Après plus de 50 jours de blocage pour former un gouvernement (situation politique inédite sous la Ve République), le choix de Michel Barnier pour devenir premier ministre peut apparaître comme une « solution » de sortie de crise, mais elle révèle surtout la faiblesse politique actuelle du président Macron, oscillant entre espoir de garder la main et échec contraint.
Or cette nomination le place en porte-à-faux vis-à-vis de messages envoyés par les électeurs lors de la séquence électorale qu’il a lui-même choisi de déclencher.
Trois enseignements clefs
Trois enseignements du scrutin législatif de juillet s’imposent, sans ambiguïté, pour comprendre les paradoxes de la séquence actuelle.
1. Le rejet du « macronisme »
Lors de l’élection européenne qui avait précédé, le camp macronien avait été sèchement battu. En confirmation, le message des électeurs aux législatives est celui d’un rejet du pouvoir en place puisque le groupe parlementaire présidentiel passe de 245 élus à 163 et que les deux blocs d’opposition la plus prononcée passent de 89 à 143 (le RN et ses alliés) et de 153 à 193 pour le bloc de gauche. L’agrégation des divers votes exprime donc un désir de voir des inflexions politiques notables sortir des urnes pour rompre avec tout ou partie des politiques macroniennes.
Mais les divergences d’orientation pour traduire ces inflexions entretiennent la confusion. La gauche veut abroger la loi immigration, tandis que le RN veut la durcir, par exemple.
2. Le refus du Rassemblement national au pouvoir
Alors qu’il était de bon ton de le déclarer moribond, le « front républicain » a retrouvé de la vigueur en cet été 2024. Par un sursaut politique, qui est autant un rejet idéologique que l’expression de craintes sincères sur les dégâts supposés du RN à Matignon, les forces hostiles au RN ont accepté des désistements mutuels pour « faire barrage ». Ce pari électoral fut payant, et si le RN a progressé, il est resté loin de la majorité absolue escomptée. Néanmoins ce « front républicain » n’a pas débouché sur une alternative politique : il n’était qu’un front du refus et non les prémisses d’une possible coopération gouvernementale à venir. D’où l’impasse actuelle et les menaces qui planent sur la survie du futur gouvernement Barnier.
3. La minorisation de la droite républicaine
L’irruption d’Emmanuel Macron dans le jeu politique, désireux de dépasser le clivage et les alternances gouvernementales entre le PS et les Républicains, a placé la droite dans un étau. Coincé entre le centre droit incarné par Macron et la droite dure incarnée par Le Pen, le parti républicain a vu fondre ses électeurs des deux côtés. Il faut ajouter la montée en puissance électorale du RN au calvaire de la droite. À l’occasion de ces législatives anticipées, le dilemme est resté le même. Le président de LR, Éric Ciotti a franchi la Rubicon et fait alliance avec le RN, pendant que le reste du parti s’y opposait sans pour autant reconquérir ses électeurs partis dans le camp macronien. Au final, LR, héritier proclamé du gaullisme, qui a donné quatre présidents à la Ve République, n’est plus qu’une force parlementaire d’appoint, même si le mode de scrutin sénatorial lui assure encore un contre-pouvoir au Sénat.
Notons néanmoins que si l’on additionne une large partie des électeurs macroniens avec ceux de LR et du RN, on est en droit d’affirmer que le barycentre parlementaire est clairement positionné à droite de l’hémicycle. Pourtant – confusion ultime – c’est la coalition de gauche qui arrive en tête dans l’hémicycle.
Le choix Barnier contre ces messages des électeurs
Ces trois enseignements sont suivis d’un choix gouvernemental qui a tout du paradoxe, pour ne pas dire de la contradiction. En effet, si on résume brutalement les choses, nommer Michel Barnier revient à choisir un représentant du parti minoritaire (LR), dont le profil et les positions politiques incarnent mal une rupture avec le « macronisme », et qui doit sa nomination à la bienveillante neutralité (à ce jour) du Rassemblement national.
En effet, le président Macron a fait comprendre que la « non-censurabilité » était le critère décisif de son choix. Or il a déclaré qu’il avait fait ce choix (après les tests de bien d’autres noms mis en échec) car il s’était assuré « des conditions de stabilité et de rassemblement le plus large ». Connaissant le dépit du Nouveau Front populaire, cela indique explicitement que le président Macron a obtenu l’engagement du RN de ne pas censurer à priori Michel Barnier. Ce qui fut confirmé quelques minutes après sa nomination par Marine Le Pen.
Sans bien sûr entrer au gouvernement, le RN devient donc l’arbitre de son choix, l’arbitre d’une éventuelle censure. Les partis du camp présidentiel ont donc accepté de pactiser électoralement avec le front de gauche (pourtant assez largement détesté dans leurs rangs) au nom du barrage gouvernemental au RN, pour que le président finisse par nommer un premier ministre grâce à la promesse du RN de ne pas le censurer.
Un choix en même temps d’espoir et d’échec
Le président Macron est le premier responsable du chaos politique actuel, par une dissolution aussi périlleuse que ratée, dont la réussite reposait sur le pari que la gauche serait incapable de s’unir et devrait une fois encore se résoudre à un front républicain face à la « menace RN ». Pour autant, il tente de profiter de la complexité du moment pour garder la main.
Il se veut maître du temps, prolongeant plusieurs semaines un gouvernement clairement désavoué dans les urnes. Il se veut le maître du jeu partisan, imposant la coalition transpartisane incluant le bloc central comme seul horizon de l’accès à Matignon. Le tout, en prétendant le faire dans le respect de la volonté des Français… Les macroniens qui appellent depuis plus de 50 jours à un « dépassement » des clivages, à « l’inventivité » dans la création d’une coalition inédite, bénéficient ici de leur position centrale sur l’axe gauche-droite pour refuser une cohabitation-alternance, au profit d’une coalition-continuation (qui impliquera néanmoins quelques inflexions politiques).
Or le choix de Michel Barnier, par défaut certes, a la vertu de garantir que les acquis politiques d’Emmanuel Macron ne seront pas brutalement détricotés, comme cela se passe en cas de cohabitation, et comme le voulait haut et fort le Nouveau Front populaire. Le président Macron peut donc sans doute ressentir un peu de soulagement aujourd’hui. Il peut même espérer convaincre les Français, en invoquant que la France est à droite et que la coalition de gauche a été intransigeante.
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L’échec politique d’un homme
Pourtant cette nomination est lestée de nombreux signaux qui disent l’échec politique d’un homme. Emmanuel Macron voulait dynamiter le jeu partisan : il s’est trouvé prisonnier d’une République des oukases, chaque parti annonçant qui ils allaient censurer sur la seule foi de son nom. Il voulait incarner une politique rompant avec « l’ancien monde » : voilà qu’il donne à la Ve République un des plus vieux premier ministre (après avoir sacrifié le plus jeune par sa dissolution).
Le parti politique qu’il a créé autour de sa personne, Renaissance, a publié un communiqué de réaction à la nomination, précisant qu’il ne signait pas de « chèque en blanc » à Michel Barnier. Cette situation indique ainsi que, même au sein du camp macroniste, on prépare déjà l’après-Macron. C’est vrai d’Edouard Philippe, déjà candidat à sa succession, et de Gabriel Attal qui a sécurisé son influence en se faisant élire chef de son groupe parlementaire.
Emmanuel Macron s’est fait constamment élire (en 2017, 2022, et aux législatives de 2024) au nom d’un barrage républicain au Rassemblement national, bénéficiant des voix de la gauche. Et voilà qu’il doit sa sortie (provisoire) de crise à la neutralité négociée avec Marine Le Pen.
Cette position en déséquilibre ne peut que renforcer la frustration, voire la colère à son encontre, dans l’électorat de gauche, et peut semer le trouble chez certains centristes. Sans compter qu’être à la merci parlementaire du Rassemblement national va très vite placer le chef de gouvernement face à un dilemme : faire ou non des concessions au RN en échange de sa survie.
La loi sur l’immigration a laissé des cicatrices au sein de ladite « aile gauche » de la macronie. Des concessions encore plus importantes et plus symboliques faites au RN pourraient fracturer son propre parti et acter un peu plus encore la fin du « macronisme » – le clivage gauche/droite reprenant force et vigueur.
Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse (Université Paris-Panthéon-Assas), Université Paris-Panthéon-Assas
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