Il veut parler à « la France en entier », François Ruffin, comme il l’écrit dans son nouveau livre, intitulé Itinéraire. Ma France en entier, pas à moitié (Les Liens qui libèrent). Le député y défend avec fougue la culture et les références des « mondes populaires » face à une élite politique et économique mondialisée. Au fil des pages, il dresse le portrait de celles et ceux qui « bossent dur » ou perdent leur emploi, partent en camping, boivent « le pastis d’une caravane à l’autre », de tous ces électeurs et électrices oublié·es, voire méprisé·es par la gauche, que Ruffin souhaite remettre au centre afin, selon sa formule fétiche, de réconcilier la « France des bourgs et celle des tours ».
Ano Kuhanathan, économiste, auteur d’une récente tribune sur le danger de l’extrême droite, s’amuserait presque de ces descriptions si le sujet n’était pas grave : « Moi je viens d’un milieu modeste en banlieue parisienne, d’une minorité visible, et je ne connais pas beaucoup de gens qui allaient au camping... François Ruffin nous offre un tableau idéalisé qui n’existe que dans sa tête, du type cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, mais version prolétaire ! »
Manifestation le 6 juin 2020 devant le Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes, contre le racisme et les violences policières. © Malika Barbot / Hans Lucas via AFP
L’affaire aurait pu en rester là, à un simple manque de « lucidité » de la part du député de la Somme, d’autant que Ruffin avoue à plusieurs reprises « plaider coupable ». Il rappelle ainsi son combat pour Hector Loubota, un jeune garçon congolais, mort écrasé par un mur sur un chantier d’insertion à Amiens. « J’ai dénoncé le racisme qu’il subissait, puisque son chef l’appelait “Bamboula”, lui disait : “Va chercher des bananes”, et que le pauvre Hector, lui, faisait semblant d’en rigoler, écritRuffin. Mais si je suis honnête : j’ai fait, au maximum, comme si sa couleur de peau n’existait pas. Alors qu’elle existait. »
Plus loin, le député livre même cette confidence étonnante : « Je viens juste de découvrir, pendant la campagne [des législatives 2024], en portant ses papiers à la préfecture, que ma suppléante, Hayat Matboua, est franco-algérienne. »
Cela ne suffira pas. François Ruffin a poussé d’un cran sa position, mi-septembre, critiquant publiquement, à l’occasion de la publication de son livre, la campagne menée par Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise (LFI) deux mois plus tôt. Il expose dans la presse son « dégoût » devant des distributions de tracts de campagne pour le Nouveau Front populaire (NFP) différenciées « au faciès », regrette que l’on veuille « racialiser » l’électorat de gauche, en se concentrant sur les banlieues et les habitant·es issu·es de l’immigration, et exhorte ses anciens camarades, et en premier lieu Jean-Luc Mélenchon, à ne pas oublier le « ressentiment des classes populaires blanches ».
Il ose même, à l’orée de son ouvrage, cet amalgame, quand il détaille ses premiers émois politiques à la fin des années 1990 : « C’est l’heure du “village global”, avec la division entre les “modernes”, les “multiculturalistes” – ceux qui franchissent les frontières : businessmen éclairés, étudiants en Erasmus, voyageurs chez les Dogons, et même, en sens inverse, les immigrés qui arrivent à Roissy, les sans-papiers qui occupent l’église Saint-Bernard, voilà les “ouverts” au monde, les “métissés” dans leur sang ou leur culture – et de l’autre côté, les “fermés”, les “archaïques”, qui demeurent “comme des moules accrochées à leur rocher, à leur clocher ”, avec leurs existences rétrécies, leurs esprits étroits aussi. »
Dingueries et manque de respect
Pour les premières et premiers concernés par le racisme, militant·es sur cette question depuis des années et parfois aux côtés de la gauche, ces déclarations ont donc bien constitué un vrai « tournant » : « Le fait de demander de se concentrer sur la question du travail qui unirait les classes populaires, je n’y crois pas, mais ce n’est quand même pas la même chose que les dingueries de ces dernières semaines, assure Achraf Manar, président de l’association Destins liés, qui lutte contre les discriminations. Pour beaucoup de gens qui sont sincères, à gauche, et qui écoutaient les discours de Ruffin jusqu’ici, il y a forcément de la déception. »
Achraf Manar a personnellement, au cours de sa vie, fait des allers-retours entre le monde rural et les quartiers populaires urbains. Il voit donc dans ces propos de Ruffin une forme d’insulte à l’intelligence de la « France tout entière », justement : « Considérer qu’il ne faut pas faire ce travail sur l’antiracisme en frontal pour plaire à une partie de l’électorat, c’est d’abord manquer de respect à celles et ceux qui subissent le racisme, un manque de compréhension sur la façon dont il structure la société… Mais c’est aussi un manque de respect des habitants des milieux ruraux ou périurbains, qui serait incapables de comprendre cela. C’est réduire chacun de ces groupes à une version réduite de lui-même. »
Nadhéra Beletreche, militante féministe et antiraciste, blâme également la mise en concurrence des victimes, vers laquelle pourrait glisser François Ruffin. « Dire que nous, habitants des quartiers, serions mieux traités que les travailleurs blancs de Picardie, c’est une fiction absolue !,affirme l’ancienne candidate de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) aux élections législatives de 2022 dans l’Essonne. Cela fait cinquante ans qu’on n’avance pas d’un iota, au contraire, la vie se dégrade à vue d’œil pour nous. Entrer même d’un orteil dans cette rhétorique ne sert qu’à nourrir le racisme. »
Mais François Ruffin l’affirme, avec sincérité sans doute, il est « minuit moins une » avant que l’extrême droite ne prenne le pouvoir. Il faut donc jeter toutes ses forces dans la bataille, parler au peuple, sans le fâcher, ou il se jettera plus fort encore dans les bras de Marine Le Pen à la prochaine élection. En somme, il faut gagner, et la gauche arrivée aux commandes embrassera à la fois les questions sociale et antiraciste.
« Comme le Parti socialiste, comme les écologistes et comme certains le pensent encore à La France insoumise, il ne faudrait donc pas trop parler des racisés pendant une campagne politique, pour ne pas braquer l’électorat… On connaît la chanson mais c’est un calcul complètement stupide », affirme la syndicaliste Mornia Labsi, très active contre les violences policières, habitante de Nanterre en région parisienne.
Elle rapporte sa propre expérience, et la fréquentation par des liens familiaux de la fameuse Picardie du député Ruffin. « J’ai milité en milieu rural aussi, tous les Blancs autour de moi s’inquiétaient de ce que j’allais dire, se souvient Mornia Labsi. Mais je n’ai jamais eu aucun problème pour dire à un ouvrier picard que oui, nous vivons les mêmes injustices sociales, mais parce que nous vivons dans des quartiers et que nous sommes des Arabes, nous subissons des choses auxquelles il n’est pas confronté. Mettre sous le tapis cette réalité, ça sert à quoi ? »
Et de revenir sur un autre thème cher à Ruffin : « En quoi j’enlève de la dignité à une auxiliaire de vie à domicile blanche quand je lui explique que la défenseure des droits elle-même affirme que les femmes noires et arabes sont surreprésentées dans cette profession et discriminées ? », interroge encore la syndicaliste.
Résolvons les problèmes sociaux, il n’y aura plus de racisme, pourrait penser, de bonne foi, une partie de la gauche « ruffiniste ». « Scoop, ce ne sera pas le cas », ironise Ano Kuhanathan, qui à l’unisson d’Achraf Manar rappelle l’importance conjointe de « l’ordre social, patriarcal et racial », les uns et les autres nourrissant le capitalisme.
Et de poursuivre : « Si demain vous prenez des mesures sur le salaire, il y aura toujours un écart de rémunération entre les femmes et les hommes, et entre les personnes racisées et celles qui ne le sont pas. » L’argument est aussi tactique, poursuit-il. « Si demain le Rassemblement national reprend plus fermement sa ligne sociale, qu’il a un peu abandonnée ces dernières années, c’est quoi le contre-argument de M. Ruffin ? »
Toutes et tous le font remarquer. Le débat, parfois très houleux, qui a opposé François Ruffin et une bonne partie de la gauche à l’occasion de cette rentrée politique, a au moins eu une vertu, celle de la « clarification »,relève Achraf Manar. Mais il s’est surtout déroulé sans les principaux concernés. Il manque en effet toujours une réelle et consistante représentation politique des personnes racisées et des quartiers populaires au cœur du personnel politique, y compris au sein du groupe Nouveau Front populaire à l’Assemblée nationale.
L’éléphant dans la pièce
Les réponses scandalisées qui ont fusé autour des déclarations de François Ruffin ont donc laissé une partie des militant·es antiracistes sur leur faim. « Mélenchon ne découvre pas Ruffin et inversement, rappelle Mornia Labsi. Dans le milieu antiraciste, et depuis son refus de participer à une manifestation contre l’islamophobie, Ruffin n’est pas considéré comme un allié. Mais jusque-là, à part nous, ça ne choquait pas grand monde. »
La bataille antiraciste, assumée comme telle, est depuis longtemps « l’éléphant dans la pièce », écrit aussi l’écrivaine et journaliste Mona Chollet, dans ce billet, au-delà du cas Ruffin. « Pour avoir travaillé aussi sur le féminisme, les questions queers, c’est bien la question du racisme qui est la moins travaillée à gauche,affirme de son côté Nadhéra Beletreche, qui distingue néanmoins La France insoumise du reste du Nouveau Front populaire (NFP) en la matière. Ils ont un peu bougé. Sur la charge mentale, le mansplaining, on a vraiment convaincu à gauche, mais sur la charge raciale, celle qui pèse sur nos vies au quotidien, au travail, à l’école, on reste au niveau maternelle ! »
Si la colère est grande, elle se juge aussi à l’aune de l’implication active des militant·es dans les quartiers pendant la dernière campagne des législatives et de l’importance du vote des personnes racisées en faveur du NFP. Dans un billet publié dans le Club de Mediapart, l’une des membres du réseau Les Impactrices, organisation écoféministe et antiraciste, écrit même ces mots : « À gauche, j’aimerais dire que nous avons fait l’objet d’un clientélisme de bas étage, mais c’est même pire que cela, car aucune faveur, ni aucune considération pour notre lutte antiraciste ne nous a été accordée, en échange de notre vote. »
Ano Kuhanathan note que des député·es insoumis·es, moins médiatiques, élu·es dans des circonscriptions plutôt favorables au RN, comme Sébastien Rome dans l’Hérault, « ne tombent pas dans le piège » tendu par l’extrême droite. « Dire que Ruffin est un traître, ça ne fait pas avancer le débat, et renforce le côté sectaire de La France insoumise », assure l’économiste.
Il souligne cependant l’absence de pensée politique et donc la faiblesse des propositions, avant et pendant les campagnes électorales, sur différents thèmes. « Sur l’islam, le racisme, l’immigration, on n’arrive pas à s’entendre, la gauche n’a rien à dire, on n’est nulle part. Parce qu’on refuse de penser ces sujets de manière holistique. Du coup, on a du mal à répondre aux attaques, y compris quand elles viennent de notre propre camp. »
Mornia Labsi se fait plus incisive encore : « La gauche a voulu d’un Ruffin quand il y avait dix Mornia, vingt Assa ou trente Fatima à mettre en avant. Ne comptez pas sur nous maintenant pour hurler avec les loups. »
Mathilde Goanec