pour le pouvoir. C’est à partir de cette réflexion qu’au Comité international de 1921, puis au IVe Congrès de l’IC en novembre 1922, fut adoptée la Résolution sur la tactique et son chapitre XI sur le gouvernement ouvrier, gouvernement ouvrier comme « conséquence inévitable de toute la tactique de front unique », détaillé également dans les Thèses sur l’unité du Front prolétarien [5].
La résolution se fixe d’abord comme objectif la mise sur pied de gouvernements ouvriers, avec comme objectif immédiat « armer le prolétariat… le contrôle de la production », un gouvernement naissant « dans la lutte des masses mêmes » s’appuyant sur « des organes ouvriers ».
La résolution évoque aussi la possibilité de gouvernements issus d’une combinaison parlementaire, avec des partis ouvriers non communistes. Mais les communistes avaient déjà l’expérience de gouvernements sociaux-démocrates, menant une politique capitaliste, avec ou sans des partis bourgeois.
À la fin des années 1920, la direction stalinienne aura fait abandonner à l’IC la politique de Front unique, maintenue par Trotski et l’Opposition de gauche, aboutissant dans le Programme de transition de 1938. Gramsci dans ses Cahiers de prison [6], reprendra la méthode et l’analyse du front unique au début des années 30, dans les cahiers n°3 à n°7 sur la guerre de position et de mouvement ou de front.
Il détaillera notamment son analyse de l’État dans les pays classés par lui « en Occident », expliquant comment se structure la dialectique de l’hégémonie et de la coercition. L’État est à la fois instrument de la violence de classe et organisateur du consentement des masses. En Occident, pour Gramsci, le pouvoir n’est pas uniquement concentré dans l’État, au sens de société politique dans ses institutions, mais aussi au sein même de la « société civile », ce que Gramsci appellera l’État intégral, « l’État était seulement une tranche avancée derrière laquelle se trouvait une chaîne solide de fortifications et de casemates ». Au-delà du langage militaire, cela traduit la réalité d’une société structurée par le capitalisme et la nécessité de créer un rapport de force appuyé par un niveau de conscience et d’unité des exploités et surtout la conscience que le pouvoir n’est pas inéluctablement entre les mains de la bourgeoisie capitaliste. En ce sens d’ailleurs, l’intérêt du mot d’ordre et de la perspective concrète de gouvernement ouvrier ou de « gouvernement de rupture » est justement d’affirmer que les exploité·es et les opprimé·es sont candidat·es au pouvoir, Dès lors, la guerre de position doit pour lui œuvrer à la remise en cause de l’hégémonie, En période de crise, l’hégémonie de l’idéologie dominante entre en crise, « l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître », « la classe dominante a perdu le consentement », mais le scepticisme généralisé envers toutes les théories peut laisser la place à de nouvelles perspectives de projet social.
Pour comprendre le monde actuel
Ces derniers mois, en filigrane ce sont bien toutes ces questions qui se sont posées. Les représentants politiques de la classe capitaliste, Macron et ses ministres, tout comme les LR, n’ont plus de crédit politique et dès lors, comme dans d’autres pays européens, la tendance est à s’appuyer sur l’extrême droite qui ne remet pas en cause les politiques libérales capitalistes, et structure, au sein des classes populaires, une fausse conscience de déclassement, de spoliation et de menaces par les classes populaires racisées. Cette orientation des classes dominantes impose évidemment de laminer, discréditer, émietter en permanence tous les éléments qui pourraient permettre l’unité des exploité·es et des opprimé·es et la perspective d’une solution politique anticapitaliste remettant en cause les attaques imposées sur les services publics, les retraites, le partage des richesses en général, mettant aussi en avant la justice climatique et les luttes contre les discriminations. Il en a été ainsi en France depuis 2017 notamment pour décrédibiliser, criminaliser LFI et la NUPES qui osait affirmer une alternative politique rompant avec les choix faits dans l’intérêt de la classe capitaliste. Des efforts considérables sont mis au service de cette bataille avec notamment l’importance d’un volet idéologique par l’action de réseaux de médias aux mains des principaux capitalistes. Les investissements dans les médias de Bolloré, Arnault, Niels, Bouygues, Dassault, Drahi, Saadé, et quelques autres qui détiennent un quasi-monopole sur les médias, font partie d’une bataille de classe, permettant d’orchestrer des campagnes incessantes et de dresser un tableau de la société correspondant à leur vision réactionnaire. Dès lors la crédibilité d’un projet de société et de choix alternatifs est entre les mains des militant·es et des partis qui agissent au quotidien pour s’attaquer à ces « casemates ».
Tous ces éléments éclairent l’utilité d’une politique de front unique et d’avancer la perspective d’un gouvernement de rupture ou au service des exploité·es et des opprimé·es, mais en comprenant aussi que cette politique impose évidemment de se centrer sur les préoccupations fondamentales, les besoins essentiels des classes populaires, en cherchant en unifier autour d’eux toutes ses composantes. En ce sens, une occasion a été manquée lors du mouvement contre la réforme des retraites : alors que se construisait dans le pays le plus puissant mouvement de lutte depuis trente ans, et alors qu’un an auparavant la gauche s’était unifiée dans la NUPES, l’occasion fut clairement manquée de construire un front politique et social autour des mesures d’urgence. C’est ce front qui fut construit à contrecourant des divisions des mois précédents, en catastrophe en juin dernier devant la menace du RN.
Pour un gouvernement de rupture
En revanche, les mesures mises en avant dans le programme du NFP sur « les 15 premiers jours de rupture » allaient dans le bon sens et, sans être évidemment une remise en cause frontale du capitalisme, représentaient une réelle remise en cause des choix libéraux de Macron, des LR et du RN. Mais l’intérêt de ce programme est évidemment qu’il se situait dans le prolongement des exigences des luttes sociales et des organisations du mouvement social de ces dernières années. En cela sa tonalité est évidemment contradictoire avec les orientations habituelles de la social-démocratie, en France ou ailleurs en Europe. Tonalité ne veut évidemment pas dire réalisation et capacité à le mettre en œuvre, mais dans tous les cas indique la perspective d’un tel front et d’un tel gouvernement, soudés autour des exigences sociales fondamentales.
Les dirigeants d’Ensemble, des LR et du RN, tout comme le MEDEF se sont rapidement insurgés à l’idée même qu’un gouvernement du NFP puisse se mettre sur pied autour de son programme, car très vite derrière la question des ministres LFI, « complices du Hamas », ce qui est devenu visible c’est le refus de toute remise en cause des politiques libérales, d’autant plus lorsqu’elle visait à des mesures sociales profitant aux classes populaires. Cela montre bien que la moindre mise en œuvre d’un réel train de mesures politiques antilibérales, même pas anticapitalistes, se heurterait immédiatement à un blocage violent institutionnel et extra-institutionnel. Cela éclaire un autre volet de la campagne pour un gouvernement ouvrier qui était déjà traité par nos anciens : il ne peut y avoir de mise en œuvre institutionnelle, parlementaire d’un programme de rupture sans mobilisation sociale, sans que les classes populaires s’organisent elles-mêmes pour la mise en œuvre des exigences sociales. Le rapport de force doit se construire dans la société elle-même sans avoir la moindre illusion pour éviter les chausse-trappes mises en œuvre au niveau institutionnel. Il s’agit là d’un réflexe de classe. Chacun a bien compris que si le RN avait obtenu un groupe parlementaire équivalent à celui constitué par le NFP, Macron aurait accepté sans rechigner qu’une majorité relative RN constitue un gouvernement, sachant que comme en Italie, l’extrême droite peut se mouler rapidement dans les exigences capitalistes tout en menant une politique de mise en pièces des droits sociaux et démocratiques. À l’inverse, tout gouvernement mettant en œuvre une politique au service des classes populaires aurait face à lui toutes les armes dont disposent les forces capitalistes et réactionnaires. Les velléités de Tsipras de ne pas se soumettre aux plans de la Troïka en ont très vite fait les frais en 2015. Cela impose dès lors des capacités de mobilisation sociale, mais aussi des mesures anticapitalistes de défense concernant les échanges extérieurs, les banques, notamment. Il est donc important d’avoir conscience de la nature de classe de l’État et de comprendre, comme les derniers mois l’ont montré, que le respect de la légalité institutionnelle ne fonctionne que tant que les intérêts de classe ne sont pas en jeu.
Dans tous les cas, le blocage mis à la mise en place d’un gouvernement NFP devrait ne pas remettre en cause la convergence syndicale et politique construite ces derniers mois et amener rapidement à un front de mobilisation social et politique autour du programme annoncé pendant les législatives en organisant ce front dans une unité nationale et locale.
Léon Crémieux