Note de la rédaction : le Bangladesh brûle depuis le début du mois de juillet. Des manifestations pacifiques sur les campus universitaires, organisées par des étudiants opposés à un système de quotas pour les emplois publics, ont dégénéré en troubles dans tout le pays après que le premier ministre, Sheikh Hasina, a insulté les manifestants et ignoré leurs préoccupations. La violence a éclaté lorsque les branches étudiantes et jeunes de la Ligue Awami au pouvoir ont attaqué les manifestants avant que la police n’intervienne à son tour. Le 20 juillet, le gouvernement a déployé l’armée et imposé un couvre-feu dans tout le pays pour tenter de maintenir l’ordre. Alors que les manifestations se poursuivaient dans les rues, de nombreuses personnes ont été tuées et des milliers d’autres ont été blessées. La Cour suprême du Bangladesh a réduit les quotas, après quoi quelques jours de calme, brefs mais pénibles, ont été observés. Les manifestations ont repris le week-end du 3 août pour demander la libération des personnes arrêtées et la démission de Mme Hasina, et se sont à nouveau accompagnées d’affrontements avec les forces progouvernementales qui auraient fait au moins 90 morts.
Shahidul Alam, photojournaliste de renom, pédagogue et militant installé à Dhaka, a suivi les manifestations et les représailles brutales du gouvernement. Il est parvenu à transmettre ses dépêches aux médias malgré la coupure d’Internet imposée pour tenter de contenir les manifestations, coupure qui a été partiellement levée depuis. Himal Southasian republie ces dépêches, qui donnent une idée de la situation au Bangladesh, même si la fermeture d’Internet a fortement limité la circulation de l’information.
Les événements et les circonstances décrits dans ces dépêches ont évolué rapidement et plusieurs faits nouveaux sont intervenus depuis que M. Alam a rédigé chacune d’entre elles. La couverture Internet a été partiellement rétablie bien qu’elle reste inégale et que la communication avec de nombreuses régions du pays reste difficile. Le 4 août, au moins 90 personnes ont été tuées au cours d’affrontements de plus en plus violents entre la police et les manifestants. Le 5 août, Hasina a démissionné et a fui le Bangladesh, et le chef de l’armée a annoncé qu’un gouvernement intérimaire serait mis en place pour diriger le pays. Les dépêches reflètent l’ampleur de la violence et de la répression déclenchées par le gouvernement de Sheikh Hasina à l’encontre de son peuple. Elles ont été légèrement adaptées pour plus de clarté.
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Alam a envoyé sa cinquième dépêche le 2 août 2024.
« Un mensonge est comme les sables mouvants : plus on essaie de s’en sortir, plus on s’enfonce ».
Les ministres et autres porte-parole du gouvernement se relaient pour faire des sauts périlleux dans leurs déclarations. Les nœuds dans lesquels ils se sont empêtrés auraient été drôles, s’ils n’avaient pas impliqué la mort de tant de personnes, jeunes pour la plupart.
Le ministre d’État à l’information, Mohammad Ali Arafat, exhorte les manifestants contre les quotas à ne pas prolonger les souffrances de la population, alors que le gouvernement instaure un couvre-feu. Les ordres sont de tirer pour tuer. Les centaines de morts et les milliers de blessés, la fermeture des banques, des billetteries en ligne et des guichets automatiques, je le suppose, n’ont causé aucun désagrément au public. Le drame se poursuit alors qu’il ramène l’idée d’une « troisième force » au BNP/Jamaat et qu’il s’est maintenant rabattu sur les « islamistes ». « Nous avons des preuves », ne cesse-t-il de répéter, sans en fournir la moindre miette. D’un autre côté, avec la réouverture progressive d’Internet, les images et les vidéos qui ont échappé à la confiscation par la police commencent à être diffusées. Il est indéniable que la Ligue Chhatra, les hommes de main du gouvernement, solidement soutenus par la police, sont responsables de l’écrasante majorité des morts. Le portrait d’Abu Sayeed apparaît sur les profils Facebook. Le monde entier a vu la vidéo de Sayeed se faisant tirer dessus à plusieurs reprises à bout portant par la police et s’effondrant. Les médias rapportent que la police a arrêté 24 civils, dont un mineur et plusieurs étudiants et citoyens ordinaires, pour le meurtre de Sayeed. Le premier rapport d’information (déposé par la police elle-même) ne mentionnait pas que la mort était due à un coup de feu et ne faisait aucune référence à l’implication de la police. Le théâtre de l’absurde prend la forme d’une farce grotesque.
Le ministre d’État chargé de l’information, de la communication et des technologies a affirmé que l’incendie allumé par des « mécréants » dans un des centres avait provoqué la panne de la totalité du réseau Internet. Cette affirmation a été démentie par les experts en informatique. Leurs rapports pointent du doigt la responsabilité du gouvernement. Les informations selon lesquelles le corps diplomatique et les proches du gouvernement avaient accès à l’internet ont mis à mal la thèse de l’effondrement de l’infrastructure à la suite d’un incendie. La technologie qui permet au gouvernement seul de se connecter, je ne l’ai encore jamais rencontrée ! Ensuite, il y a eu une version selon laquelle le réseau s’était éteint de lui-même. Le suicide du réseau est un concept nouveau. Des fuites indiquant que des consignes gouvernementales expresses avaient été données aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI), leur enjoignant de ne fonctionner qu’à 10 % de leur capacité totale, ont fait capoter cette version. Alors que le ministre cherche désespérément un autre angle d’attaque, je suis plus préoccupé par les aspects les plus sinistres du contrôle des données. La prise forcée des empreintes digitales des blessés amenés à l’hôpital a eu pour conséquence que nombre d’entre eux ont choisi de ne pas être soignés.
Le chef de la division des enquêtes (DE) n’a jamais reconnu avoir torturé les coordinateurs d’étudiants, mais les traces physiques témoignent d’une autre histoire. Ce n’est pas une coïncidence si les six étudiants arrêtés par la DE étaient précisément ceux qui avaient promis de suspendre les manifestations. Deux d’entre eux, en convalescence à l’hôpital, ont été emmenés contre l’avis des médecins « pour leur propre sécurité » ! Des images d’eux en train de prendre un repas dans les bureaux de la DE ont circulé. L’un des étudiants figurant sur la photo a indiqué, le doigt pointé, qu’ils étaient sous la menace d’une arme. Les étudiants restants ont rejeté la mise en scène de l’appel à l’annulation, et les critiques des médias sociaux à travers le monde ont entraîné le déplacement du chef de la DE. Transférer la culpabilité ne sera pas aussi facile.
C’est ce à quoi le récit officiel nous prépare qui m’inquiète.
« Je suis dans un endroit différent. Si quelque chose ne va pas, mon Ammu (ma mère) te contactera. J’ai aussi donné ton numéro à mon frère aîné ». Le message provenait d’un jeune artiste de hip-hop qui avait écrit une chanson contestataire. Je viens d’apprendre qu’un autre rappeur, Hannan Hossain Shimul, a été arrêté. D’autres étudiants ont besoin d’un traitement médical, mais ils ont peur d’être arrêtés à l’hôpital. Les raids nocturnes sont inquiétants et peu d’entre nous se sentent en sécurité lorsqu’ils dorment chez eux la nuit. Les véhicules remplis de gardes-frontières armés (BGB) garés devant notre appartement tard dans la nuit n’étaient pas une vue très agréable. D’autres souffrances perdurent. Les images des tirs aveugles, d’un enfant mourant dans les bras de son père, d’un autre enfant abattu par la fenêtre. Saif Mohammad Ali, un étudiant du Lakshmipur Government College, a été arrêté sans avoir été formellement inculpé. Son père est mort d’une crise cardiaque le lendemain. Ce qui m’a le plus attristé, c’est la nouvelle du meurtre d’un jeune homme abattu dans un quartier résidentiel de Rayerbazar. Sa femme s’est suicidée quelques jours plus tard. Ils ont tué par balles, ils ont tué par la torture, ils ont aussi tué en brisant les cœurs.
Je suis contacté tous les jours par des étudiants en fuite. Les plus chanceux ne sont pas trop torturés et sont libérés sur la base d’une « muchleka », une garantie par quelqu’un, généralement un parent âgé, qu’elle ne renouvellera jamais le « crime » qu’elle a commis. L’étudiant qui s’est présenté à moi aujourd’hui avait été arrêté le même jour que moi, il y a six ans, le 5 août 2018, lors des manifestations du mouvement pour la sécurité routière. Contrairement à moi, il avait été libéré sur la base d’une muchleka. Six ans plus tard, la police traque son garant. « Il vaudrait mieux qu’on ne le voie pas avec les manifestants », préviennent-ils.
Le changement de discours du gouvernement est révélateur. Le fait de rejeter la responsabilité des violences sur les étudiants s’est avéré contre-productif. Le discours a changé pour désigner le BNP-Jamaat, qui « a utilisé les étudiants comme couverture ». Le nouveau discours est exclusivement centré sur les islamistes. Le démon islamique est le produit le plus vendu sur le marché. La communauté internationale l’achète. Modi, le parrain du Premier ministre, l’adore. Même la Chine, avec sa répression des Ouïghours, semble satisfaite de cette caractérisation. Chez nous, c’est facile à vendre pour les laïques, qui semblent oublier que le droit d’observer sa foi est une composante intrinsèque du fonctionnement de la démocratie.
Un haut fonctionnaire a déclaré à un diplomate : « On peut tirer sur des jeunes de 15 ans s’ils sont islamistes ». Lorsque j’étais en prison, j’ai eu connaissance d’au moins un incident au cours duquel des prisonniers qui avaient été maintenus en détention pendant 13 mois ont été curieusement libéré, avant d’être retrouvés morts quelques jours plus tard. Tués par les forces de sécurité lors d’un raid contre des djihadistes. Officieusement, les journalistes parlent de raids organisés chaque fois qu’un djihadiste mort est nécessaire, ou pour enterrer un fait divers troublant, ou peut-être dans un but plus sinistre. Comme dans le cas de la tuerie de Pilkhana, de la tuerie du rond-point de Shapla ou de la folie meurtrière nationale qui a suivi le verdict de la condamnation à mort de Delwar Hossain Sayedee. La politique de « guerre civile » de ce régime, semblable à celle de Trump, prend de l’avance sur lui. Des défenseurs des droits de l’homme bien connus ne voient pas de problème dans leur demande de droits de l’homme pour tous SAUF pour la Jamaat-Shibir. Il n’est pas nécessaire d’avoir une boule de cristal pour voir que l’interdiction de la Jamaat-Shibir, adoptée à la hâte par le parlement, n’est qu’un prélude à un nouveau carnage. Les propagandistes du régime fasciste s’emploient déjà à l’emballer comme la version « 71 ». « Le fantôme de 1971 plane toujours », a déclaré le Premier ministre.
Détention provisoire est un euphémisme bangladais pour désigner la torture sanctionnée par l’État. Vous n’êtes pas en prison et vous ne pouvez voir personne, ni votre famille ni votre avocat, mais vous êtes gardé dans un lieu inconnu sous le contrôle des forces de sécurité. Arif Sohel, un coordinateur de l’université de Jahangirnagar, a été arrêté et placé en détention provisoire pour six jours. Les familles s’inquiètent car les décès en détention ne sont pas rares au Bangladesh. Hasanatul Islam Fayaz, étudiant d’excellence, est âgé d’un peu plus de 17 ans. Son placement en détention provisoire constitue une violation flagrante de la législation bangladaise. Mais ces lois sont appliquées de manière très sélective. La guerre de libération de 1971 (communément abrégée en ’71) a été menée principalement par des Bangladais ordinaires. La Ligue Awami, le parti actuellement au pouvoir, était alors dirigée par le père du Premier ministre, Sheikh Mujibur Rahman. Il avait dirigé le mouvement de résistance, bien qu’il ait lui-même passé toute la période dans une prison pakistanaise. L’année 71 est aujourd’hui la poule aux œufs d’or du régime actuel. N’ayant pas organisé d’élections en bonne et due forme depuis quinze ans, il a exploité l’année 71 à tous les niveaux. Tout critique ou dissident est qualifié d’anti-71 ou de razaakar. L’élite culturelle du Bangladesh, dans sa volonté de donner des gages de fidélité, a fermé les yeux sur la liste sans fin des actes de corruption, de tromperie et de violations flagrantes des droits de l’homme auxquels le régime s’est livré. Elle a justifié ce comportement en le présentant comme un mal nécessaire pour repousser les islamistes.
Les gens se sont rassemblés autour d’un fourgon de police et ont forcé la police à relâcher les deux jeunes hommes qu’elle avait arrêtés. Une vidéo montre la libération d’une femme à Barisal. Les six coordinateurs du mouvement que la DE avait emmenés en « lieu sûr » ont été libérés devant l’ultimatum lancé par les organisations de la société civile. Un journal particulièrement proche du gouvernement rapporte que plusieurs ministres et députés ont quitté le pays, tandis que d’autres préparent leur fuite. Le « bateau » de la Ligue Awami est en train de couler, mais ils n’ont pas de plan de sauvetage. Compte tenu de l’ampleur de leurs méfaits, il est fort probable que la chute du gouvernement ouvrira les vannes à tous ceux qui voudront se venger.
Le régime estime que le spectre du djihadisme est sa seule porte de sortie et cette étiquette sera utilisée pour réduire à néant toute opposition, au nom de la nécessité de débarrasser le pays des djihadistes. La communauté internationale l’acceptera sous la dénomination de « guerre contre la terrorisme ». Les laïcs et les intellectuels complices l’accepteront parce que sinon « les djihadistes prendront le dessus ». Étant donné le niveau de colère contre la tyrannie, je ne pense pas que même une initiative aussi radicale puisse étouffer ce mouvement. Le peuple triomphera, mais beaucoup plus de sang sera probablement versé et tous ceux qui fermeront les yeux sur cette injustice grotesque auront du sang sur les mains. Le gouvernement a raison de dire que nous devons lutter contre la désinformation et le terrorisme. La principale source de terreur est la Ligue Chhatra du Bangladesh et la principale source de désinformation est le gouvernement. Nous devrions certainement nous en débarrasser.
Sheikh Mujibur Rahman et sa famille ont été assassinés le 15 août 1975 et, après son arrivée au pouvoir, le régime de Sheikh Hasina s’est empressé de déclarer le mois d’août mois de deuil officiel. Des badges noirs, des banderoles, des bandeaux sur toutes les chaînes de télévision nous sont imposés. Le rouge est la couleur de cette révolution. Les étudiants ont déclaré que juillet était notre mois de deuil. Les médias sociaux bangladais ont été envahis par une mer de rouge. Le mois de juillet n’est pas encore terminé. Nous sommes aujourd’hui le 34e jour du mois de juillet.
Shahidul Alam