Le socialiste allemand August Bebel a dit un jour que l’antisémitisme était le « socialisme des imbéciles » parce que les antisémites ne reconnaissaient l’exploitation capitaliste que si l’exploiteur était juif, mais qu’ils fermaient les yeux sur l’exploitation émanant d’autres milieux. Plus d’un siècle plus tard, ce socialisme des imbéciles a été ressuscité par une gauche autoproclamée « anti-impérialiste » qui condamne l’exploitation capitaliste et la répression dans le monde entier lorsqu’elles sont pratiquées par les États-Unis et d’autres puissances occidentales ou par les gouvernements qu’ils soutiennent, tout en fermant les yeux sur les États répressifs, autoritaires et dictatoriaux, voire en les défendant, simplement parce que ces États sont en butte à l’hostilité de Washington. Je discuterai des cas de la Chine, du Nicaragua, des BRICS et de la multipolarité, car ils mettent en évidence la logique alambiquée et la politique rétrograde de cette gauche « anti-impérialiste ».
Les politiques d’exploitation capitaliste et de contrôle social dans le monde sont fondamentalement façonnées par la contradiction entre une économie intégrée au niveau mondial et un système de domination politique basé sur les États-nations. La mondialisation économique et l’intégration transnationale des capitaux donnent une impulsion centripète au capitalisme mondial, tandis que la fragmentation politique donne une puissante contre-impulsion centrifuge qui se traduit par une escalade des conflits géopolitiques. Le gouffre se creuse rapidement entre l’unité économique du capital mondial et la concurrence politique entre les groupes dirigeants qui doivent rechercher la légitimité et empêcher l’ordre social interne de leurs nations respectives de se fracturer face à l’escalade de la crise du capitalisme mondial. Cette conjoncture mondiale est la toile de fond du « socialisme des fous » contemporain. J’aborderai ici les cas de la Chine, du Nicaragua, des BRICS et de la multipolarité, car ils mettent en évidence la logique alambiquée et la politique rétrograde de la gauche « anti-impérialiste ».
La chine et le développement capitaliste
Le capitalisme aux caractéristiques chinoises a impliqué la montée en puissance de puissants capitalistes transnationaux chinois, fusionnés avec une élite du parti d’État dépendant de la reproduction du capital et des couches moyennes à forte consommation, alimentée par une vague dévastatrice d’accumulation primitive dans les campagnes et l’exploitation de centaines de millions de travailleurs et de travailleuses chinoises. La Chine est aujourd’hui l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Les grèves et les syndicats indépendants ne sont pas légaux en Chine. Le parti communiste chinois a depuis longtemps abandonné toute idée de lutte des classes ou de pouvoir des travailleurs et des travailleuses. Les luttes ouvrières continuent de s’intensifier dans le pays, tout comme la répression de l’État à leur égard. Il est vrai que le développement capitaliste a permis à des millions de personnes de sortir de l’extrême pauvreté et a entraîné une industrialisation rapide, des progrès technologiques et des infrastructures de pointe. Il est tout aussi vrai que les principaux pays d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale ont connu ces réalisations au cours de leurs périodes de développement capitaliste rapide, de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle. La gauche n’a jamais considéré ce développement capitaliste en Occident comme une victoire pour la classe ouvrière et n’a jamais perdu de vue le lien entre ce développement et la loi de l’accumulation combinée et inégale dans le système capitaliste mondial. La Chine est en train de « rattraper son retard ».
Le modèle chinois repose sur un complexe d’entreprises publiques-privées dans lequel le capital privé représente trois cinquièmes de la production et quatre cinquièmes de l’emploi urbain. La Chine n’a pas suivi la voie néolibérale de l’intégration capitaliste transnationale. L’État joue un rôle clé dans le système financier, dans la régulation du capital privé, dans les dépenses publiques massives, en particulier dans les infrastructures, et dans la planification. Il s’agit peut-être d’un modèle de développement capitaliste différent de la variante néolibérale occidentale, mais il obéit toujours aux lois de l’accumulation du capital. Après l’ouverture au capitalisme mondial dans les années 1980, la Chine est devenue un marché pour les sociétés transnationales et un puits pour le capital excédentaire accumulé, capable de tirer parti d’une vaste offre de main-d’œuvre bon marché contrôlée par un État répressif omniprésent. Toutefois, au tournant du siècle, des pressions se sont exercées pour trouver des débouchés à l’étranger pour les excédents de capitaux chinois accumulés au cours des années de développement capitaliste effréné.
Le maintien de ce développement dépend désormais de l’exportation de capitaux à l’étranger. Au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, la Chine a été à la tête d’une vague d’investissements directs à l’étranger vers les pays du Sud et du Nord, approfondissant l’intégration transnationale des capitaux et accélérant la transformation capitaliste dans les pays où elle investit. Entre 1991 et 2003, les investissements directs étrangers de la Chine ont été multipliés par 10, puis par 13,7 entre 2004 et 2013, passant de 45 milliards de dollars à 613 milliards de dollars. En 2015, la Chine est devenue le troisième investisseur étranger au monde. Ses IDE sortants ont commencé à dépasser les IDE entrants et le pays est devenu un créancier net. Que se passe-t-il lorsque ces IDE chinois sortants touchent les pays de l’ancien tiers-monde ?
Les déplacements et l’extraction deviennent une « coopération sud-sud »
Ces dernières années, les communautés indigènes de la province péruvienne d’Apurímac ont mené des luttes sanglantes contre la mine de cuivre à ciel ouvert Las Bambas, détenue et exploitée par des Chinois, l’une des plus grandes au monde, qui ont fait des dizaines de morts et de blessés. En fait, l’État péruvien vend légalement des services de police aux sociétés minières, ce qui permet au MMG chinois d’acheter de la force physique à la police pour faire avancer l’extraction du cuivre par des moyens violents. Alors que cet espace extractif sino-péruvien et d’autres comme lui sont présentés par les « anti-impérialistes » comme un modèle de coopération Sud-Sud et de modernisation post-occidentale, les observateurs et observatrices attentives reconnaîtront immédiatement la structure classique de l’extraction impérialiste, par laquelle le capital transnational déplace les communautés et s’approprie les ressources sous la protection politique et militaire des États locaux chargés de réprimer violemment la résistance à l’expulsion et à l’exploitation.
Le schéma est le même dans toute l’Amérique latine. Les banques chinoises ont accordé plus de 137 milliards de dollars de prêts pour financer des projets d’infrastructure, d’énergie et d’exploitation minière. Une étude réalisée par une coalition de groupes de défense de l’environnement et des droits des êtres humains a examiné 26 projets en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Colombie, en Équateur, au Mexique, au Pérou et au Venezuela. Elle a constaté des violations généralisées des droits des êtres humains, le déplacement de communautés locales, la dévastation de l’environnement et des conflits violents partout où des investissements chinois dans des mines et des mégaprojets ont eu lieu. Les défenseur·esses des pratiques de prêt de la Chine affirment que ces prêts sont différents de ceux provenant de l’Occident parce qu’ils n’imposent pas de conditionnalité comme le font les prêteurs occidentaux. Ce n’est pas tout à fait vrai. Mais même si c’était le cas, quelle différence cela ferait-il pour les travailleurs et les travailleuses, les paysan·nes et les communautés indigènes qui résistent à l’exploitation, à la répression et à la destruction de l’environnement associées au capital chinois en collaboration avec des investisseurs transnationaux venus d’ailleurs et des États capitalistes locaux ?
La question n’est pas de savoir si le capital chinois est pire ou meilleur que le capital provenant d’autres pays. Le capital est du capital, quelle que soit l’identité nationale ou l’appartenance ethnique de ses détenteurs. Cependant, lorsqu’un État capitaliste occidental et un État capitaliste du Sud coopèrent pour imposer des mégaprojets aux communautés locales ou pour faciliter le pillage des entreprises transnationales dans l’extraction ou l’industrie, cela est condamné comme de l’exploitation par l’impérialisme et les classes dirigeantes locales. Lorsque deux États capitalistes du Sud coopèrent pour réaliser les mêmes mégaprojets et exploiter les mêmes entreprises, on les acclame en tant que « coopération Sud-Sud » progressiste et anti-impérialiste et en tant qu’« apporteur de développement ».
Des organisations telles que Tricontinental, dirigée par Vijay Prashad, vantent le rôle de la Chine dans l’ancien tiers-monde comme étant « mutuellement bénéfique », « contribuant au développement » et « gagnant-gagnant » pour la Chine et les pays dans lesquels ses entreprises investissent. Devons-nous vraiment croire que les investisseurs chinois étendent les zones franches d’exportation et délocalisent la production industrielle à forte intensité de main-d’œuvre de la Chine vers des zones à bas salaires en Éthiopie, au Viêt Nam et ailleurs, non pas pour faire des bénéfices, mais pour « aider ces pays à se développer » ? N’est-ce pas là le même discours de légitimation que celui de la Banque mondiale ? Reprenant le discours de légitimation de l’élite de l’État-parti chinois, la Tricontinentale a également insisté sur le fait que « la montée pacifique du socialisme aux caractéristiques chinoises » constituait une alternative à l’impérialisme occidental. C’est vrai. Mais pas une alternative à la dépossession et à l’exploitation capitaliste. Le développement capitaliste n’est pas un processus neutre du point de vue des classes. Il s’agit par définition d’un projet de classe de la bourgeoisie. Le développement capitaliste, qu’il vienne de l’Ouest ou de l’Est, consiste à étendre les frontières de l’accumulation.
Le détournement de la souveraineté et de la solidarité
La gauche « anti-impérialiste » dénonce à juste titre la propagande occidentale, mais elle semble incapable de dénoncer ou même de reconnaître la propagande non occidentale dans le monde, ou pire encore, elle se fait la perroquet de cette même propagande. Le Nicaragua est un cas d’école. Le régime d’Ortega s’est avéré habile à utiliser un langage radical et une rhétorique anti-impérialiste pour obtenir un soutien réflexif de la part de la gauche internationale. Ortega est revenu au pouvoir en 2007 grâce à un pacte avec l’oligarchie traditionnelle de droite du pays, les anciens membres de la contre-révolution armée, la hiérarchie conservatrice de l’Église catholique et les sectes évangéliques. Promettant un respect absolu de la propriété privée et une liberté illimitée pour le capital, il a commencé à co-gouverner jusqu’en 2018 avec la classe capitaliste, en accordant au capital transnational des exonérations fiscales généralisées de dix ans, une déréglementation, une liberté illimitée de rapatrier les bénéfices et la répression des travailleurs et des travailleuse s en grève. Quatre-vingt-seize pour cent de la propriété du pays reste entre les mains du secteur privé. La dictature a réprimé toute dissidence et fermé plus de 3 500 organisations de la société civile depuis 2018 – dans un pays d’à peine six millions d’habitants – parce qu’elle considère toute vie civique en dehors de la sienne comme une menace.
De nombreux progressistes peuvent être réellement confus en raison du soutien bien mérité que la révolution sandiniste de 1979-1990 a recueilli dans le monde entier et de l’histoire de l’intervention brutale des États-Unis contre le pays. Cette révolution est morte en 1990 et ce qui est arrivé au pouvoir en 2007 sous Ortega est tout sauf une révolution. Pourtant, la gauche « anti-impérialiste » a choisi d’embrasser chaleureusement la dictature, justifiée par les prétendues tentatives américaines de déstabilisation du régime et au nom de la « souveraineté ». Mais les faits ne confirment pas l’affirmation de ces détracteurs et détractrices selon laquelle les États-Unis poussent à un « changement de régime contre-révolutionnaire » contre Ortega, en dépit de la rhétorique sabre au clair de Washington. Le Nicaragua ne fait pas l’objet de sanctions en matière de commerce ou d’investissement. Les États-Unis sont le principal partenaire commercial du pays – les échanges bilatéraux ont dépassé les 8,3 milliards de dollars en 2022 – et les investissements des entreprises transnationales continuent d’affluer, tout comme les prêts multilatéraux accordés à la Banque centrale. Il n’y a pas d’intervention militaire ou paramilitaire américaine. Pourtant, aucun de ces faits n’a empêché l’organisation américaine Code Pink, entre autres, d’affirmer que le gouvernement d’Ortega est un « gouvernement socialiste » soumis à la pression de « sanctions dévastatrices » et confronté à de « violentes tentatives de coup d’État ».
Washington mène de véritables campagnes de déstabilisation, non pas contre Ortega, mais contre l’Iran, le Venezuela et d’autres pays. De tels crimes doivent être condamnés avec véhémence par tout·es progressiste s digne de ce nom. Mais cela ne dispense pas la gauche de s’engager en faveur de l’internationalisme et de la solidarité avec les opprimé·es, simplement parce que nous résistons aux prétentions impériales des États-Unis dans le monde entier. La gauche « anti-impérialiste » vous dira le contraire. Tenez compte de l’avertissement de la journaliste Caitlin Johnstone : si vous vivez dans un pays occidental, « il ne vous est tout simplement pas possible de prêter votre voix à la cause des manifestant·es dans les pays ciblés par l’empire sans faciliter les campagnes de propagande de l’empire sur ces manifestations. Vous avez soit une relation responsable avec cette réalité, soit une relation irresponsable ». C’est aussi simple que cela. Prolétaires de certains pays unissez-vous !
Les « anti-impérialistes » sont revenu·es à une conception de la souveraineté, non pas des peuples ou des classes populaires, mais des dirigeants des pays qu’elles et ils défendent. Les luttes anticoloniales et anti-impérialistes du XXe siècle ont défendu la souveraineté nationale – et non étatique – face aux ingérences des puissances impériales. Les États capitalistes utilisent cette revendication de souveraineté comme un « droit » d’exploiter et d’opprimer à l’intérieur des frontières nationales, sans ingérence extérieure. La gauche n’a aucun scrupule à « violer la souveraineté nationale » pour condamner les violations des droits des êtres humains commises par les régimes pro-occidentaux, pas plus qu’elle ne devrait le faire pour défendre les droits des êtres humains dans les régimes qui n’ont pas les faveurs de Washington.
L’internationalisme prolétarien appelle les classes laborieuses et opprimées d’un pays à étendre leur solidarité non pas aux États, mais aux luttes des classes laborieuses et opprimées d’autres pays. Les États méritent le soutien de la gauche dans la mesure – et seulement dans la mesure – où ils font avancer les luttes émancipatrices des classes populaires et ouvrières, où ils font avancer, ou sont forcés de faire avancer, des politiques qui favorisent ces classes. Les « anti-impérialistes » confondent l’État avec la nation, le pays et le peuple, en n’ayant généralement aucune conception théorique de ces catégories et en privilégiant une orientation politique populiste par rapport à une orientation de classe. La gauche a condamné l’invasion et l’occupation de l’Irak par les États-Unis au début du siècle. Nous ne l’avons pas fait parce que nous soutenions le régime de Saddam Hussein – seul un imbécile aurait pu le faire – mais parce que nous étions solidaires du peuple irakien et parce que l’ensemble du projet impérial pour le Moyen-Orient équivalait à une attaque contre les pauvres et les opprimé·es partout dans le monde.
Brics : remplacer la contradiction capital-travail par une contradiction nord-sud
Les « anti-impérialistes » acclament les BRICS comme un défi du Sud au capitalisme mondial, une option progressiste, voire anti-impérialiste, pour l’humanité. Elles et ils ne peuvent faire une telle affirmation qu’en réduisant le capitalisme et l’impérialisme à la suprématie occidentale dans le système international. À l’apogée du colonialisme et dans ses suites immédiates, les classes dirigeantes locales étaient, au mieux, anti-impérialistes mais pas anticapitalistes. Leur nationalisme effaçait les classes en proclamant une identité d’intérêts entre les citoyen·nes d’un pays donné. Ce nationalisme avait un côté progressiste et parfois même radical dans la mesure où toutes et tous les membres du pays en question étaient opprimé·es par la domination coloniale, les systèmes de castes qu’elle imposait et la suppression du capital indigène. Les « anti-impérialistes » d’aujourd’hui affichent leur enthousiasme pour les BRICS en tant que « projet du tiers-monde » ravivé, selon les termes de Prashad, une nostalgie désuète pour ce moment anticolonial du milieu du vingtième siècle qui masque les contradictions de classe internes ainsi que le réseau de relations de classe transnationales dans lequel elles sont enchevêtrées. Deux références suffiront à illustrer à quel point cette pensée est déconnectée de la réalité du XXIe siècle.
Il y a plusieurs années, j’ai eu l’occasion de donner une conférence à Manille à un groupe de militant·es révolutionnaires philippin·nes. L’une des participantes, originaire de l’Inde, s’est opposée à mon analyse de la montée en puissance d’une classe capitaliste transnationale intégrant de puissants contingents de l’ancien tiers-monde. Elle m’a dit qu’en Inde, « nous luttons contre l’impérialisme et pour la libération nationale ». Je lui ai demandé ce qu’elle entendait par là. Elle m’a répondu que les capitalistes de base exploitaient les travailleurs et les travailleuses indiennes et transféraient le surplus aux pays impérialistes selon les principes analysés par Lénine. Par pure coïncidence, la semaine même de mon intervention, le conglomérat mondial d’entreprises basé en Inde, le groupe Tata, qui opère dans plus de 100 pays sur six continents, avait acquis une série d’entreprises emblématiques de son ancien maître colonial britannique, parmi lesquelles Land Rover, Jaguar, Tetley Tea, British Steel et les supermarchés Tesco, faisant de Tata le plus grand employeur du Royaume-Uni. Ainsi, les capitalistes basés en Inde sont devenus les plus grands exploiteurs de travailleurs britanniques. Selon la logique dépassée de cette femme, le Royaume-Uni était désormais la victime de l’impérialisme indien !
Peu après sa première investiture, en 2003, puis en 2010 lors de son second mandat présidentiel, le président brésilien Lula a embarqué dans un avion gouvernemental des dirigeants d’entreprises brésiliennes et s’est rendu en Afrique. L’entourage présidentiel et corporatif a fait pression sur le Mozambique et d’autres pays africains pour qu’ils s’ouvrent à l’investissement dans les abondantes ressources minérales du continent par la société minière transnationale basée au Brésil, Vale, qui opère également sur les six continents, sous la rhétorique de la « solidarité Sud-Sud ». On ne voit pas bien ce qu’il y a d’anti-impérialiste, et encore moins d’anticapitaliste, dans les safaris africains de Lula et, par extension, dans le programme de « coopération Sud-Sud » qu’ils incarnent, ni pourquoi la gauche devrait applaudir l’expansion des capitaux brésiliens en Afrique, des capitaux chinois en Amérique latine, des capitaux russes en Asie centrale ou des capitaux indiens au Royaume-Uni.
Nous pouvons soutenir les politiques (légèrement) redistributives à l’intérieur du pays et la politique étrangère dynamique à l’étranger de gouvernements tels que celui de Lula. Tous les États capitalistes ne sont pas identiques et la composition du gouvernement a une grande importance. Mais un gouvernement « progressiste » n’est pas socialiste et n’est pas nécessairement anti-impérialiste. Pour les myopes, l’expansion des capitaux chinois, indiens ou brésiliens est perçue comme une sorte de libération de l’impérialisme. Que penser de l’étrange affirmation du Geopolitical Economy Research Group, basé au Canada, et de l’International Manifesto Group qu’il parraine, pour qui l’engagement idéologique prime sur les faits, selon laquelle les BRICS sont « parmi les réussites les plus connues » dans les efforts visant à promouvoir « un développement et une industrialisation nationaux autonomes et égalitaires afin de briser les chaînes impérialistes » ?
Si les BRICS ne représentent pas une alternative au capitalisme mondial et à la domination du capital transnational, ils signalent le passage à un système interétatique plus multipolaire et plus équilibré au sein de l’ordre capitaliste mondial. Mais un tel système interétatique multipolaire fait toujours partie d’un monde capitaliste mondial brutal et exploiteur, dans lequel les capitalistes et les États des BRICS sont tout autant engagés dans le contrôle et l’exploitation des classes ouvrières et populaires mondiales que leurs homologues du Nord. À mesure que le nombre de membres des BRICS augmente, les nouveaux candidats à l’adhésion au bloc en 2023 comprennent des États magnifiquement « autonomes et égalitaires » qui luttent contre les chaînes impérialistes », tels que l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Bahreïn, l’Afghanistan, le Nigéria et le Kazakhstan.
Multipolarité : le nouvel albatros
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 et la réponse politique, militaire et économique radicale de l’Occident pourraient marquer le coup de grâce d’un ordre interétatique décadent de l’après-Seconde Guerre mondiale. Un capitalisme mondial de plus en plus intégré est incompatible avec un ordre politique international et une architecture financière contrôlés par les États-Unis et l’Occident, ainsi qu’avec une économie mondiale exclusivement libellée en dollars. Nous sommes à l’aube d’une reconfiguration radicale des alignements géopolitiques mondiaux au rythme de l’escalade des turbulences économiques et du chaos politique. Pourtant, la crise de l’hégémonie dans l’ordre international a lieu au sein de cette économie mondiale unique et intégrée. Le pluralisme capitaliste mondial émergent peut offrir une plus grande marge de manœuvre aux luttes populaires dans le monde entier, mais un monde politiquement multipolaire ne signifie pas que les pôles émergents du capitalisme mondial sont moins exploitants ou oppressifs que les centres établis.
Au contraire, l’Occident établi et les centres émergents de ce monde polycentrique convergent vers des tropes de « grandes puissances » remarquablement similaires, en particulier le nationalisme chauvin – souvent ethnique – et la nostalgie d’une « civilisation glorieuse » mythifiée qu’il faut maintenant retrouver. Les récits spengleriens diffèrent d’un pays à l’autre en fonction de l’histoire et de la culture. En Chine, l’hyper-nationalisme se combine à l’obéissance confucéenne à l’autorité, à la suprématie de l’ethnie Han et à une nouvelle Longue Marche pour retrouver le statut de grande puissance. Pour Poutine, c’est l’époque glorieuse d’un empire « grand-russe » ancré en Eurasie, soutenu politiquement par un conservatisme patriarcal extrême que Poutine qualifie de « valeurs spirituelles et morales traditionnelles » incarnant « l’essence spirituelle de la nation russe face à l’Occident en décomposition ». Aux États-Unis, il s’agit de la bravade hyper-impériale d’une Pax Americana en déclin, légitimée par la doctrine de l’« exceptionnalisme américain » et par la grandiloquence de la « démocratie et de la liberté », à la marge de laquelle s’est toujours trouvée la suprématie blanche, aujourd’hui incarnée dans un mouvement fasciste en plein essor sous la forme de la « théorie du remplacement ». On pourrait y ajouter le pan-turquisme, le nationalisme hindou et d’autres idéologies quasi-fascistes dans ce monde polycentrique en plein essor. Rendre l’Amérique grande à nouveau ! Rendre la Chine grande à nouveau ! Rendre à la Russie sa grandeur !
Les États-Unis sont peut-être le chef de file et le criminel le plus dangereux parmi les cartels concurrents d’États criminels. Nous devons condamner Washington pour avoir déclenché une nouvelle guerre froide et pour avoir poussé la Russie à envahir l’Ukraine par le biais d’une expansion agressive de l’OTAN. Pourtant, la gauche « anti-impérialiste » insiste sur le fait qu’il n’y a qu’un seul ennemi, les États-Unis et leurs alliés. Il s’agit d’une histoire manichéenne de « l’Occident et les autres ». Ce récit métaphysique de la guerre des étoiles sur la lutte vertueuse contre l’Empire du Mal finit par légitimer l’invasion russe de l’Ukraine. Et comme dans la Guerre des étoiles, il devient difficile de distinguer le bavardage fantastique d’un monde imaginaire du bavardage de la gauche « anti-impérialiste ».
William I. Robinson