C’est une crise supplémentaire à ajouter au chapelet de soubresauts qui secouent régulièrement les territoires ultramarins français. Depuis le 1er septembre, des militant·es martiniquais·es contre la vie chère se sont lancé·es dans une énième lutte. Un mal chronique, la vie chère, dans ces territoires, qui ne fait pas exception en Martinique, où plus de 90 % des produits de consommation sont importés.
Et ce pourcentage est aussi valable sur l’aspect uniquement alimentaire, avec des surcoûts majeurs : en 2023, l’Insee estimait dans une étude que les prix des produits alimentaires en Martinique dépassent de 40 % ceux de la France hexagonale. « En prenant comme référence le panier martiniquais, les prix alimentaires sont en moyenne 31 % plus chers que ceux de la France métropolitaine. Du point de vue du panier métropolitain, les prix de l’alimentation sont 50 % supérieurs à ceux de la France », écrivaient même les auteurs de l’étude. Autrement dit, même en mangeant local, la surtarification reste forte.
Un barrage routier à Fort-de-France, en Martinique, après une nuit de protestations contre la vie chère le 17 septembre 2024. © Photo Thomas Thurar / AFP
« Notre demande, c’est l’alignement des prix avec l’Hexagone, dans l’esprit de la continuité territoriale : il n’est pas normal qu’un couple avec un enfant dépense 250 euros de courses, tous les dix jours, pour des aliments basiques », martèle Aude Goussard, secrétaire du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), mobilisé depuis le 1er septembre contre la « profitation » à l’œuvre sur le territoire. Blocages de supermarchés, actions coups de poing aux caisses : « Nous restons dans des actions pacifistes ; le mot d’ordre, c’est : pas de violence », souligne Aude Goussard.
Contraintes structurelles et contrôles insuffisants
Pour autant, la tension augmente sur le territoire martiniquais, et particulièrement à Fort-de-France, qui subit des nuits de violences urbaines depuis plusieurs jours, au point de voir certains secteurs soumis à un couvre-feu nocturne. De plus, la mobilisation s’élargit : les taxis ont mené une opération escargot jeudi 19 septembre, et les commerçants du centre-ville de Fort-de-France ont baissé leur rideau en signe de solidarité avec le mouvement.
Avant le début de la mobilisation, des courriers avaient été échangés. « Nous vous accusons avec indignation et colère légitime, vous, les acteurs de la grande distribution et le préfet de Martinique, d’être responsables des injustices criantes liées aux prix de la consommation que nous subissons », écrivaient les militant·es début juillet. Fin août, les « distributeurs alimentaires de Martinique » répondaient, chiffres à l’appui et forts d’un rapport de l’Autorité de la concurrence, que ces écarts de prix venaient de « contraintes structurelles ». Notamment l’éloignement, l’insularité et le transport, obligatoirement par bateau.
« On est surtout dans des systèmes d’intermédiation qui relèvent de résidus coloniaux », assène Victorin Lurel, sénateur de la Guadeloupe. Le parlementaire socialiste avait été à l’origine d’une loi sur la vie chère, datée de 2013, laquelle a permis, entre autres, d’interdire les monopoles d’importation et de créer des observatoires des prix des marges et des revenus (OPMR), quelques années après les grandes grèves de 2009 portées par cette problématique. Force est de constater que, malgré quelques progrès, le problème reste entier, voire s’est intensifié, dans des sociétés qui frôlent le tiers d’habitant·es en situation de pauvreté.
« On a créé ces outils, mais on n’en fait pas grand-chose », déplore le sénateur, qui a déposé début juillet un nouveau projet de loi visant « à renforcer la transparence des prix et des marges en outre-mer ». Un travail qui revient, depuis la loi de 2013, aux OPMR. « Je propose de renforcer leur action, pour l’instant inexistante, avec une revalorisation de 417 000 euros pour leur budget. »
Aux Antilles-Guyane, l’OPMR n’est doté que de 50 000 euros, soit à peine le budget pour un salaire et quelques déplacements. « On fait tout de même réaliser quelques études, mais c’est vrai que notre action est limitée », admet Patrick Plantard, président des OPMR des Antilles-Guyane, qui affirme manquer d’accès à certaines données, notamment les marges des entreprises, ressortissant souvent au « secret des affaires ».
« Une seule institution y a accès : l’Autorité de la concurrence », rappelle-t-il. Cette dernière s’est d’ailleurs fendue d’un rapport en 2019. « Si certains niveaux de marge ou de rentabilité peuvent apparaître élevés ou supérieurs à ceux constatés en métropole, le poids de chacun des intermédiaires, pris isolément, est trop faible en moyenne pour que les sur-marges éventuellement réalisées à un stade de la chaîne de valeur puissent être rendues responsables de l’essentiel des différentiels de prix », écrivent les rapporteurs.
« Il est vrai que la marge nette, une fois tout payé, se monte à peine au-dessus de 2 % », note Catherine Rodap, présidente du Medef Martinique, qui rappelle aussi « que de grands groupes comme Ho Hio Hen ont fini par quitter l’île, quand leur marges se sont trouvées trop faibles ». Des départs qui ont contribué à concentrer encore plus un marché déjà resserré, que l’on pourrait qualifier d’oligopolistique – c’est-à-dire tenu par quelques acteurs. Et ce depuis la période esclavagiste.
Lors de son audition par la commission parlementaire sur la vie chère menée en 2023, l’économiste guadeloupéen Sébastien Mathouraparsad replaçait la question dans une perspective historique : « L’économiste Thomas Piketty montre d’ailleurs que, dans les anciennes colonies esclavagistes, qui figurent parmi les systèmes les plus inégalitaires de l’histoire, les 10 % les plus riches détiennent plus de 80 % des revenus, voire près de 100 % du patrimoine. Ce partage inégal des revenus date de l’abolition de l’esclavage en 1848 : on a alors dédommagé les anciens propriétaires, tandis que les anciens esclaves partaient de zéro. On a ainsi créé un écart qu’on a eu de cesse de résorber, sans y parvenir complètement aujourd’hui encore. »
Multiplication des intermédiaires
Reste que, sur la question des marges, le coupable des prix élevés est aussi l’empilement des intermédiaires. Dans leur rapport parlementaire, publié en juillet 2023, les députés Vuilletet et Hajjar mentionnent le fait que « les intermédiaires sont nombreux entre le producteur et le distributeur : alors qu’ils sont en général au nombre de trois en France hexagonale, en Martinique ils peuvent aller au-delà des quatorze », écrivent-ils.
Et cette multiplication d’acteurs dans la chaîne logistique conduit chacun d’entre eux à prendre sa marge sur sa prestation. D’autant que tous les intermédiaires ne sont pas forcément transparents quant aux marges qu’ils appliquent. C’est notamment le cas pour ceux qui officient dans le transport, secteur où les rapporteurs relèvent une certaine opacité.
Au sujet de l’armateur CMA CGM, une des principales compagnies qui desservent les Antilles, Johnny Hajjar, un des deux rapporteurs de la commission parlementaire, note que « la marge moyenne sur dix ans estimée pour les territoires ultramarins desservis par la compagnie serait ainsi de 81 dollars par [conteneur] équivalent vingt pieds, soit 12 %. Or, ces résultats, parce qu’ils sont donnés en moyenne sur dix ans, ne permettent pas de mesurer l’évolution de ces marges sur la durée, ni de connaître exactement la réalité des marges, en volume et en valeur, sur chacune des dix dernières années ».
L’éternel débat de l’octroi de mer
« À tout ça s’ajoute l’octroi de mer », souligne aussi Catherine Rodap, pour le Medef. Cette taxe, dont les taux sont votés par les assemblées territoriales des départements d’outre-mer, date du XVIIe siècle. Appliquée pour protéger la production ultramarine face aux produits d’importation ultra-concurrentiels, elle est régulièrement accusée d’augmenter le coût de la vie.
Et il est vrai que le protectionnisme que permet l’octroi de mer tire à la hausse les prix en rapprochant le prix des produits importés de celui des produits locaux. Cet impôt à l’importation est aussi régulièrement accusé d’être fixé dans une opacité plus ou moins grande selon les territoires, de manquer de cohérence, d’être désuet, voire complètement obsolète. Les appels à le réformer, sinon à le supprimer, sont nombreux mais se heurtent à la frilosité des élus locaux : le produit de cette taxe compose une large partie du budget de fonctionnement de leurs mairies.
Alors, en guise de solution, on aligne des traitements chocs. Les autorités économiques et politiques et préfectorales de la Martinique, après deux tables rondes ces derniers jours, ont annoncé revoir de 20 % à la baisse le prix sur 54 familles de produits, soit 2 500 articles, par des exonérations d’octroi de mer notamment. « Une rustine », pour les membres du RPPRAC, qui ont refusé d’assister aux débats.
« Nous souhaitions que les échanges soient filmés, cela nous a été refusé : on n’assistera pas à tout cela », assume Aude Goussard, qui dénonce une mascarade de l’entre-soi de ceux qu’elle accuse de profiter du problème. D’autres solutions ont été avancées : travailler sur les frais d’approche (aide au fret, péréquation interproduits, etc.), revoir l’approche fiscale (en sortant l’octroi de mer de la fabrication du prix ou en réduisant la TVA de 2,1 à 0 %) sur les produits de grande consommation, etc.
Mais aussi travailler sur l’autonomie alimentaire. Bien que la capacité des territoires de subvenir à leurs propres besoins se soit largement dégradée ces dernières années, selon les données agricoles, tout le monde veut y croire. « Nous souhaitons réorienter les versements du Poséi [un fonds européen dédié à l’agriculture – ndlr] vers la diversification agricole et plus seulement vers la canne [à sucre] et la banane », détaille Aude Goussard.
Un vœu pieux, très partagé, mais que l’occidentalisation des modes de vie dans les ex-colonies vient entraver : malgré un regain d’intérêt pour le « lokal », et un mouvement de réappropriation de la culture alimentaire d’avant la colonisation, la route d’un développement local capable de mitiger la vie chère est encore longue.
Amandine Ascensio