Le choix de J.D. Vance en tant que colistier de Donald Trump à l’élection présidentielle a suscité une attaque en règle en provenance du camp démocrate à l’égard du sénateur de l’Ohio, surtout connu jusqu’ici pour son essai à succès Hillbilly Elegy, livre de mémoires publié en 2016 où il revient sur sa famille modeste rongée par les fléaux de l’Amérique rurale blanche des Appalaches. L’ouvrage, à la tonalité conservatrice (par exemple, il attribue l’essentiel de la responsabilité pour leur triste sort aux Hillbillies eux-mêmes, présentés comme peu enclins à avoir une véritable éthique du travail), est devenu un bestseller et a été adapté en film.
Bien qu’il n’apporte pas d’idées neuves et n’a que peu de productions écrites à son actif, Vance, 39 ans, devenu sénateur de l’Ohio en 2023, occupe une place de choix au sein des réseaux qui forment une nouvelle élite conservatrice au sein du Parti républicain et autour de celui-ci.
Steve Bannon – le fameux ancien conseiller de Trump vu par certains comme son éminence grise, ex-patron du site de droite radicale Breitbart News et figure centrale de la « nouvelle droite » américaine, qui vient de commencer à purger une peine de prison ferme pour son rôle dans l’insurrection du 6 janvier 2021 – voit en Vance « the St. Paul to Trump’s Jesus », le converti zélé devenu un apôtre. Qui est le putatif futur vice-président des États-Unis et qu’est-ce que le « post-libéralisme » dont il se réclame ?
Une figure de proue des « nationaux-conservateurs »
S’il y a un élément évident, c’est que la nomination de J.D. Vance approfondit la rupture de Donald Trump avec l’establishment historique du Parti républicain pour forger de manière définitive un conservatisme de style plus populiste, anti-immigration et nativiste, critiquant la mondialisation et rompant avec les héritages néolibéral en économie et néo-conservateur en politique étrangère.
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On assiste, avec l’alliance entre Trump et Vance, à la destruction du fusionnisme, synthèse idéologique et électorale entre libertariens économiques et conservateurs sociétaux née en 1955 avec la National Review de William Buckley et qui constituait la base du Parti républicain depuis lors.
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Vance est considéré comme la figure de proue en politique du mouvement des NatCons, les « nationaux-conservateurs », créé par l’intellectuel israélo-américain Yoram Hazony après la parution de son essai de 2018 intitulé The virtue of nationalism, élu livre conservateur de l’année en 2019.
Ce courant organise chaque année une grande conférence rassemblant des intellectuels occidentaux intitulée NatCons (la première ayant eu lieu en 2019) et mise sur pied par l’Edmund Burke Foundation, think tank dirigé par Yoram Hazony. Il a pour particularité d’être très ouvert aux penseurs et acteurs politiques du Vieux continent, créant des échanges intellectuels transatlantiques entre nationaux-conservateurs européens et américains.
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Les intellectuels et hommes politiques illibéraux d’Europe servent ainsi d’inspiration aux conservateurs étatsuniens pour repenser la démocratie libérale étatsunienne et créer un ordre « postlibéral », ce qui constitue une rupture majeure. Les nationaux-conservateurs sont très admiratifs de Viktor Orban. Lui-même, son conseiller Balazs Orban, mais aussi Tucker Carlson ou Giorgia Meloni furent des orateurs de marque de la conférence des Natcons. Le gouverneur de Floride Ron DeSantis, qui a déclaré la guerre au « wokisme », fut la star de l’édition de septembre 2022 de ce rassemblement, qui allait se tenir en 2023 à Londres, accueillant notamment la très anti-immigration Suella Braverman, Home Secretary en 2022 et 2023.
Toutes ces personnalités font partie de cercles poursuivant la « révolution » de Trump dans le rapport au monde de la droite américaine, avec notamment le think tank Claremont Institute situé en Californie. La chercheuse Maya Kandel a étudié la façon dont cette galaxie cherche à « théoriser à rebours » le trumpisme, c’est-à-dire donner une forme idéologique intellectualisée aux instincts de Donald Trump.
À la dernière conférence des NatCons en date, en juillet 2024, peu avant la tentative d’assassinat qui allait viser Trump, l’un des orateurs stars a été le conseiller immigration de Trump durant sa présidence Stephen Miller. Lors de cette édition, J.D. Vance a clamé porter un nationalisme basé sur « la terre natale, pas sur des idées », assumant un tournant nativiste et « anti-cosmopolite ».
Vance, converti au catholicisme en 2019, est également proche des intellectuels catholiques de la « post-liberal right » (un terme pouvant être synonyme de droite illibérale), notamment de Patrick Deneen, avec qui il a partagé une conférence en 2023, et de Rod Dreher, autre converti au catholicisme (aujourd’hui immigré en Hongrie, séduit par Orban).
Patrick Deneen a publié un essai au titre explicite, Regime change, où il appelle à remplacer l’ensemble des élites libérales du pays. Comptant notamment dans ses rangs Adrien Vermeule, professeur de droit constitutionnel à Harvard, cette galaxie d’intellectuels catholiques considère l’Amérique en faillite, condamnée du fait même de la formation intellectuelle des Pères Fondateurs et de l’héritage des Lumières. Vermeule va jusqu’à souhaiter la mise en place d’une théocratie catholique.
Une politique étrangère « jacksonienne » anti-interventionniste
Mais c’est la politique étrangère qui aurait servi d’élément déclencheur à la conversion de J.D. Vance au trumpisme.
Début 2023, il a publié dans le Wall Street Journal un texte d’opinion en faveur de Trump alors que Ron DeSantis semblait, à ce moment-là, mieux placé pour décrocher l’investiture républicaine. La principale raison de ce ralliement à l’ex-président était l’isolationnisme prôné par celui-ci.
Sur la politique étrangère, Vance est dans la droite ligne des « Natcons » ainsi que du Claremont Institute, formé par des dissidents des néo-conservateurs qui refusaient l’idéalisme wilsonien en politique étrangère.
La Chine est perçue par cette mouvance, adepte d’une perspective dite « réaliste » des relations internationales, comme le seul ennemi des États-Unis, car le seul pouvant le menacer directement. Pour Trump comme pour les NatCons, les États-Unis doivent porter leurs efforts vers l’Asie et, par conséquent, se désengager de l’Europe – une politique dans la lignée du « pivot vers l’Asie » initié par Barack Obama.
Cet ensemble idéologique peut être qualifié de « jacksonien » selon la typologie établie par Walter Russell Mead des quatre types de politique étrangère aux États-Unis. Ce terme renvoie à la politique conduite par le président Andrew Jackson (1829-1837) considéré comme un modèle par Donald Trump. Le jacksonisme serait moins un repli sur soi qu’une défense musclée des intérêts directs étatsuniens, sans idéalisme et uniquement sur la base d’enjeux de puissance.
Sénateur depuis 2022, Vance s’est distingué en étant le chef de file au Sénat des Républicains souhaitant réduire l’aide à l’Ukraine, exhortant les Européens à accroître leur propre engagement.
Début 2022, peu après le début de l’invasion, devant la Heritage Foundation, il déclarait ne pas se sentir concerné par ce qui pourrait advenir de l’Ukraine et qualifiait la Chine de seul « real enemy » des États-Unis. J.D. Vance est évidemment favorable à l’aide à Israël et a accusé Biden d’avoir ralenti la victoire sur le Hamas. Son isolationnisme ne semble pas s’appliquer à Israël, tant pour des raisons religieuses que parce que, selon lui, l’alliance avec l’État hébreu serait profitable à l’Amérique, notamment pour la coopération technologique.
Des liens avec la mouvance NRx ou « droite tech »
Le parcours de Vance nous éclaire aussi sur les réseaux de la mouvance NRx, ou « néo-réactionnaire », terme généralement traduit en français par « droite tech ».
Ce courant est apparu dans les années 2000 au sein d’une fraction des élites de la Silicon Valley convaincues par les écrits du blogueur Curtis Yarvin (ou Mencius Moldbug sous pseudonyme). Vance a cité son projet consistant à pousser le spoil system (système permettant à tout nouveau président de remplacer un certain nombre de postes dans l’administration) jusqu’aux employés d’échelon moyen, quitte à aller à l’encontre de la Cour suprême. Yarvin est en effet à l’origine de l’expression aux accents libertariens RAGE (« Retire All Government Employees »). Selon sa formule, « Cthulhu only swims left », le monstre tentaculaire de Lovecraft symbolisant l’excès d’État qui pour lui conduirait structurellement à une politique de gauche.
Elon Musk et Peter Thiel sont des soutiens de ce courant aux contours flous représenté par quelques auteurs. Ils ont en commun d’être très critiques de la démocratie libérale et de prôner un retour de l’ordre (parfois jusqu’à la monarchie), et parlent à l’occasion de différences biologiques entre groupes humains et d’inégalités naturelles. Pour eux, l’association historique entre la démocratie et le libéralisme économique est une erreur créatrice d’« entropie » (de désordre) et qui doit être corrigée pour que l’Occident soit sauvé. Toutefois, si pour les illibéraux classiques il faut refonder la démocratie en mettant au ban le libéralisme, pour la mouvance NRx il faut sauver le libéralisme de la démocratie par un régime autoritaire, ce qui semble paradoxal.
Comment ces deux visions peuvent-elles coexister ? Curtis Yarvin considère que la démocratie n’a de sens que pour faire élire celui qui mettra fin à celle-ci et espère que Trump effectuera ce travail, ou à tout le moins rapprochera le pays de cet objectif. En attendant, les réseaux se soudent pour préparer l’alternance et le nouveau stade du Parti républicain. C’est le milliardaire Peter Thiel, un des grands mécènes (et essayiste) de cette mouvance, soutien aussi de Trump, qui finance les conférences Natcons ainsi que les campagnes électorales de plusieurs sénateurs trumpistes (dont J.D. Vance, à qui il donna 15 millions de dollars, ou encore Josh Hawley notamment). C’est un membre éminent de la « Mafia PayPal » où l’on retrouve également Elon Musk.
En 2016, Vance a rejoint sa société de capital-risque, Mithril Capital Management. Thiel a permis le rapprochement de Vance avec Trump, lui qui avait auparavant compté parmi les « Never Trump ».
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La Heritage Foundation, think tank conservateur historique datant de l’ère Reagan, a publié un très long texte de 900 pages intitulé sobrement Project 2025 qui donne des indices sur ce qui est souhaité par tous ces groupes. Trop radical dans ses appels à un tournant autoritaire de l’exécutif américain, il a été désavoué par Donald Trump alors que les critiques commençaient à pleuvoir. J.D. Vance, lui, semble totalement s’y retrouver…
Gabriel Solans, Doctorant en civilisation américaine, Université Paris Cité
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