New York (États-Unis).– « Nous devons continuer à donner de la voix pour Gaza », lance Linda Sarsour à l’assemblée virtuelle de 700 personnes. Militante musulmane connue outre-Atlantique, elle participait mercredi 31 juillet à une visioconférence organisée par plusieurs groupes propalestiniens afin de promouvoir une nouvelle initiative nommée « Pas une bombe de plus » (« Not another bomb »).
Celle-ci vise à pousser Kamala Harris, sur le point d’être investie candidate démocrate à la Maison-Blanche au travers d’un vote virtuel qui a démarré jeudi 1er août, à stopper l’envoi systématique d’armes à Israël, dont les États-Unis sont le principal fournisseur.
Plusieurs journées d’action sont prévues à travers le pays juste avant l’ouverture de la Convention nationale démocrate (DNC), le 19 août à Chicago, lors de laquelle la vice-présidente devrait officiellement accepter sa nomination.
Dix mois après l’éclatement de la guerre à Gaza, Linda Sarsour ne cache pas sa fatigue, surtout à l’aube d’une possible escalade dans la région à la suite de l’annonce de l’élimination du leader du Hamas Ismaïl Haniyeh sur le sol iranien. Mais pour la première fois depuis longtemps, elle sent que les lignes peuvent bouger aux États-Unis avec le retrait de Joe Biden de la course à la Maison-Blanche.
« Nous devons pousser Kamala Harris à soutenir un embargo sur les armes,dit-elle. Ce n’est ni dur ni radical au vu du bilan humain à Gaza. Cela devrait être la position normale de tout candidat démocrate. Si elle veut avoir notre voix, elle doit s’y montrer favorable. »
La vice-présidente américaine Kamala Harris et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou arrivent pour une réunion dans le bureau de cérémonie du vice-président au bâtiment Eisenhower Executive Office à Washington, DC, le 25 juillet 2024. © Photo Roberto Schmidt / AFP
Cet espoir mesuré est partagé par d’autres militant·es outre-Atlantique. Relative novice sur la scène internationale, la Californienne est vue, à tort ou à raison, comme plus sensible à la cause gazaouie que Joe Biden, parfois surnommé « Genocide Joe ». Contrairement à ce dernier, qui raconte volontiers sa rencontre marquante avec l’ancienne première ministre d’Israël Golda Meir en 1973, ou au mari de Kamala Harris, Doug Emhoff, qui est juif, l’État hébreu ne fait pas partie intégrante du parcours politique ou personnel de l’ancienne procureure devenue sénatrice.
Une des premières voix démocrates à prôner un cessez-le-feu
Depuis le début du conflit, elle a même cherché à contre-balancer l’appui de Joe Biden à Israël. Plus jeune (59 ans) et proche de la base progressiste du parti, elle a été l’un des premiers membres du gouvernement à appeler à un cessez-le-feu temporaire à Gaza et a agi en coulisses pour que la Maison-Blanche parle davantage des conditions humanitaires délétères sur place.
D’après le Washington Post, elle a également suggéré au président démocrate d’évoquer les crimes islamophobes et anti-arabes dans un discours prononcé depuis le Bureau ovale le 10 octobre, trois jours après l’attaque du Hamas, plutôt que de se focaliser sur les seuls actes antisémites.
À l’issue d’une rencontre avec Benyamin Nétanyahou le 25 juillet, vingt-quatre heures après avoir séché son discours devant le Congrès pour participer à la convention d’une sororité noire, elle a indiqué qu’elle ne resterait « pas silencieuse » face aux agissements d’Israël à Gaza.
« Kamala représente une opportunité », résume Layla Elabed. Sœur de la seule élue d’origine palestinienne à la Chambre des représentants, Rachida Tlaib, Elabed est l’une des fondatrices du mouvement Uncommitted (« non-engagé »), qui a appelé à voter blanc pendant les primaires démocrates pour protester contre la ligne de Joe Biden. L’appel a été suivi par plus de 700 000 électeurs et électrices de gauche à travers le pays, dont plus de 100 000 dans le Michigan, un État où vit une importante communauté arabe et musulmane et où se trouve Layla Elabed.
Résultat : le mouvement sera représenté par trente « délégué·es », ces individus chargés d’investir le ou la candidat·e du parti à la présidentielle et d’adopter son programme officiel (platform) à la convention nationale.
Officiellement, ils et elles n’ont pas appelé à soutenir Kamala Harris pendant le processus de nomination. Ce qui a créé quelques frictions. Lors d’une réunion virtuelle avec une centaine de délégué·es du Michigan, fin juillet, l’un des représentants des Uncommitted s’est vu dire : « Ferme-la, trou du c*l » quand il a indiqué qu’il ne souhaitait pas apporter son appui à la vice-présidente sans connaître ses positions exactes sur Gaza.
Les « non-engagé·es » entendent maintenant faire pression sur leur formation politique pour qu’un soutien à un cessez-le-feu et à un embargo sur les armes envoyées à Israël soit mentionné dans le programme officiel des démocrates.
Historien et maître de conférences à l’université Johns Hopkins, Tristan Cabello est sceptique quant au changement de cap que pourrait prendre une candidate ou présidente Harris. En effet, pendant l’allocution qu’elle a donnée après sa rencontre avec Benyamin Nétanyahou, elle a réaffirmé son appui « d’acier » à Israël et rappelé que le dossier était complexe. « Trop souvent, la discussion est binaire alors que la réalité ne l’est pas », a-t-elle jugé. En novembre 2023, Barack Obama avait tenu le même discours.
« Bien qu’elle affirme qu’elle ne “restera pas silencieuse”, elle continue de soutenir l’envoi d’armes à Israël et n’exprime aucune indignation envers Nétanyahou, explique Tristan Cabello. Sa réponse aux manifestants lors du discours du premier ministre israélien au Congrès est particulièrement préoccupante : elle a qualifié leurs actes de violents, d’antisémites et antipatriotiques. En cela, son discours est pour le moment en parfaite continuité avec celui de Biden. Je dis “pour le moment” car nous n’avons pas encore de programme précis du côté démocrate. »
L’identité de son colistier, qui sera révélée dans les prochains jours, sera aussi scrutée dans les cercles propalestiniens. La sélection du gouverneur de Pennsylvanie, Josh Shapiro, fervent soutien d’Israël et qui fait partie des favoris, serait interprétée comme un mauvais signal.
Toutefois, avant de se focaliser sur la présidentielle de novembre, Layla Elabed et les autres Uncommitted tentent de peser sur les primaires démocrates du Michigan qui auront lieu mardi 6 août. Leur objectif : faire élire des candidat·es « pro-cessez-le-feu » et « pro-embargo » pour porter les couleurs du parti dans les scrutins locaux qui auront lieu dans l’ombre de la présidentielle, le 5 novembre aussi (Chambre des représentants, parlementaires d’État, fonctions locales…). « Le changement viendra de ces échelons inférieurs. Nous pourrons les utiliser pour faire pression sur le pouvoir », croit-elle.
Au Michigan, les activistes tentent de sensibiliser les contribuables en expliquant que les plus de 3 milliards de dollars envoyés par le Congrès chaque année à Israël pour acheter des armes aux États-Unis pourraient être utilisés pour moderniser les infrastructures et les services locaux, comme le réseau énergétique défaillant.
Lexis Zeidan, une autre militante, ne donne pas de consigne de vote mais reconnaît que le retour de Donald Trump au pouvoir serait catastrophique. « En novembre, nous devrons aussi combattre le fascisme, dit-elle. Kamala Harris a l’occasion de rassembler un parti très fracturé. Nous avions perdu tout espoir sous Biden, mais depuis qu’il s’est retiré, il y a comme un vent d’air frais. Nous retenons notre souffle. »
Alexis Buisson