« Let’s start talking about Congo ». Les affichettes apparues sur le mobilier urbain de la capitale de l’Europe aux côtés d’autres messages appelant à ne pas cesser de parler de Gaza sont révélatrices d’un changement dans le degré d’attention porté au conflit congolais à l’étranger. La mobilisation médiatico-diplomatique autour des guerres en Ukraine et en Israël/Palestine a donné des arguments aux militant·es des « guerres oubliées ». Le contexte est d’autant plus favorable à la médiatisation de la crise des Grands Lacs que la nouvelle insurrection du M23 dans l’Est du pays a des prolongements internationaux plus évidents que les cycles de rébellion antérieurs – du fait du déploiement de forces régionales en soutien à l’armée congolaise, mais aussi du niveau de tension sans précédent entre les autorités de la République démocratique du Congo (RDC) et celles du Rwanda voisin, dont le soutien à la rébellion n’est plus à démontrer.
La sensibilisation à la cause congolaise est parallèlement portée par les campagnes de la société civile internationale autour des « minerais de sang » et du travail des enfants – la transition énergétique et la demande mondiale en minerais critiques ne sont-elles pas un facteur majeur de la conflictualité dans cette partie du monde ? À travers leur soutien au Rwanda et leur consommation de ressources naturelles, les pays occidentaux se rendraient complices d’un drame humanitaire qu’ils refusent de reconnaître pleinement et donc de traiter sérieusement.
Si les déterminants internationaux de la crise congolaise sont indiscutables, les récits qui s’y limitent comportent le risque d’une simplification des dynamiques de la conflictualité et d’une sous-évaluation des facteurs locaux de la violence. Le M23 est un parmi les plus de cent groupes armés actifs dans les provinces de la façade orientale du Congo. L’accès aux minerais n’est pas le seul carburant des tensions intercommunautaires. Les multinationales occidentales sont minoritaires parmi les sociétés qui extraient et achètent les minerais stratégiques. Les principales mines, en termes de production et de chiffre d’affaires, sont d’ailleurs loin des zones les plus violentes. Enfin et surtout, les guerres dans l’Est doivent être réinscrites dans une économie politique prédatrice plus large, dont le personnel politico-militaire congolais est le principal acteur, qui produit de l’injustice, des tensions et de la souffrance sociales sur l’ensemble du territoire.
L’ambition de cette livraison d’Alternatives Sud est de dresser un panorama sociopolitique global de la RDC, dans ses configurations internes comme dans ses rapports avec le reste du monde, celles-là s’articulant bien entendu avec ceux-ci. Les auteur·trices des dix articles rassemblés, tous·tes Congolais·es, s’emploient à mettre au jour et à analyser les évolutions comme les facteurs de reproduction du champ politique congolais et de l’action publique aux échelle nationale et internationale.
Si l’ouvrage s’apparente à certains égards à un bilan de la présidence Tshisekedi, régulièrement mise en regard de l’administration Kabila, plusieurs contributions s’attachent à discuter des problématiques dans une perspective plus longue, notamment les enjeux de conflits fonciers, de participation des femmes à la chose publique ou de diplomatie forestière. Dans l’ensemble, force est de constater que, pour les dix-neuf contributeur·trices à cet ouvrage, en dépit des espoirs soulevés par l’arrivée au sommet de l’État d’un représentant de l’opposition historique et de l’émergence de nouveaux acteurs sociaux revendicatifs, les « continuités » et les « permanences » du système congolais l’emportent, pour le pire, sur les facteurs de changement.
D’une élection contestée à l’autre
Retour sur les six premières années de l’administration Tshisekedi (2019-2024). Dès janvier 2019, les circonstances même de l’alternance au sommet de l’État laissaient augurer une présidence peu regardante sur les principes démocratiques, en dépit de l’imaginaire politique émancipateur dont continuaient à bénéficier le nom « Tshisekedi » et la marque « UDPS » [1] dans de larges franges de l’opinion publique congolaise. De fait, l’investiture du candidat de la coalition de l’opposition « Cap pour le changement » est le résultat d’un deal avec Joseph Kabila, qui contrôlait la centrale électorale « indépendante » (CENI), sur le dos du véritable vainqueur du scrutin (et de loin), Martin Fayulu, considéré comme moins manipulable et plus hostile par le président sortant (Englebert, 2020). Pour rappel, cet accord avait permis à ce dernier et à sa coalition Front commun pour le Congo (FCC) de conserver le contrôle du parlement et de la majorité des institutions clés de la République (appareil judiciaire, armée, police, services de renseignement).
Comme le relève Georges Kasongo Kalumba dans sa contribution, le système politique congolais a connu une série de crises dans cette configuration insolite de cohabitation entre l’ancien et le nouveau président. Pour modifier le rapport de force à son avantage, accéder aux ressources publiques lui permettant d’appliquer son programme et empêcher Joseph Kabila de renouveler son emprise sur la centrale électorale et la cour constitutionnelle, Félix Tshisekedi a combiné la stratégie de la rue aux manœuvres politiques, mobilisant les militant·es de l’UDPS pour faire pression sur les institutions qu’il ne contrôlait pas. Il a également bénéficié du soutien des pays occidentaux, en particulier des États-Unis, anxieux de défaire le « système Kabila ».
Le nouveau président a finalement pris les commandes de l’État à la fin de l’année 2020, moyennant la rupture officielle de la coalition gouvernementale avec le FCC, l’annonce de la formation d’une nouvelle plateforme politique – l’Union sacrée de la nation (USN) – et la spectaculaire inversion de la majorité parlementaire en faveur de cette dernière, suivant des modalités « très discutables légalement, alternant les intimidations (pressions physiques des militant·es sur les adversaires politiques, menaces de poursuites contre d’anciens gestionnaires publics, menace de dissolution de l’Assemblée nationale) et les incitations financières (distribution d’enveloppes et plus tard de véhicules, etc.) » selon Georges Kasongo.
Si Félix Tshisekedi retrouvait la plénitude du pouvoir exécutif et occupait à partir de ce moment le centre du jeu politique national à Kinshasa, la suite de son premier mandat allait être bousculée par une nouvelle menace, périphérique celle-là, sous la forme de la reprise de la rébellion du M23 dans les collines de Rutshuru, dans le Nord-Kivu, à la frontière avec le Rwanda. Les conséquences politiques de l’insurrection, qui gagnait du terrain face à l’armée congolaise et exposait l’impuissance présidentielle en matière de sécurité et d’intégrité territoriale, n’empêchèrent pas Félix Tshisekedi de tirer avantage de sa majorité parlementaire pour créer les conditions institutionnelles de sa réélection, notamment en imposant un fidèle à la tête de la centrale électorale, au grand dam de l’Église catholique, des partis d’opposition et des mouvements citoyens.
Au terme d’une campagne électorale marquée par la surenchère anti-rwandaise et nationaliste, comme si le Rwanda était « la seule cause des problèmes du Congo », pour reprendre les mots d’un des auteurs de cet ouvrage [2], Félix Tshisekedi remporta les élections de décembre 2023 dans des conditions de chaos et d’opacité telles que le processus n’est pas jugé crédible par beaucoup d’observateurs : « Le 20 décembre nous n’avons pas assisté à une élection mais à une parodie d’élection. Des milliers de bureaux n’ont pas ouvert leurs portes, des machines à voter n’ont pas fonctionné, des millions de Congolais ont passé toute une journée devant les bureaux sans voter, alors que des milliers de machines étaient entre les mains des particuliers qui votaient à la place du peuple ». [3] Le résultat est néanmoins validé par les chancelleries occidentales, sur fond de rivalité stratégique croissante avec la Chine.
Une version élargie de l’Union sacrée est par la suite négociée par le président réélu, qui lui donne une nouvelle majorité parlementaire écrasante. Mais cette capacité d’absorption a pour contrepartie le déclenchement d’une « guerre de positionnement » longue et hautement conflictuelle entre les composantes du nouveau camp présidentiel, pour la formation de l’équipe gouvernementale et du bureau de l’Assemblée nationale, qui retarde jusqu’à juin 2024 la mise en route des institutions.
Évanescence des politiques publiques, vivacité du clientélisme
Le premier mandat du nouveau président avait démarré sous le signe de la lutte contre la pauvreté et des Objectifs de développement durable (ODD), réactivant l’idée de « progrès social » revendiquée dans le label UDPS. Une ambition affichée à laquelle la croissance du budget national et la reprise de la coopération internationale auraient normalement pu contribuer. D’après les membres de l’Institut Ebuteli ayant conjointement contribué à cet Alternatives Sud, si des progrès ont bien été enregistrés dans certains domaines, le quotidien des Congolais·es ne s’est pratiquement pas amélioré. Ces auteur·trices reviennent plus spécifiquement sur différents programmes socioéconomiques phares du gouvernement – le Programme des « 100 jours », les programme de gratuité de l’éducation primaire, le programme de « développement local des 145 territoires ».
Dans l’ensemble, ces initiatives annoncées à grand renfort de publicité n’ont été que partiellement réalisées et ont généré des effets pervers en matière de qualité des prestations ou des équipements. En cause, l’inexpérience et la précipitation dans la mise en œuvre des programmes et leur sous-financement réel, lié d’une part au fait que « le train de vie des institutions politiques congolaises continue de consommer une bonne partie des recettes mobilisées, au détriment des investissements publics » [4], d’autre part à l’ampleur des détournements des fonds destinés à ces politiques publiques. Sur le front du pouvoir d’achat, l’exécutif a multiplié les mesures « volontaristes et ciblées » pour contrecarrer les effets de la hausse de l’inflation (suppression de la tva, etc.), sans s’attaquer aux « problèmes plus profonds liés aux dysfonctionnements des systèmes productifs locaux ».
La lutte contre la corruption a été érigée en priorité majeure par Félix Tshisekedi, un engagement agréable aux oreilles de ses soutiens occidentaux, celui-ci s’étant traduit par l’activation de l’Inspection générale des finances (IGF) et de ses fameuses « patrouilles financières ». À propos de l’IGF, les participant·es à cette livraison sont partagé·es. Certain·es estiment qu’elle a pu contribuer à une plus grande transparence dans la gestion des recettes publiques, d’autres y voient essentiellement un « instrument politique » aux mains de la présidence, et considèrent, comme Albert Malukisa, que la dépendance du régime vis-à-vis des leaders régionaux ou locaux, qui lui permet de gagner en légitimité clientéliste, rend « politiquement contreproductive la lutte contre la corruption ».
Ce qui explique le fait que les affaires de détournement à grande échelle débusquées par l’IGF sont rarement suivies de condamnation. Si elles étaient systématiquement menées, les enquêtes, puis les procès consécutifs déboucheraient sur la défection d’élites corrompues qui sont indispensables à la stabilité politique du régime. A fortiori quand ces défections mènent potentiellement à des entreprises de contestation violente de la part des acteurs exclus de l’espace du pouvoir. [5]
Car le fonctionnement du système politique congolais paraît ne pas avoir changé sous Tshisekedi, en dépit de la rupture d’alliance avec le clan Kabila. Comme l’analyse Georges Kasongo dans sa contribution, le président demeure la clé de voûte du jeu politique, autour de laquelle se construisent, par le truchement de transactions informelles, les réseaux d’élites politiques donnant accès aux positions qui permettent d’accumuler richesse et prestige. « À l’entame du second mandat de Félix Tshiskedi, des élites politiques inamovibles, datant des républiques passées, jusqu’à celle du très décrié maréchal Mobutu, se retrouvent aux manettes de toutes les institutions, y compris au sein du gouvernement, en contradiction avec la volonté proclamée de rompre avec les tares du régime passé ».
En matière de reproduction des modalités antérieures d’exercice du pouvoir, le régime Tshisekedi recourt tout autant que ses prédécesseurs, voire davantage que Joseph Kabila selon certains analystes, au tribalisme politique. Les Balubas sont en effet surreprésentés aux postes clés des ministères et administrations. Un favoritisme ethnique destiné à garantir les loyautés politiques et protéger le régime, mais qui est aussi le résultat de la pression des élites kasaïennes, qui estiment que c’est « leur tour », après plusieurs décennies d’opposition et d’exclusion des institutions. Cette situation « réveille les réflexes de paranoïa et de psychose collective chez les membres des tribus voisines » d’après Georges Kasongo. Notamment dans le riche Katanga, où la domination sociale historique des Balubas venus du Kasaï a déjà servi de prétexte aux organisateurs de pogroms durant les années 1990.
Autre prolongement de pratiques passées délétères, moins attendu de la part d’une formation comme l’UDPS qui a souffert comme nulle autre de persécution politique sous Mobutu (une réalité sur laquelle revient le Groupe d’étude sur le Congo et l’Institut Ebuteli dans leur article sur la genèse et la trajectoire du parti d’opposition historique) : l’intimidation croissante des voix critiques. Le degré de violence politique s’est singulièrement accentué depuis 2023, avec l’arrestation d’opposants, activistes, journalistes et la répression des manifestations. Répression parfois sanglante, comme lors du « massacre de Goma ». [6] Les rapports des organisations de droits humains congolaises et internationales sont de plus en plus alarmants, à l’instar de la déclaration du réseau d’ONG EurAc publié le jour même où ces lignes sont écrites, déplorant le rétablissement de la peine de mort et l’érosion des libertés publiques en RDC (EurAc, 2024).
Les ressources naturelles, une réalité et un prisme
Comme le suggère C. Géraud Neema dans cet ouvrage, la richesse du sous-sol congolais en est venue à constituer le prisme, « peut-être déformant », à travers lequel les réalités politiques et économiques internes comme le rapport au reste du monde est pensé, par les acteurs étrangers comme par les Congolais·es eux-mêmes, les premiers insistant sur la « malédiction » des ressources naturelles et le sang qui entache leurs propres téléphones portables, les second·es sur les spoliations étrangères qui expliquent l’insupportable contraste entre les richesses naturelles du pays et le dénuement généralisé de sa population.
Pour autant, nombre de travaux questionnent ces dernières années la primauté de la convoitise des minerais dans les conflits qui ravagent l’Est du pays. Josaphat Musamba notamment (Musamba et Vogel, 2021), qui s’emploie dans le présent Alternatives Sud à démontrer que la violence milicienne et les affrontements intercommunautaires sont le produit d’un enchevêtrement de facteurs, au premier rang desquels la lutte pour la terre et pour le pouvoir coutumier ou moderne, sur fond de déplacements historiques de population, de pression démographique et de manipulation politique de l’autochtonie. Non pas que l’exploitation et le trafic du coltan ou de l’or ne participent pas de l’entretien des dynamiques, mais leur influence varie fortement d’une scène à l’autre et est souvent difficile à distinguer dans le rançonnement généralisé auquel recourent les groupes armés… et une partie de l’armée congolaise.
La nécessaire prise en compte de la complexité des contextes locaux n’enlève pas aux mines leur importance financière massive à l’échelle nationale. Les minerais comptent effectivement pour plus de 98% des exportations congolaises et 46% des recettes du gouvernement, selon les chiffres de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (EITI) relayés par C. Géraud Neema. Ces montants renvoient essentiellement au cuivre et au cobalt extraits des méga-mines du Sud du pays (ex-Katanga), plus industrialisées (à 80%) et formalisées que les mines des Kivus à l’Est. L’activisme du président Tshisekedi pour renégocier le « contrat du siècle » conclu sous Kabila avec la Chine, s’il a abouti à un rééquilibrage financier au bénéfice du Congo, a le désavantage de passer sous silence l’enjeu des impacts socioenvironnementaux désastreux de l’activité cupro-cobaltifère et de laisser penser que les obstacles à la socialisation des richesses minières tiennent uniquement à la voracité des multinationales.
Or, plusieurs études internationales, dont la fameuse enquête « Congo Hold-Up », ont mis en évidence l’ampleur des détournements de revenus miniers durant la présidence Kabila. Et à la question de savoir si la gouvernance minière s’est améliorée sous Tshisekedi, Jean-Claude Mputu, porte-parole du réseau d’ONG « Le Congo n’est pas à vendre », répond que « rien n’a changé ». La corruption a toujours lieu, « à tous les niveaux », à chaque interaction entre l’administration congolaise et les sociétés d’exploitation, de l’octroi des licences à l’enregistrement des chiffres de la production, en passant par les contrôles environnementaux ou la gestion de la participation de la Gécamines aux joint-ventures minières. L’illustration la plus éloquente de la poursuite du « hold-up » réside sans doute dans les démarches récentes de Félix Tshisekedi auprès du président Biden pour faire annuler les sanctions états-uniennes prises contre l’homme d’affaires israélien Dan Gertler, accusé de corruption d’agents publics au Congo et ailleurs en Afrique.
Jean-Claude Mputu constate par ailleurs que les nouvelles obligations faites aux sociétés minières étrangères de passer par des sous-traitants congolais sont vidées de leur contenu par l’entremise d’hommes de paille sélectionnés par le pouvoir politique, tandis que les discours gouvernementaux sur l’impératif de la transformation locale des ressources naturelles n’ont à ce stade pas dépassé le niveau… des discours. On complètera ce tableau en soulignant combien le prisme des minerais a contribué au délaissement politique du secteur agricole congolais depuis l’indépendance, malgré son importance en termes d’emplois et la dépendance alimentaire dans laquelle se trouve le pays, obligé d’importer du maïs ou du poisson depuis des pays présentant un potentiel agricole nettement inférieur. En la matière, force est de constater que le slogan de la « revanche du sol sur le sous-sol » mis en avant par les autorités sous Tshisekedi n’a pas non plus franchi le stade des conférences et documents programmatiques (Saliboko, 2023).
Si l’enjeu de l’accès aux minerais est un aspect important des relations internationales du Congo depuis son indépendance, il a pris une nouvelle dimension dans le contexte de la concurrence mondiale autour des « minerais de la transition » et de la rivalité stratégique sino-américaine. C. Géraud Neema explique dans son article comment l’administration Tshisekedi a compté sur le soutien des États-Unis durant la période de cohabitation avec Joseph Kabila, alors que celui-ci, quinze ans plus tôt, avait favorisé les Chinois pour s’émanciper de la tutelle occidentale. Les deux dernières années ont néanmoins montré que le président actuel n’avait pas arrimé son pays au camp occidental, en dépit de la contre-offensive de celui-ci pour reprendre pied dans le secteur minier, du fait entre autres du manque de soutien face au Rwanda et des critiques (pourtant retenues) en matière de gouvernance démocratique.
Néanmoins les minerais ne sont pas les seules ressources naturelles qui rehaussent l’importance de la RDC dans le contexte de la transition énergétique et environnementale mondiale : l’énorme étendue de forêts primaires dans le bassin du Congo fait également l’objet d’un intérêt croissant de la part d’une multiplicité d’acteurs internationaux engagés dans les programmes de réduction de la déforestation (REDD+) et de conservation de la biodiversité.
Dans leur contribution sur la gouvernance des forêts en RDC, Eliezer Majambu, Moïse Tsayem Demaze et Symphorien Ongolo présentent le Congo comme une arène au sein de laquelle ces acteurs interviennent pour essayer de faire prévaloir un ensemble d’intérêts formels (réduction de la déforestation) et informels (consolidation d’un rayonnement diplomatique). La stratégie des décideurs congolais consiste selon les auteurs à manifester une « docilité circonstancielle », en répondant aux pressions des partenaires étrangers par la mise en œuvre de réformes pour la bonne gouvernance des forêts, gage de captation des financements internationaux, sans se donner les moyens institutionnels de canaliser effectivement l’exploitation des ressources forestières.
Changement social et nouveaux acteurs
Si les mécanismes de la domination étatique et internationale semblent se perpétuer au détriment d’une population négociant au jour le jour sa survie et sa dignité dans le cadre d’une modernité insécurisée (Bréda et al., 2013), les changements sociaux et culturels au sein de la société congolaise secrètent de nouvelles formes de conscience critique et de résistance citoyenne, sur fond de massification de l’enseignement supérieur, de généralisation de l’accès aux réseaux socionumériques et de circulation internationale croissante des personnes.
Clémentine Sangana, Catherine Odimba et Pacifique Nkunzi reviennent notamment sur l’évolution de la participation publique et politique des femmes congolaises, un enjeu vis-à-vis duquel la nomination de Judit Suminwa Tuluka au poste de premier ministre en avril 2024 constitue une étape d’une portée symbolique considérable, dans un contexte où la légitimité des femmes à gérer la chose publique demeure fragile. Nos trois auteur·trices relèvent néanmoins un contraste frappant entre l’abondance des textes internationaux et nationaux promouvant l’égalité de genre et la modestie des avancées concrètes. Si les organisations de femmes sont de plus en plus nombreuses et bénéficient du soutien de la coopération internationale pour mener des activités de plaidoyer, notamment pour l’adoption de lois contre les violences de genre, le manque de coordination entre les programmes mène à l’éparpillement des actions et complique la construction d’un mouvement uni et fort.
Le deuxième mandat du président Joseph Kabila avait été marqué par l’avènement d’un nouvel acteur sociopolitique au Congo : les « mouvements citoyens ». Deux membres du principal d’entre eux – la Lucha – reviennent sur la genèse, les caractéristiques et les défis de ce militantisme « atypique », qui connaît des déclinaisons dans d’autres pays africains. Bienvenu Matumo et Steward Muhindo nous expliquent que l’émergence de ce nouveau type d’action collective naît de l’indignation face à l’incapacité des élites dirigeantes à apporter des réponses aux besoins essentiels de la population et du discrédit des organisations de la société civile traditionnelle – avant tout préoccupée de conserver de bons rapports avec les autorités et les bailleurs de fonds – et des partis d’opposition, UDPS comprise, dont les leaders instrumentalisent la colère de la jeunesse. La Lucha se distingue de ces acteurs car elle exerce une pression sur les décideurs par des actions publiques non violentes, en demeurant indépendante des partis politiques et de la coopération internationale, et sans viser la participation au pouvoir institué.
La Lucha et les autres mouvements citoyens ont pris leur part dans les manifestations ayant contribué à l’alternance du début de l’année 2019, mais l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi a généré de nouveaux défis pour l’organisation. Le mouvement s’est effectivement divisé sur le positionnement à adopter face un président qui, malgré les modalités non démocratiques de sa victoire, allait mettre un terme à vingt-et-un ans de kabilisme et était perçu par une partie des militant·es comme susceptible d’engager le pays sur la voie du changement. La Lucha s’est donc recentrée sur des revendications sociales à l’ère Tshisekedi, sans pour autant délaisser l’examen critique des politiques publiques menées à l’échelle nationale. Après douze ans d’existence, la Lucha fait désormais face à des défis organisationnels liés, entre autres, au nécessaire renouvellement de sa base militante.
La Constitution (à nouveau) en danger
Le futur de la Lucha dépendra aussi de l’évolution du contexte politique national et de ce que les deux militants qualifient de « velléités dictatoriales » du régime de l’UDPS. L’avenir politique du Congo est effectivement lourd d’incertitudes. Le président Tshisekedi a fait part en mai 2024 de sa volonté de mettre sur pied une commission nationale de « réflexion » sur la Constitution, en vue de mettre à jour certaines dispositions qui gêneraient le bon fonctionnement des institutions. La loi fondamentale congolaise n’est sans doute pas parfaite en tout point, mais les problèmes pointés par le clan présidentiel paraissent tellement secondaires au vu des urgences sécuritaires et sociales du moment, que la société civile et l’opposition congolaises voient dans la démarche de Félix Tshisekedi les premiers signes d’un projet visant ultimement à réviser les dispositions qui limitent la durée de son maintien à la tête de l’État.
Et pour cause, c’est par le même type de remarques sibyllines sur certaines inadéquations de la Constitution que des membres du parti de Joseph Kabila avaient enclenché la stratégie de maintien au pouvoir de celui-ci dix ans plus tôt. La pression combinée des manifestations de rue et de la communauté internationale avait forcé l’ex-président à revenir sur son projet (Polet, 2022).
Aujourd’hui, Félix Tshisekedi semble mieux positionné que son prédécesseur pour se libérer du carcan constitutionnel. Face à l’écrasante majorité parlementaire de sa coalition présidentielle, l’opposition politique et sociale est fragmentée et affaiblie. Sa popularité « paradoxale » à Kinshasa [7] et l’activisme des ligues de jeunes de l’UDPS rendent le recours à la rue hasardeux. Enfin, les pressions de l’Europe et des États-Unis sont d’ores et déjà moins fortes et risquent d’être moins efficaces, dans un contexte de « nouvelle guerre froide » et d’ascension d’un Sud global hostile aux injonctions démocratiques de l’Occident. Le principal défi du président consistera donc à pouvoir gérer dans la durée les ambitions concurrentes des « alliés » qui composent sa base politique.
Et pourtant, le régime Tshisekedi ne semble pas tout à fait à l’abri d’un retournement de situation, comme semble avoir voulu le rappeler l’improbable tentative de coup d’État menée le 19 mai 2024 à Kinshasa. Les développements de la scène politique congolaise surprennent régulièrement les analystes les plus chevronné·es.
Bibliographie
-
Bréda C., Deridder M., Laurent P-J. (dir.) (2013), La modernité insécurisée. Anthropologie des conséquences de la mondialisation, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan.
- CREFDL - Centre de recherche en finances publiques et développement local (2024), Le biface du parlement congolais : un contrôleur à contrôler. Rapport de contrôle citoyen sur la gouvernance budgétaire, CREFDL, mai.
- Englebert P. (2020), « Aspirations and realities in Africa. The DRC’s electoral sideshow », Journal of Democracy, 30 (3).
- EurAc (2024), « La société civile congolaise sous pression : les membres du réseau EurAc alertent sur l’érosion de l’espace civique en République démocratique du Congo (RDC) », déclaration, 25 juin.
- Musamba J. et Vogel C. (2021), « The problem with “conflicts minerals” », Dissent, 21 octobre.
- Polet F. (2022), « How January 2015 protests influenced Joseph Kabila’s strategy of « glissement » », in Rodriges Sanches E. (dir.), Popular protest, political opportunities, and change in Africa, Londres et New York, Routledge.
- Saliboko M.K. (2023), « Le bilan agricole de la présidence Tshisekedi », analyse, humundi.org, 12 décembre.
François Polet
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