Les fantômes de La Manif pour tous
Le 19 mars 2024, la sénatrice Les Républicains (LR) Jacqueline Eustache-Brinio annonce la publication d’un rapport sur la « transidentification des mineurs », ainsi qu’une proposition de loi visant à interdire à ces derniers les transitions de genre. Très vite, le Rassemblement national dit déposer une proposition de loi similaire à l’Assemblée nationale.
Cette actualité s’inscrit dans la continuité d’une offensive réactionnaire bien documentée et dans laquelle les questions de genre occupent une place importante, sinon centrale. Si l’on retrace la généalogie de cette offensive, on retrouve la même sénatrice parmi les opposant·es à la loi de 2022 qui visait à interdire les thérapies de conversion : considérant que les personnes trans ne devaient pas être couvertes par cette loi, elle mettait en garde ses collègues contre « l’idéologie du genre » et « tout ce qui nous vient des États-Unis », que voudrait imposer, à l’en croire, une « minorité agissante ».
Cette petite musique n’est pas nouvelle pour quiconque a vécu les débats autour du mariage pour tous en 2012. Soucieuse de ne pas paraître trop homophobe (malgré les débordements bien documentés de ses participants), La Manif pour tous préférait agiter le chiffon rouge du mariage homosexuel. Le mariage pour tous n’était pas une simple affaire d’égalité des droits, mais le vecteur d’une décadence de notre société, et même, selon la députée Annie Genevard (LR), « une atteinte irréversible à l’intégrité de l’espèce humaine
De même, en 2011, quand les stéréotypes de sexe et l’orientation sexuelle ont été mentionnés dans les nouveaux programmes de sciences de la vie et de la terre (SVT) : Christine Boutin, alors en campagne pour la présidentielle, a immédiatement dégainé une affiche montrant un bébé et portant le slogan « Tu seras une femme, mon fils »
Les questions de genre et de sexualité façonnent de nouvelles logiques d’exclusion et d’altérisation et sont également un instrument de redéploiement d’un discours essentialiste et transphobe. Sans conteste, l’extrême droite s’en sert pour construire une « panique morale », c’est-à-dire susciter une réaction politique et médiatique disproportionnée face à un fait social marginal ou minoritaire afin de l’ériger en une menace existentielle pour le corps social tout entier. Elle cherche ainsi à faire face à la lame de fond féministe qui embrase notamment la jeunesse, dans le cadre d’une nouvelle dynamique féministe mondiale à l’œuvre depuis le milieu des années 2010
Ces discours profondément réactionnaires se diffusent viales réseaux sociaux et les médias traditionnels, en particulier ceux appartenant à l’empire Bolloré, qui offrent une tribune importante à des paroles anti-trans. On a encore eu un exemple récemment, avec la promotion spectaculaire de Transmania, ouvrage anti-trans pourtant publié par une maison d’édition confidentielle d’extrême droite
En effet, si l’Église catholique et les mouvements anti-mariage pour tous ont préparé le terrain à une hostilité vis-à-vis des approches en termes de genre, l’offensive transphobe actuelle s’est dotée de nouveaux réseaux, dont fait partie la sénatrice LR mentionnée plus haut. Si elle ne comptait pas parmi les hérauts de La Manif pour tous, l’ancienne maire de Saint-Gratien s’est plutôt distinguée par une politique agressive contre la vie des quartiers populaires, par exemple en faisant détruire le stade de foot dans lequel devait se produire la « Coupe d’Afrique des nations des quartiers
Cette répression est justifiée au nom d’une idée simple : l’étranger est un homme dangereux pour les femmes – sous-entendu, françaises et blanches en particulier. Cette contribution voudrait dessiner les contours de ces offensives réactionnaires pour mieux les affronter.
L’offensive anti-trans
En août 2022, le Planning familial fait l’objet d’attaques violentes sur les réseaux sociaux pour sa campagne présentant une personne trans. Les groupes et personnalités que l’on vient d’évoquer demandent la levée des subventions, déjà réduites à peau de chagrin, dont bénéficie cette structure qui défend historiquement les droits des femmes et le droit à l’avortement. Or, paradoxalement, les responsables de ces attaques prétendent agir au nom de la protection des femmes, ou plutôt, sous la plume de Marguerite Stern et Dora Moutot
La femme trans est présentée comme perverse, sexuelle et dangereuse ; elle subit une essentialisation d’une prétendue masculinité persistante, mise en avant pour justifier leur exclusion de tous les espaces de la vie sociale. Cette conception va à l’encontre de décennies de pensée féministe radicale, qui ont défini l’émancipation comme un affranchissement de la destinée biologique. Cela est vrai chez Simone de Beauvoir, pour qui « si la situation biologique de la femme constitue pour elle un handicap, c’est à cause de la perspective dans laquelle elle est saisie
L’enchaînement de la condition féminine à la biologie est davantage l’apanage du discours de la droite. Andrea Dworkin a montré que ce camp politique circonscrit les femmes à la maternité, les considère comme vulnérables et faibles, mais aussi comme naturellement habitées par un instinct qui les pousse à nourrir et à protéger les enfants. Dès lors, elles seraient « naturellement » conservatrices
Ce cadrage permet à la droite de transformer les aspirations féministes à l’émancipation en demandes de protection et, ainsi, de maintenir les femmes dépendantes de la domination masculine. Les femmes qui adhèrent à cette vision du monde entrent dans une défense perpétuelle de leur respectabilité et de leur place dans la sphère domestique, notamment contre les homosexuels. Selon Dworkin, « l’homosexualité […] rend les femmes inutiles », particulièrement l’homosexualité masculine « car elle suggère un monde entièrement sans les femmes
Ainsi l’engagement homophobe des femmes de droite comme Anita Bryant ou Phyllis Schlafly constitue pour elles une bataille existentielle au sens strict. Défendre la respectabilité de la femme hétérosexuelle maîtresse de son foyer revient alors à défendre l’humanité et la civilisation tout entière.
La rhétorique transphobe des nouvelles femmes de droite
Les nouvelles femmes de droite
La transphobie est donc une actualisation du discours antiféministe de la droite à destination des femmes. Mais, en réactivant la peur du remplacement des femmes, la transphobie radicalise ce discours et constitue également un vecteur majeur de diffusion de la pensée d’extrême droite, de sa politique sexuelle normative et hiérarchique comme de sa politique xénophobe et eugéniste.
L’idée d’un remplacement des femmes par les trans (hommes comme femmes
Les discours anti-trans comportent également une dimension eugéniste. Ils décrivent en effet les femmes trans comme des hommes aux perversions pathologiques, cherchant à transitionner par fétichisme sexuel ou dans le but de violer des femmes dans les toilettes
Cette vision de la transidentité comme maladie justifie en retour une politique autoritaire visant à « corriger » le trouble, notamment au travers des thérapies de conversion ou de l’interdiction pure et simple de la transition de genre, légale ou médicale
Cassandre Begous et Fanny Gallot
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Illustration : Wikimedia Commons.