Le Rassemblement national (RN) a finalement nommé Michel Barnier à Matignon. Après avoir longtemps affirmé que son groupe ne voterait pas a priori une motion de censure, pour mieux soigner sa recherche de respectabilité à l’Assemblée nationale, Marine Le Pen a changé de stratégie au cours des dernières semaines, en comprenant qu’elle avait davantage de cartes en main qu’elle ne le pensait. Et imposé ses conditions à Emmanuel Macron.
Le parti d’extrême droite a ainsi récemment indiqué qu’il n’y aurait pas de censure automatique si le premier ministre « respecte le RN », ne traite pas ses élus « comme des pestiférés », s’engage à introduire la proportionnelle pour les élections législatives et, surtout, « n’aggrave pas le problème de l’immigration, de l’insécurité et qu’il ne rase pas les classes populaires et modestes dans son budget ».
Jeudi matin, l’entourage de l’ancienne candidate à la présidentielle a fait savoir que le groupe « attendra la déclaration de politique générale pour se positionner », donnant donc son feu vert à la nomination de Michel Barnier. « Nous prenons acte de la nomination de Michel Barnier comme premier ministre d’Emmanuel Macron », a ensuite réagi le président du parti, Jordan Bardella, laissant planer la menace en cas de non-application des idées et des volontés du RN.
Gabriel Attal et Michel Barnier lors de la passation de pouvoir dans la cour de l’hôtel Matignon, le 5 septembre 2024. © Photo Eliot Blondet / Abaca
Le nouveau chef du gouvernement peut avoir quelques convergences avec ces dernières. Michel Barnier s’est en effet illustré à plusieurs reprises par ses positions très à droite, notamment sur l’immigration. Son européisme affiché – un point qui ravit les troupes macronistes –, s’arrête en réalité aux problématiques migratoires. Ce que rappelle l’eurodéputé écologiste David Cormand, qui l’a vu à l’œuvre lorsque celui-ci était négociateur en chef pour le Brexit.
« Non seulement il a réclamé, à l’unisson avec Orbán [le président hongrois – ndlr], de désobéir aux règles européennes sur les droits humains, pour mettre en place un bouclier migratoire en France [ce qui avait à l’époque créé la consternation au sein de l’Union européenne (UE) – ndlr], mais son storytelling de diplomate de haut vol, c’est de la flûte : négocier le Brexit où il n’y a que deux parties et sortir de la situation française, ça n’a rien à voir », indique l’élu.
Une censure collective de la gauche parlementaire
Du côté de la gauche, le choix du président de la République ne passe pas. « Déni démocratique », « bras d’honneur », « gâchis »… Les qualificatifs se sont multipliés sitôt l’annonce faite. « Le macronisme est définitivement une trahison, cette fois des électeurs : le président a éconduit la force arrivée en tête et récompensé la dernière », souligne auprès de Mediapart Boris Vallaud, président du groupe socialiste à l’Assemblée, qui votera la censure à l’unisson avec le reste de la gauche parlementaire.
« C’est comme si Léon Marchand [médaillé olympique – ndlr] gagnait le titre et qu’on donnait la médaille d’or au 5e, ajoute l’eurodéputée La France insoumise (LFI) Manon Aubry. Les masques tombent, c’est la nomination de la clarification, celle de la jonction de toutes les droites. » « Le déni démocratique porté à son apogée : un premier ministre issu du parti qui est arrivé en quatrième position et qui n’a même pas participé au front républicain. Nous entrons dans une crise de régime », écrit le premier secrétaire du Parti socialiste (PS), Olivier Faure.
« Censure, mobilisation, destitution », a indiqué la présidente du groupe LFI à l’Assemblée, Mathilde Panot, donnant rendez-vous dès samedi dans les rues. « J’en appelle à la mobilisation la plus puissante possible », a appuyé Jean-Luc Mélenchon dans une déclaration filmée, dénonçant une « élection volée au peuple français ». Les Insoumis ont également continué de promouvoir la signature de la pétition en ligne « Macron, destitution », qui avait gagné près de 10 000 signataires jeudi après-midi, pour s’établir à 235 000 personnes.
« Si ça s’était passé n’importe où en Europe, on aurait trouvé ça déplorable sur le plan démocratique », a déclaré Marine Tondelier dans une vidéo, « inquiète » d’une situation « extrêmement préoccupante ». « Non seulement le cap ne va pas changer, mais lorsqu’on connaît les antécédents, il va s’intensifier au détriment des plus précaires, de la situation démocratique », a averti la secrétaire nationale des Écologistes.
Avant d’ajouter, à destination des électeurs et électrices du Nouveau Front populaire (NFP) : « Ne vous résignez pas. C’est exactement ce qu’ils attendent. Ce n’est absolument pas la fin du rôle qu’a joué Lucie Castets dans l’avenir politique de ce pays, il y aura mille manières de répondre à la violence politique que nous venons de vivre. »
La nomination de Michel Barnier a en tout cas ravivé les rancœurs au sein d’un PS, qui s’était divisé sur l’hypothèse Bernard Cazeneuve lors de son université de rentrée à Blois (Loir-et-Cher). « [La gauche] a préféré se draper dans la posture de l’intransigeance stérile, plutôt que de chercher des compromis. […] Irresponsable gâchis », a commenté le maire de Rouen (Seine-Maritime), Nicolas Mayer-Rossignol. Opposant interne à Olivier Faure, David Assouline déplore quant à lui auprès de Mediapart que le premier secrétaire du PS ait « tout fait » pour que Cazeneuve ne soit pas choisi pour Matignon.
Pour eux, le scénario se révèle cauchemardesque : Emmanuel Macron a finalement nommé un chef de gouvernement issu du parti Les Républicains (LR) et que le RN se fera un malin plaisir de « faire sauter à la corde afin de ne pas se prendre une motion de censure de Marine Le Pen », indique David Assouline, qui note que les LR ont désormais la main sur le Sénat et sur l’Assemblée nationale.
Les macronistes perdus
Dans l’écosystème macroniste, les avis sont pour le moins contrastés. Si la nomination de Michel Barnier n’est pas pour déplaire aux anciens LR, le « marais » centriste demeure perplexe. Et ce d’autant plus que le parti de Laurent Wauquiez a refusé de participer au front républicain, y compris face à des députés macronistes sortants auxquels ils ont tenté de reprendre les circonscriptions en juillet. « Il est essentiel que, dans chaque circonscription, Les Républicains fassent barrage à la fois à LFI et au RN », expliquait d’ailleurs Michel Barnier au soir du premier tour des législatives anticipées.
Du côté de Renaissance, Stéphane Séjourné et Gabriel Attal ont d’ailleurs publié un communiqué lapidaire après l’annonce de l’Élysée. « Suite à la nomination de Michel Barnier, il n’y aura pas de censure automatique, mais des exigences sur le fond, sans chèque en blanc », y est-il simplement écrit. La députée macroniste Sophie Errante rapporte à Mediapart les messages qu’elle a reçus de ses électeurs et électrices : « Ils disent grosso modo : “Tout ça pour ça ? C’était pas la peine de mettre autant de temps !” »
Comme plusieurs autres de ses collègues, elle « attend de voir » sur pièces ce que donnera le nouveau premier ministre, espérant que le profil de vieux sage de Michel Barnier et la composition de son gouvernement permettront d’« apaiser » les Français·es. « Mais on n’en sait strictement rien puisqu’on ne sait pas pourquoi il vient. Je ne souhaite pas qu’il soit renversé tout de suite, mais moi, j’aurais préféré Bernard Cazeneuve, en qui j’ai confiance », estime l’élue qui a travaillé avec lui quand elle était au PS.
Si le député Renaissance Ludovic Mendès doute également du profil politique du nouveau chef du gouvernement – « C’est cool d’avoir enfin un premier ministre et c’est un excellent négociateur, sauf que personne ne sait ce qu’il veut faire… », dit-il –, il bouillonne surtout de rage face à l’attitude d’Emmanuel Macron, qui s’est mis dans les mains du RN. « On a passé trop de temps à savoir ce qu’allait faire le RN avec des consultations qui n’auraient pas dû avoir lieu », soupire l’élu, confiant ne plus savoir s’il appartenait à la majorité ou à l’opposition.
Au MoDem aussi, c’est la consternation qui prévaut, même si les flèches visent davantage le PS que le camp présidentiel. « Je suis en colère contre l’immaturité de la classe politique française, glisse le député centriste Erwan Balanant. On pouvait avoir un premier ministre de centre-gauche et on se retrouve, par le refus d’obstacle du PS, avec un premier ministre RPR [Rassemblement pour la République, ancêtre de LR – ndlr]. »
Quant à l’ancien président de la commission des lois à l’Assemblée, Sacha Houlié, qui a quitté le navire macroniste après les législatives, il a évoqué sur X son « incompréhension » et son effroi de voir un « gouvernement suspendu à la bienveillance du RN ». « [LR] a perdu les européennes, perdu les législatives, reculé en sièges et sauvé beaucoup de députés à la seule faveur du front républicain. Si M. Barnier applique une politique de coupes dans les services publics, refuse la justice fiscale ou entend imposer les mesures régaliennes des LR (peines planchers, fin de l’excuse de minorité, retour des mesures censurées de la loi immigration), il n’aura pas mon soutien », a-t-il écrit.
LR savoure une nomination inespérée
Le parti Les Républicains, qui détient la majorité au Sénat, s’est en revanche offert une divine surprise : la nomination d’un premier ministre issu de ses rangs, à l’issue d’un scrutin où il n’a rassemblé que 5,4 % des suffrages exprimés au second tour. « J’adresse mes sincères félicitations et mes encouragements à Michel Barnier, a écrit la secrétaire générale de LR Annie Genevard. Il est désormais chargé de débloquer le pays. Je lui souhaite de réussir. Il connaît les priorités fixées par notre famille politique et destinées à répondre aux attentes et aux besoins des Français. »
Un temps pressenti à Matignon, Xavier Bertrand a aussi adressé à Michel Barnier « tous [s]es vœux de succès au service de la France et dans l’intérêt des Français face aux nombreux défis qui s’annoncent ».Le nouveau patron du groupe LR à l’Assemblée, Laurent Wauquiez, a considéré que le nouveau premier ministre avait « tous les atouts pour réussir dans cette difficile mission qui lui est confiée ».Désormais allié au RN avec son nouveau mouvement, l’Union des droites pour la république (UDR), Éric Ciotti a pour sa part loué « un homme respectable » dont « la nomination est malheureusement le symbole de la dilution d’une certaine droite dans le macronisme ».
Si elle s’est défendue devant les journalistes d’être « la DRH d’Emmanuel Macron », Marine Le Pen a tout de même savouré la position devenue centrale de son parti, la survie du gouvernement Barnier dépendant de sa décision de le censurer ou non. Car c’est bien son groupe qui décidera, in fine, de la durée de vie de la future équipe gouvernementale.
Jeudi matin, Sylvain Maillard, ex-président de l’ex-majorité à l’Assemblée, imaginait déjà une stratégie pour passer entre les gouttes : que le RN refuse de signer la motion de censure que ne manquera pas de déposer LFI. Le macroniste le reconnaissait toutefois : « C’est un trou de souris. »
Pauline Graulle, Youmni Kezzouf et Clément Rabu