La Fête de L’Humanité ouvre ses portes le 15 septembre à Brétigny-sur-Orge (Essonne) dans un contexte de fragilisation de l’union de la gauche. Les universités d’été du Parti communiste français (PCF), de La France insoumise (LFI), du Parti socialiste (PS) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), qu’ils ont tenues séparément, ont témoigné d’un refroidissement des relations sur fond de dissensions sur les élections sénatoriales et européennes.
La situation globale n’a, elle, pas changé : droitisation du macronisme, exclusion de la gauche d’un « arc républicain » imaginaire et banalisation de l’extrême droite à l’échelle française et européenne. Face à ces vents contraires, l’historien du communisme Roger Martelli, qui vient de publier Pourquoi la gauche a perdu et comment elle peut gagner (Arcane 17), juge que « tout retour en arrière [de l’union de la gauche] serait calamiteux ».
Il s’inquiète pourtant de voir se rejouer le bras de fer entre le PCF et le PS qui avait conduit à la rupture du programme commun en 1978, et appelle à la construction d’une « culture de l’union ». La signature du programme de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), en mai 2022, est loin de suffire à installer celle-ci, et à constituer un projet majoritaire. Il explique pourquoi, et propose un chemin alternatif nourri des expériences victorieuses du passé.
Roger Martelli en septembre 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Mediapart : La rentrée politique à gauche est marquée par un moment de stagnation, d’indécision sur la question de l’union. Jean-Luc Mélenchon insiste sur la nécessité de « reconstruire une culture du programme ». Mais est-ce suffisant pour relancer la gauche et la rendre majoritaire ?
Roger Martelli : Pour ma part, j’essaie de réfléchir à partir d’un état des lieux. Entre 2017 et 2022, la droitisation du macronisme n’a profité que marginalement à la gauche, alors que l’effondrement de la droite traditionnelle a largement profité à l’extrême droite. Ce déséquilibre est ancré dans la réalité française, et renvoie à la poussée de l’extrême droite à l’échelle européenne. Dans ce contexte difficile, l’union de la gauche autour de la Nupes a marqué le paysage politique, et tout retour en arrière serait calamiteux. Mais on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut maintenir l’unité de la Nupes, car telle qu’elle est, telle qu’elle fonctionne et est perçue, elle ne semble pas dynamiser la totalité de l’espace de la gauche.
Comment la faire évoluer pour qu’elle redonne à la gauche la place qui a pu être la sienne et pour qu’elle regagne les catégories populaires perdues ? Bien sûr, elle a pour cela besoin d’un programme – c’est le b.a.-ba de la concurrence politique. Mais ce qui compte en politique, c’est moins le programme comme ensemble cohérent de propositions que la petite musique qui entoure le programme, et qu’on peut désigner comme le projet. Par exemple, ce n’est pas la qualité de son programme qui a fait autrefois la force et le dynamisme du vote communiste : c’est plutôt son utilité globale perçue, à la fois sociale, politique, symbolique, idéologique.
Jusqu’à ce jour, le Rassemblement national (RN) et le macronisme ont proposé l’un et l’autre une cohérence de projets avec des récits simples : d’un côté un projet libéral, autoritaire, ouvert sur l’Europe et sur le monde, et de l’autre un projet « illibéral », protectionniste et excluant. Faute d’une cohérence analogue perçue par l’opinion, le rassemblement de la gauche risque d’apparaître comme une simple construction partisane, où seule compte la voix du plus fort.
LFI pourrait vous répondre que, au-delà de son programme, elle a une vision du monde « écosocialiste », qui actualise l’héritage de la gauche à la lumière des enjeux écologiques…
« Écosocialisme » est un mot qui a sa force, mais parmi d’autres possibles, car il y a d’autres terrains pour l’émancipation humaine que ceux qui renvoient à l’histoire ancienne du « socialisme » et aux développements plus récents de l’écologie. Mais pour l’instant, le mot me semble parler à un espace restreint, plutôt militant. Travailler ce terme plutôt qu’un autre ? Pourquoi pas. Mais si l’enjeu est la mobilisation populaire, l’essentiel est le récit qui donne aux mots leur légitimité, c’est l’image de la société qu’il propose, les valeurs qui sont les siennes, le cheminement démocratique qui peut permettre sa réalisation.
Ce qui compte, c’est qu’on voie l’ampleur des ambitions proposées, l’ouverture grand-angle des rassemblements recherchés, le souci d’occuper tous les terrains sur lesquels les dominés peuvent converger contre le désordre social existant.
Les composantes de la Nupes doivent travailler, à la fois séparément et ensemble, sur leurs pratiques et le message qui leur permettra d’être clairement identifiées, attractives et de rendre leur projet désirable. C’est ce qu’il faut apprendre à faire. Inutile donc de mettre la charrue avant les bœufs.
Roger Martelli en septembre 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
La plupart des controverses au sein de la Nupes portent sur la forme de l’union, ses rapports de force internes, ses divisions aux élections européennes… Cela vous semble-t-il primordial ?
Les débats sur les formes sont bien sûr importants. L’image de la Nupes est pour l’instant celle d’une formation dominée par LFI, et surdéterminée par la personnalité de Jean-Luc Mélenchon, qui attire et repousse dans un même mouvement. Il est donc important de trouver la formule qui permet à chacun de se retrouver dans une dynamique, sans que cela ne s’apparente à la seule juxtaposition de particularités.
Ce qu’il faut éviter, en tout cas, c’est de reproduire à l’infini la vieille logique du bras de fer où il s’agit de décider de qui est unitaire et qui ne l’est pas. J’ai vécu la période où, en 1978, il y avait un bras de fer de ce type entre le PCF et le PS. À l’arrivée, le PS a gagné son duel, mais aux législatives du printemps 1978, la gauche a perdu alors qu’elle avait toutes ses chances de gagner.
L’union est un horizon nécessaire, car sans elle il n’y a pas de majorité, et sans majorité il n’y a pas de changement. Mais l’union suppose des constructions projectives fortes et sincèrement partagées, pour en faire autre chose qu’un choix électoral tactique. Pour que l’union fonctionne, il ne suffit pas de signer une déclaration ou de rédiger un programme commun. Il faut que s’installe durablement une culture de l’union. Et une vraie culture de l’union suppose que l’on apprenne à être soi-même et à se développer sans prendre de l’air à ses partenaires, actuels ou à venir.
On peut partir bien sûr de l’idée que la gauche est plurielle et que les différences en son sein ne sont pas nécessairement de détail. Et on peut parfaitement considérer qu’il n’est pas secondaire de savoir qui donne le ton, par exemple la logique d’un certain accommodement avec le système ou une logique de rupture avec lui. Mais cela ne doit jamais conduire à oublier que, si la gauche n’est pas rassemblée dans toutes ses sensibilités, elle ne peut pas espérer conquérir la majorité de second tour.
Plusieurs stratégies s’affrontent à ce sujet. Pour franchir la barre du second tour de la présidentielle, les partisans de Jean-Luc Mélenchon se donnent comme priorité de convaincre des abstentionnistes et les « fâchés pas fachos ». Est-ce une bonne piste ?
Il y a un risque à se polariser sur la question du premier tour. L’enjeu pour la gauche, c’est la construction de majorités politiques rendant possibles le changement de société et le dépassement progressif de toutes les logiques de dépossession. L’esprit des institutions actuelles oblige certes à parvenir pour cela à ce qu’on appelle le tour décisif. Il faut alors reconnaître que, dans le cadre de la tripartition actuelle, ce n’est pas un objectif insurmontable pour la gauche, même si elle n’est pas dans sa plus grande forme.
Mais encore faut-il, au second tour, aller bien au-delà des forces d’ores et déjà rassemblées. Il ne suffit pas d’être assez attractif au premier tour : il faut être le moins répulsif possible au second. Or, pour l’instant, même si elle est en progrès, la gauche est largement minoritaire. Et pour l’instant, l’extrême droite a plutôt montré qu’elle profitait davantage de l’effondrement de la droite que la gauche ne profite du discrédit du macronisme.
Quant à la question des abstentionnistes, je suis dubitatif sur cette insistance. Depuis les années 1980, chez les communistes puis dans le reste de la gauche, j’entends dire qu’il faut reconquérir les abstentionnistes perdus. Or cela n’a jamais réussi et l’abstention a suivi son petit bonhomme de chemin. En fait, les abstentionnistes ne sont pas une population à part et plusieurs enquêtes suggèrent que, s’ils votaient, ils ne voteraient pas différemment des autres.
De façon plus générale, je doute des vertus des politiques de ciblage, surtout à gauche. Il n’y a pas à faire des choix savants à l’intérieur du champ large des catégories populaires. Il est dangereux de privilégier le « rural » ou « l’urbain », le « social » ou le « sociétal », le stable ou le précaire, les inégalités ou les discriminations. On s’adresse à l’immense palette des dominés, pour les rassembler autour de tout ce qui peut produire de l’émancipation, sans préjuger de ce qui compte ou ne compte pas.
Julia Cagé et Thomas Piketty expliquent dans leur livre qu’en 2017 et 2022, « les écarts de vote entre mondes rural et urbain » ont atteint « des niveaux inédits » depuis la fin du XIXe siècle, et que « la gauche n’a pas de proposition très construite pour attirer ces classes populaires rurales ». Leur analyse va donc sûrement être utilisée à gauche par ceux qui pensent qu’il suffit de combler ce « trou dans la raquette » pour gagner…
Julia Cagé et Thomas Piketty ont mille fois raison de souligner cette dichotomie qui sépare les catégories populaires de l’urbain (les métropoles et leurs banlieues) et du rural (les bourgs et les villages). Et ils ont raison de rappeler que la source de ce clivage est dans le détachement des catégories populaires à l’égard de la gauche politique. Le PCF en a été la première victime, puis le PS au pouvoir. Du coup, si les banlieues populaires s’ancrent ou se réancrent à gauche, le peuple des bourgs et des villages est largement tenté par un vote d’extrême droite.
Il faut poursuivre la réflexion sur ce phénomène, sans préjuger des réponses. Cagé et Piketty insistent par exemple à juste titre sur le fait que le « rural » est un territoire si marqué par la montée des inégalités territoriales qu’il se sent délaissé. Mais pourquoi le sentiment de l’abandon pousse-t-il vers l’extrême droite plutôt que vers la gauche ? La banlieue de l’entre-deux-guerres était aussi un territoire délaissé. Or il a choisi la gauche, et en premier lieu le PCF, et pas le fascisme. Il l’a fait parce que le peuple avait en son centre un groupe ouvrier en expansion, que ces ouvriers se sont constitués en « mouvement ouvrier » doté d’une conscience et qu’ils pouvaient s’appuyer sur une espérance, dans le prolongement de la « République démocratique et sociale ».
Roger Martelli en septembre 2023. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Aujourd’hui, après la désindustrialisation et la crise de l’urbain, ce qui caractérise le salariat c’est l’éclatement, et il n’y a plus d’éléments d’identification ni d’espérance sociale pour les espaces délaissés. Or, quand il n’y a plus d’espérance sociale, le ressentiment, la recherche du bouc émissaire et le fantasme de la clôture l’emportent. Il n’y a pas de voie courte pour remonter la pente. Il faut bien sûr s’appuyer sur le socle de la demande sociale. Mais pour contrer le discours « social » du RN, il faut être capable d’insérer la revendication sociale dans une vision globale de la société alternative à celle qui est en filigrane dans les discours de Le Pen. Si on ne fait pas ce raccord de la proposition sociale et d’un authentique projet de société, c’est le RN qui pourrait bien gagner la bataille du « social ».
Le PCF de Fabien Roussel veut s’engager dans une reconquête de ces territoires, mais le fait-il avec une vision juste des classes populaires ?
Incontestablement, Roussel a réintroduit le PC dans les représentations politiques courantes. En termes d’image, il a marqué des points. Pour comprendre le positionnement du PC actuel, il ne faut pas oublier le fond : l’actif communiste s’est persuadé que les déboires électoraux du parti tenaient à son absence des consultations nationales structurantes et à des alliances où il était en position dominée. La direction communiste pense donc que, pour exister, il faut « faire la différence » et se démarquer des autres forces de gauche.
Roussel a joué de cette différence, non sans une certaine efficacité. Il est vrai que, pour y parvenir, il n’hésite pas à flirter avec les limites, par exemple sur les questions de sécurité et d’immigration. Ce n’est pas la première fois qu’il a cette tentation. Les fois précédentes, par exemple à la charnière des années 1970-1980, cela ne lui a pas réussi et a même terni son image. La méthode actuelle remettra-t-elle le Parti communiste dans le jeu électoral ou crée-t-elle plus de problèmes qu’elle n’en résout ? Qui vivra verra…
Mathieu Dejean