Photo : Nicolas Maduro et María Corina Machado
Raúl Zibechi : Comment caractériseriez-vous le gouvernement de Maduro ?
Emiliano Terán Mantovani : Depuis le 28 juillet 2024, une fraude électorale a été réalisée au Venezuela dont on parlera beaucoup quand on se souviendra des plus grandes fraudes électorales de l’histoire contemporaine de l’Amérique latine, comme la « chute du système » au Mexique [1] celle d’Alberto Fujimori [en 2000] au Pérou, ou quelques cas insolites en Amérique centrale. Aujourd’hui, une reconfiguration du régime politique est proposée afin de pouvoir gouverner dans des conditions d’illégitimité sociale, politique et internationale complète. Il s’agit d’une reconfiguration dangereuse car elle vise à pousser la répression et le contrôle social à des niveaux inusités.
Permettez-moi tout d’abord de dire d’où nous venons, afin de voir où nous pourrions aller. Le gouvernement de Maduro a évolué au cours des 11 dernières années d’une manière qui tend de plus en plus vers la décadence, dans tous les sens du terme. Il a pulvérisé le cadre des droits sociaux, cherchant à étouffer toute dissidence politique et sociale, avec une répression brutale de l’ensemble du camp populaire, même si vous êtes un chaviste critique. Le Venezuela a été gouverné en vertu d’un état d’urgence permanent : un état d’urgence légal, par décret, qui a duré plus de cinq ans, de 2016 à 2021, quelque chose de totalement anti-constitutionnel, mais qui, paradoxalement, a été normalisé.
En outre, l’architecture du pouvoir a été façonnée par une restructuration progressive de l’Etat. Le point de départ réside dans l’Etat corporatiste et militariste façonné sous le gouvernement d’Hugo Chávez, ses manières autoritaires et verticales de faire de la politique, qui posent comme principe fondamental la plus grande loyauté envers le dirigeant avant toute chose. Les structures et les réseaux de corruption de l’Etat constituent également un facteur antérieur important. Ces éléments ont trouvé une continuité dans le gouvernement de Maduro, mais désormais sans le charisme et la légitimité politique de Chávez, sans les énormes revenus pétroliers qui étaient autrefois disponibles, et dans le contexte de l’effondrement structurel du Venezuela. Tout a commencé à être imposé principalement par la contrainte et la violence.
L’Assemblée nationale, largement remportée par l’opposition en 2015, a été ignorée et une Assemblée nationale parallèle a été créée en 2017 ; des entreprises aux mains des militaires ont été créées en vue de l’appropriation et de la gestion directes et privées de la richesse. La grande pauvreté engendrée par la crise a été utilisée politiquement, en mettant en place des canaux institutionnels pour l’attribution sélective de la richesse aux fonctionnaires de l’Etat et aux partisans du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV). L’accès à l’information a été supprimé
De nombreuses forces de sécurité étatiques et para-étatiques ont été installées, une structure de corruption et de pouvoir incontesté, et cela dans un environnement d’impunité et de militarisation maximales. Ce qui a abouti, également, à consolider la dérive mafieuse de l’Etat. Tout cela était justifié au nom de la « défense de la révolution et du socialisme » et de la « lutte contre la droite ». Nous avons donc assisté à un changement de régime de l’intérieur et à la consolidation d’une dictature d’un nouveau type, un régime de type patrimonial et oligarchique, qui favorise à son tour l’appropriation directe des richesses régionales afin de maintenir les loyautés provinciales [le Venezuela compte 23 structures administratives provinciales]. Le Venezuela est dès lors gouverné comme une hacienda, une image qui rappelle les régimes politiques du dernier quart du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle en Amérique du Sud.
R.Z. Toutefois, certains considèrent ce régime comme étant de gauche.
Rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’un gouvernement progressiste, et encore moins d’un gouvernement de gauche. Il y a une importante libéralisation de l’économie, avec parmi d’autres facteurs : la promotion et la protection des capitaux transnationaux, de larges exemptions fiscales, des privatisations discrètes, la promotion de zones économiques spéciales, la création d’un Venezuela VIP (tourisme, restaurants, bars, voyages, camionnettes de luxe) réservé aux étrangers, aux hommes d’affaires et aux hauts fonctionnaires de l’Etat ; la dégradation programmée des salaires, en les maintenant en bolivars alors que l’économie est totalement dollarisée ; l’abandon du secteur public. Fedecámaras [Federación de Cámaras y Asociaciones de Comercio y Producción de Venezuela], la principale structure entrepreneuriale du pays – qui a toujours été considérée comme le grand ennemi de Chávez – est maintenant une amie du régime de Maduro. En analysant les diverses mesures économiques, nous pouvons affirmer que nous sommes confrontés à l’une des restructurations néolibérales les plus agressives de la région, bien qu’il ne s’agisse en aucun cas d’un néolibéralisme traditionnel. L’évolution d’un système autoritaire et la néolibéralisation de l’économie sont deux facteurs d’un même processus de changement de régime au Venezuela. L’un est fonction de l’autre.
En plus des hommes d’affaires, il faut ajouter : la nouvelle alliance du régime de Maduro est avec les églises évangéliques, comme Jair Bolsonaro l’a fait au Brésil ; le chavisme a critiqué Álvaro Uribe, l’ancien président colombien [d’août 2002 à août 2010], mais Maduro a déployé un réseau de groupes de choc paramilitaires similaires. En effet, Maduro a récemment annoncé que son pouvoir reposait sur une alliance « civile-militaire-policière ». En ces jours marqués par les protestations populairse, les camps de travail forcé pour les « terroristes » et les « auteurs de coup d’Etat » sont mis en avant, rappelant le Nayib Bukele du Salvador [président depuis le 1er juin 2019]. Les deux gouvernements qui ont le plus favorisé la destruction des droits en Amériquedu Sud aujourd’hui sont précisément ceux de Javier Milei [en Argentine, il est en fonction depuis décembre 2023] et de Nicolás Maduro.
Je crois que certains activistes de gauche qui continuent à le soutenir n’ont même pas réussi à comprendre le niveau de décadence et de conservatisme, et la dérive mafieuse de ce régime. Et ils finissent par être entraînés par cette décadence, en soutenant ce désastre et en sapant leur propre crédibilité. C’est le symptôme d’une erreur d’orientation historique qui doit nous ramener à la question de savoir ce qu’est la gauche dans cette crise, qui est une crise mondiale. Quel est le sens historique de la gauche aujourd’hui, ce qu’elle représente, qui elle incarne et défend, comment elle comprend la relation entre l’éthique et la politique, comment elle répond à ce monde changeant et violent.
La deuxième conclusion est que ce régime de corruption, d’abus, de précarisation de la vie et de violence répressive [2] est compris et ressenti par la grande majorité des Vénézuéliens comme un cauchemar. Un cauchemar dont ils veulent voir la fin. C’était l’un des facteurs préalables cette élection du 28 juillet : une lassitude populaire maximale à l’égard du gouvernement de Maduro, une insatisfaction jamais vue au cours des 25 années du processus bolivarien ont créé cette masse critique de mécontentement généralisé incontestable et qui s’est traduite de manière flagrante dans les élections. Dans tous les secteurs sociaux des Vénézuéliens on a voté massivement contre Maduro, qu’ils soient d’origine rurale ou urbaine, jeunes ou âgé·e·s, les plus précaires, ou membres des classes moyennes ; que ce soit à Caracas, dans les Andes, dans les Llanos [région centrale du Venezuela, comprenant, entre autres, les Etats de Guárico, Cojedes et Apure], en Amazonie ; qu’ils proviennent de différents secteurs de la gauche, du centre, de la droite, de milieux religieux ou athés, tous, avec une force sans précédent dans l’histoire électorale vénézuélienne.
Cela ne semble pas être compris par une partie de la gauche, qui a tristement criminalisé les manifestations populaires dans les quartiers les plus pauvres du pays, les qualifiant d’« ultra-droite », ce qui renforce les mécanismes de répression et de persécution en cours. Et, dans d’autres cas, ces fractions dites de gauche infantilisent et mésestiment la population, affirmant qu’il s’agit de personnes confuses, manipulées et dépourvues de jugement, qui livrent le pays aux Etats-Unis. Elles ne disposent d’aucune approche autocritique ni d’un minimum de compréhension de la faillite de ce projet politique chaviste pour que les gens fuient en passant les frontières. Aucune autocritique qui conduirait à une réflexion profonde sur les erreurs commises par les gouvernements bolivariens. Au contraire, je constate que cette partie de la gauche s’obstine sans cesse à faire peser sur les épaules du peuple vénézuélien le poids de ces échecs et de le soupçonner car il proteste contre le manque d’eau, contre son salaire de misère ou parce qu’il veut que son vote soit respecté. Et ces fractions lui disent qu’il « fait le jeu de la droite », en répétant sans cesse ce type de chantage. Pour ces membres de cette gauche, le peuple n’a pas le droit de se rebeller, il doit se taire et soutenir le gouvernement… jusqu’à la fin des temps.
R.Z. Où va le régime ?
Ce à quoi nous assistons probablement est une nouvelle réorganisation politique, plus radicale, plus extrémiste, pour le contrôle de la population. Les garanties constitutionnelles sont de facto suspendues. Les porte-parole du gouvernement eux-mêmes ont fait état de plus de 2 200 arrestations en quelques jours, en dehors de toute procédure légale, touchant l’ensemble du spectre social et politique du pays. Les forces de sécurité arrêtent les passants pour vérifier si leur téléphone ne contient pas de contenu anti-gouvernemental afin de les arrêter. Des mécanismes de délation sociale ont été mis en place pour dénoncer les opposant·e·s. Une application a même été créée pour afficher leurs noms, adresses et photos. Les maisons de ceux qui protestent ou s’opposent au gouvernement ont été marquées.
Par ailleurs, sur la base des discours officiels et des déclarations des agences de sécurité, des contenus sont diffusés pour effrayer la population, annonçant qu’« elles vont venir vous chercher » ; et des prisonniers en tenue d’incarcéré sont filmés – imitant de la sorte les opérations du salvadorien Bukele – au moment où ils crient des slogans pro-gouvernementaux. Les réseaux sociaux font l’objet d’une surveillance stricte et un Conseil national de cybersécurité a été créé pour officialiser cette surveillance. Une loi a été adoptée pour contrôler les ONG.
Comme on peut l’imaginer, la population vénézuélienne est terrifiée et en état de choc. Voilà le contenu de ce que le gouvernement Maduro a appelé une nouvelle alliance « civile-militaire-policière ». Nous vivons dans une société totalement policée, quasi orwellienne. Le régime cherche à contrôler toutes les sphères et toutes les expressions de la société. Dans quelle mesure cette situation est-elle viable à long terme ? Il est difficile de le savoir, mais ce qui est clair, c’est que dans ce scénario, le conflit se situe au plus profond de la subjectivité, de l’intégrité subjective. C’est de la biopolitique à l’état pur. Le corps-sujet est un otage dans son propre pays.
R.Z. Comment caractérisez-vous l’opposition menée par María Corina Machado ?
María Corina Machado a un programme politico-économique néolibéral orthodoxe de privatisations massives et d’alliances avec le capital international, ainsi qu’une proximité géopolitique avec les Etats-Unis et ce que ces secteurs appellent le « monde libre ». C’est une femme issue des classes économiques supérieures, d’une famille d’importants hommes d’affaires. Sa position sur le processus bolivarien a toujours été classiste, rupturiste et conflictuelle, même s’il est certain que, pour se rendre plus acceptable et élargir le spectre de ces alliances, elle s’est récemment déplacée vers des positions plus modérées. Dans tous les cas, il convient de souligner que le récent affrontement électoral et politique pour les Vénézuéliens s’est déroulé entre deux forces néolibérales. Cela nous montre le type de croisée face à laquelle le peuple vénézuélien s’est trouvé et continuera de se trouver pour le moment. S’affirme le profond besoin de construire progressivement une alternative politique à cela, une voie de revendication populaire et souveraine qui cherche également à changer le modèle de société, qui commence sérieusement à penser au-delà du pétrole et de l’extractivisme.
Mais il y a des nuances sur l’opposition qui doivent être mentionnées, afin d’opérer une interprétation actualisée. Nous ne sommes pas en 2017. Bien que la grande majorité de la population rejette le gouvernement, nous ne sommes pas face à deux blocs politiques forts qui s’affrontent sur un certain pied d’égalité. Le gouvernement de Maduro actuellement contrôle tout : les forces armées et les forces de sécurité, le pouvoir judiciaire, le pouvoir électoral, le pouvoir législatif, la grande majorité des gouvernements régionaux [Etats] et municipaux, les médias nationaux, l’industrie pétrolière, tout. Tout. La vérité est que la situation de 2017 ou même de 2019 ne peut être comparée à la présente.
Le secteur de l’opposition que María Corina Machado dirige aujourd’hui n’est pas homogène. Machado n’en a pas le contrôle total et a fait face à de nombreux adversaires politiques internes. Pour les élections, elle a réussi à faire l’unité avec les autres acteurs de la coalition, mais il est difficile de savoir si cette unité tiendra, compte tenu de leurs antécédents conflictuels. A ce jour, il n’y a pas de consensus sur son programme économique « orthodoxe », puisque, par exemple, tout le monde n’est pas d’accord sur la privatisation de PDVSA [Petróleos de Venezuela, SA]. Si l’opposition actuelle prenait le pouvoir présidentiel, le chavisme contrôlerait toujours la Cour suprême, l’Assemblée nationale, le Conseil électoral et les autres branches du gouvernement. Même si María Corina Machado était au pouvoir, elle devrait probablement faire face au chavisme comme opposition. Et elle serait même face à une population vénézuélienne qui n’a pas été historiquement encline aux idées néolibérales, mais plutôt à une culture politique anti-oligarchique. Se poserait également la question du niveau de soutien militaire à María Corina Machado, compte tenu de l’antipathie réciproque de longue date. Le contexte vénézuélien est très instable et fragmenté. C’est probablement ce qu’une partie de la gauche et divers mouvements sociaux ont évalué lorsqu’ils ont décidé qu’ils préféraient affronter un gouvernement de Machado plutôt que de Maduro.
R.Z. Comment voyez-vous l’avenir ? Une guerre civile est-elle possible ?
Un premier scénario se résume à ce que Maduro reste au pouvoir, grâce à trois facteurs : 1° un régime de répression brutale qui empêche l’émergence d’une force dissidente significative ou d’une alternative politique forte ; 2° un régime qui sait déjà gérer le pays avec un coût politique très faible, c’est-à-dire qu’il sait gouverner dans un contexte d’effondrement et de chaos, et ne se soucie pas beaucoup des mises en question et de l’isolement international. La population vénézuélienne en est la grande perdante ; 3° un régime qui parvient à consolider certains circuits commerciaux internationaux pour ses ressources naturelles, en tenant compte de certaines licences pétrolières et gazières qui pourraient être maintenues compte tenu des besoins énergétiques mondiaux, du soutien de la Chine, de l’Iran, de la Turquie, de la Russie, entre autres, ainsi que de la commercialisation d’autres matières premières, et qui attend que les eaux se calment pour inviter plus ouvertement de nouveaux investisseurs internationaux. Ce n’est pas la première fois que la cruauté de l’extractivisme soutient et légitime des dictatures.
Le gouvernement de Maduro a tenté de reconquérir certains de ses anciens électeurs par le biais de divers mécanismes clientélaires ou de discours démagogiques. Et, plus avant, se profilera ce à quoi nous avons assisté : une érosion durable de son soutien, une débâcle totale. Il n’est pas improbable qu’un scénario de rupture se dessine tôt ou tard, même si, je le répète, nous ne savons ni quand ni quelle forme prendra cette rupture.
Une autre question concerne les déplacements au sein du bloc gouvernemental, qui a également été lent et qui, ces derniers jours, s’est traduit dans des manifestations publiques de mécontentement, comme celle de Francisco Arias Cárdenas [ambassadeur au Mexique] ou du ministre de la culture, Ernesto Villegas. Il est évident qu’au cœur des questions qui se posent, il y a celles des dissensions internes, y compris dans le secteur militaire, qui auront une influence déterminante sur la crise. Les dénouements de cette situation ne seront pas le fruit de la seule inertie. Ce sont les capacités de mobilisation qui leur donneront forme et dynamisme. Il reste à voir comment évolueront les résistances sociales, comment le mécontentement, la peur et la terreur que les gens éprouvent seront canalisés, que ce soit sous l’emprise de tendances à la paralysie et à l’accoutumance, ou au travers d’autres expressions du malaise, de la rage, du sentiment de ne pas avoir d’avenir et d’une nouvelle forme de ras-le-bol qui mobilisera sans doute des formes beaucoup plus intenses et inconnues. La créativité sociale et la persévérance seront cruciales pour la recomposition populaire en ces temps de dictature de fer. La réaction internationale sera importante, bien que diversifiée, et sera probablement déclenchée en fonction de l’évolution des alternatives de changement dans le pays.
Enfin, la situation économique intérieure sera cruciale. La soi-disant reprise économique repose sur des bases très fragiles. La répartition des richesses reste extrêmement inégale et nous ne pouvons pas oublier que nous sortons d’une longue crise économique, déterminée par l’épuisement du modèle fondé sur la rente pétrolière.
R.Z. Peut-on s’attendre à des affrontements plus violents ?
C’est un scénario possible si toutes les voies pour une solution pacifique sont définitivement fermées, bien qu’une guerre civile nécessite deux camps armés, et au Venezuela ce monopole est essentiellement détenu par le gouvernement maduriste.
Entretien avec Emiliano Terán Mantovani conduit par Raúl Zibechi.