Depuis que, lors de sa première intervention télévisée le 6 septembre, le premier ministre Michel Barnier a indiqué qu’il ne « [s]’interdi[sait] pas plus de justice fiscale », les fuites se multiplient et les esprits s’échauffent. Après la publication d’informations de presse indiquant que le chef du gouvernement envisageait de relever quelques impôts pour aider à réduire le déficit, le camp macroniste s’est cabré sur son refus de toute hausse d’impôts.
Reste à savoir ce que cette bataille des récits signifie. Y a-t-il une véritable prise de conscience que les politiques de baisse d’impôts ont été un échec et sont intenables ? On pourrait le croire, alors que même le gouverneur de la Banque de France, le très orthodoxe François Villeroy de Galhau, a appelé dans un entretien au Parisien à « lever le tabou des hausses d’impôts ».
À bien y regarder, pourtant, on en est loin. Le débat ne porte pas sur la politique économique et son efficacité, mais uniquement sur les moyens de réduire le déficit public. La réduction du déficit devient donc le centre de gravité de la politique économique. Et c’est le premier piège de ce débat.
On entend souvent que, pour réduire le déficit, on a le choix entre les hausses d’impôts ou les baisses de dépenses. Et ce serait autour de ce dilemme que tournerait le choix politique français actuel. Rien n’est, en réalité, plus trompeur.
« Austérité expansive »
En réalité, le déficit français ne se résorbe pas parce que la politique de l’offre menée pendant sept ans par Bruno Le Maire a été un échec absolu : on a assuré un taux de rendement du capital supérieur à celui de la croissance en subventionnant entreprises et actionnaires. Mais l’État prend à sa charge cette différence et, comme cette hausse du taux de rendement ne conduit pas à une hausse de la croissance, alors le déficit ne se résorbe pas.
Gabriel Attal et Michel Barnier lors de la passation de pouvoirs à l’hôtel Matignon le 5 Septembre 2024. © Photo Jeanne Accorsini / pool / REA
Le débat entre Michel Barnier et Gabriel Attal sur les « hausses d’impôts » évite soigneusement ce bilan. Il reporte le centre du choix sur des solutions qui ne prennent pas en compte le cœur du problème : la réduction systémique du potentiel de croissance, qui, au reste, n’est pas un fait propre à la France, et l’incapacité de la politique de l’offre à répondre à ce défi.
Lorsque le débat se résume à la manière de réduire le déficit, on part donc du principe que le déficit est le principal problème du pays. Et c’est cela le fondement même de la politique d’austérité. Ce qui est sous-entendu dans ce débat est que la réduction du déficit public va permettre de favoriser la croissance future et que, partant, la seule question est de savoir comment partager « l’effort temporaire ».
Ce sur quoi Michel Barnier, François Villeroy de Galhau et Gabriel Attal sont parfaitement d’accord est que la réduction directe du déficit permettra de « redresser le pays », bref ils sont d’accord sur ce que l’on appelait jadis « l’austérité expansive », laquelle avait été, en 2010, saluée par Jean-Claude Trichet et avait conduit aux erreurs de la crise européenne de 2010-2016. Or cette priorité mériterait discussion alors que les taux nominaux baissent, que la France n’a aucune difficulté à se refinancer et que le déficit provient d’un manque de recettes et non d’un excès de dépenses.
En se focalisant sur ce faux choix, un second piège se referme. La position de ceux qui, soudain, veulent lever les « tabous fiscaux » ne trahit pas une volonté de préserver les services publics, l’État social ou les classes moyennes. L’enjeu est évidemment politique. Michel Barnier et François Villeroy de Galhau ont une forme de lucidité qui manque cruellement aux élus macronistes. Ils savent que l’application d’une politique d’austérité sévère est impossible si elle n’est pas enrobée d’un discours de « justice fiscale » dans un pays qui a fortement soif de cette dernière.
La stratégie de contournement de Michel Barnier
Aussi leur stratégie est-elle la suivante. Relever légèrement quelques impôts, comme l’impôt sur les sociétés ou le prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital, voire en créer quelques-uns comme sur les « superprofits » afin de donner l’impression que les plus riches et les entreprises participent à l’effort. Et puisque l’effort est « partagé », alors il faudra que le reste du pays, c’est-à-dire les services publics et l’État social, apporte son écot.
Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, au palais de l’Élysée pour la cérémonie d’investiture d’Emmanuel Macron le 7 mai 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
De cette façon, on justifie une politique de réduction des dépenses tout en préservant le capital. D’abord parce que l’on propose des hausses d’impôts réduites : on évoque dans le meilleur des cas 5 milliards d’euros sur les 20 milliards de consolidation budgétaire envisagés pour 2025.
Or, rien que sur le premier quinquennat macron, les baisses d’impôts sur les entreprises étaient de 50 milliards d’euros par an, auxquelles s’ajoutent les baisses pour les ménages centrées sur les plus riches, comme la fin de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), la fin globale de la taxe d’habitation et la mise en place du PFU. Ces hausses ne seront donc qu’une goutte d’eau.
Et cela sera d’autant plus vrai qu’elles permettront de ne pas ouvrir le débat sur les exonérations de cotisations, le vrai cœur de la politique de l’offre, ni sur les subventions diverses au secteur privé. Le capital en sera quitte pour un paiement modeste et on pourra passer aux choses sérieuses : la contraction des dépenses. Pour le dire crûment : la stratégie de Michel Barnier est de proposer au capital un paiement modeste pour non seulement sauver l’essentiel, mais aussi voir s’ouvrir de nouvelles « opportunités » par la destruction des services publics et de l’assurance sociale.
L’offre semble très attrayante et très raisonnable : payer quelques milliards pour sauver plusieurs dizaines de milliards de gains, des aides publiques massives et de futures possibilités de marchandisation, mais aussi pour imposer un récit qui justifie une austérité qui viendra frapper les ménages les plus fragiles.
On mesure donc en retour le niveau de fanatisation des macronistes, incapables d’envisager la possibilité de lâcher du lest à court terme. Tout cela est assez logique : le caractère dévastateur de la politique menée depuis 2017 fait qu’une part minime de la population en a profité au détriment des autres. Les élus macronistes s’attachent à ces gains. Les proches de Michel Barnier estiment que les dégâts sociaux et politiques sont tels qu’il faut une stratégie de contournement pour pouvoir poursuivre cette politique de classe.
L’ancien premier ministre britannique Rishi Sunak avait ouvert la voie de cette stratégie en 2022. En s’opposant aux baisses d’impôts de Liz Truss, il a relevé le taux de l’impôt sur les sociétés de 19 % à 25 % pour réduire le déficit. Mais cette décision ne va pas, en réalité, adoucir sa politique d’austérité, de même que certaines promesses de baisses d’impôts.
En imposant un débat dans ces termes, Michel Barnier et François Villeroy de Galhau tendent en réalité un piège à la gauche et à ses électeurs : celui de se laisser tromper par une « justice fiscale » de façade afin d’accepter un budget de violence sociale. Le danger n’est pas mince, car on accepterait alors l’idée que la réduction du déficit est bel et bien l’objectif prioritaire de la politique économique, au détriment des enjeux réellement centraux que sont la dégradation des services publics, la pression sur les salariés et la crise écologique. C’est dans ce piège que sont tombés les travaillistes britanniques, qui ont annoncé récemment leur propre politique d’austérité.
Des hausses d’impôts, pour quoi faire ?
En réalité, les hausses d’impôts sur le capital et les plus riches n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans une politique de transformation où la société parvient à s’extraire de sa dépendance à l’accumulation du capital. Dans le cas contraire, et particulièrement lorsque les hausses d’impôts ne servent qu’à réduire le déficit, elles prennent la forme d’un piège douloureux.
Bien sûr, la politique fondée sur les hausses d’impôts est plus attrayante qu’une politique se limitant à la seule baisse des dépenses publiques, c’est-à-dire à la destruction des services publics et de l’État social. Mais les hausses d’impôts sur la rentabilité du capital visant à réduire le déficit, et seulement cela, conduiront inévitablement à une réaction du capital.
La question n’est pas de savoir si les capitalistes peuvent supporter une hausse de leurs impôts – ils le peuvent indéniablement – mais bien plutôt de savoir s’ils accepteront sans broncher ou s’ils prendront des mesures de réduction de leurs coûts pour protéger leur taux de rendement et le but de toute production capitaliste, l’accumulation. Et ici, la réponse est évidemment négative.
Si donc on relève les impôts sans prendre des mesures parallèles de contraintes sur les entreprises ou de réorganisation de la production ou de soutien à la demande, ce que Michel Barnier n’envisagera jamais, alors on s’expose à un affaiblissement de la croissance, qui viendra encore augmenter la demande d’austérité sur les dépenses. C’est la politique qu’avait modestement menée François Hollande de 2012 à 2014 avant de rentrer dans le rang et de venir quémander la bienveillance du capital avec son « pacte de responsabilité »qui l’avait mené à réformer le marché du travail.
On pourrait résumer la situation de cette façon : la hausse des impôts pour réduire le déficit ne remet pas en cause le pouvoir du capital et sa capacité à diriger non seulement l’économie mais aussi la société. La raison en est simple : si toute la politique économique repose sur les recettes de taxes fondées sur le succès de l’accumulation du capital, alors la politique se soumet à cette logique. In fine, la société reste enchaînée au besoin de produire du profit, à n’importe quel prix.
Ces hausses d’impôts au nom de la « justice fiscale » peuvent même prendre la forme d’une piqûre de rappel du pouvoir du capital sur la société. Ceux qui, soudain, défendent la « justice fiscale » en sont conscients. Aussi faut-il toujours se souvenir que les hausses d’impôts sont des moyens et non des fins en soi. L’enjeu de ce pourquoi on augmente les impôts est plus important que la hausse elle-même. Il faut se méfier des ruses de ceux qui n’hésiteront pas à agiter la « justice fiscale » pour faire passer une politique de répression sociale.
Romaric Godin