La boxeuse algérienne Imane Khelif est entrée jeudi dans le concours olympique de boxe poids welters avec un premier match contre l’Italienne Angela Carini. Après quelques secondes de combat et deux crochets reçus au visage, Carini abandonne et Khelif est déclarée vainqueure.
Ce match, d’une grande banalité, aurait pu vite tomber aux oubliettes. Pourtant, depuis sa victoire, la boxeuse algérienne fait face à une vague de cyberharcèlement, catalysée par des rumeurs l’accusant tour à tour d’être un homme, une femme trans ou une personne intersexe. Raisons pour lesquelles, selon ses détracteurs, il devrait lui être interdit de concourir dans le tournoi féminin.
En première ligne de ce cyberharcèlement, les extrêmes droites européennes et américaines. La veille de l’ouverture du concours de boxe, sur le réseau social X, l’ex-ministre italien d’extrême droite Matteo Salvini se montrait révolté par un désavantage supposé imposé à sa compatriote. Jeudi, ce sont le PDG du réseau social X, Elon Musk, et l’ancien président des États-Unis, Donald Trump, qui ont partagé des publications sous-entendant qu’Imane Khelif n’est pas une femme.
L’Algérienne Imane Khelif (en rouge) et l’Italienne Angela Carini partent après leur huitième de finale de boxe féminine des 66 kg lors des Jeux Olympiques de Paris 2024 © Photo Mohd Rasfan / AFP
Il y a quelques jours, mardi 30 juillet, le porte parole du Comité international olympique, Mark Adams, avait pourtant déclaré, au sujet de cette boxeuse et de la boxeuse taïwanaise Lin Yu-ting, qu’il était « établi que ce sont des femmes. [...] Toutes les compétitrices qui participent aux Jeux olympiques respectent les règles d’éligibilité ».
Une mise au point nécessaire alors que les deux joueuses avaient été brutalement éliminées par la Fédération internationale de boxe lors des championnats du monde de 2023, une fédération qui n’est plus reconnue par le CIO pour cause de mauvaise gouvernance. Selon la fiche officielle de l’athlète fournie par le CIO, Imane Khelif avait été interdite de finale mondiale à cause de « taux de testostérone élevés ». Une histoire que Mediapart racontait dans le brief olympique du jeudi 1er août.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, il n’existe aucune information publique sur le caryotype de la boxeuse algérienne. Ce que l’on sait, c’est qu’Imane Khelif concourt en tant que femme dans des tournois de boxe internationaux depuis plus de dix ans, qu’elle est née femme et a été socialisée comme telle dès sa naissance.
Pour Mediapart, la socio-historienne Anaïs Bohuon revient sur les tenants historiques, sociologiques et politiques de cette polémique. Professeure à l’université Paris-Saclay, elle mène un travail croisé entre histoire des sciences et des activités physiques et sportives au prisme du genre. Elle réfléchit entre autres à la manière dont s’est construite la définition contemporaine de la différence sexuelle.
Mediapart : On assiste à une panique morale, menée par les extrêmes droites européennes et américaines, autour de la participation d’Imane Khelif aux Jeux olympiques. Comment expliquez-vous cette haine qui se déverse sur la boxeuse algérienne ?
Anaïs Bohuon : Elle s’explique par une crispation idéologique autour du sexe et du genre, qui a certes toujours existé, mais qui est particulièrement forte aujourd’hui et qui est nourrie par le contexte politique contemporain et la montée des extrêmes droites en Europe et aux États-Unis.
Ces problématiques ne sont pas nouvelles mais elles explosent lors d’événements sportifs internationaux particulièrement suivis. Cela a été le cas en 2009, lorsque Caster Semenya gagne la finale du 800 mètres aux championnats du monde d’athlétisme. L’athlète sud-africaine est alors sommée de prouver qu’elle est une femme et subit des tests afin d’être autorisée à revenir en compétition l’année suivante. Aujourd’hui, l’histoire autour d’Imane Khelif explose en partie parce que ça se passe aux Jeux olympiques de Paris.
Il est important de souligner qu’en 2009, Caster Semenya fait un temps 1’55’’45’’’ sur 800 mètres. Avec un temps pareil, elle ne pouvait même pas se qualifier pour le championnat de France masculin… Imane Khelif, avant de battre Angela Carini, a aussi vécu de nombreuses défaites. Ce n’est pas une boxeuse qui écrase systématiquement les autres.
Ces femmes-là créent une polémique monstrueuse parce qu’elles contreviennent aux fantasmes et aux légendes sur le sexe et le genre, et renvoient à une problématique qui prend essence dès les années 1930, dès que les femmes accèdent aux sports de haut niveau de tradition masculine : qu’est-ce qu’une « vraie femme » autorisée à concourir ?
Pour comprendre ces fantasmes, faisons un rapide retour historique. Le sport olympique a été « démixé » dès ses débuts, c’est-à-dire qu’on a séparé hommes et femmes dans les compétitions, pour garantir une « incertitude de résultat », autrement dit pour s’assurer que les hommes, qui avaient accès au sport de haut niveau depuis plus longtemps, ne domineraient pas tous les sports de façon écrasante.
Depuis, le monde du sport reste la seule pratique sociale garante d’une bicatégorisation sexuée. C’est le seul domaine dans lequel on continue à séparer sciemment hommes et femmes, et il représente un dernier bastion de la virilité. Car pour séparer et catégoriser, il faut définir. Et c’est là que le bât blesse. Qu’est-ce que doit être une « vraie femme » autorisée à concourir ? C’est une question récurrente dans l’histoire du sport et de la lente et difficile accession des femmes aux sports de haut niveau.
Ce que l’on ressent encore dans le sport actuel et ce que mettent en lumière les histoires d’Imane Khelif et de beaucoup d’autres, c’est qu’une « vraie femme » doit être moins performante qu’un homme, qu’elle doit répondre aux normes de féminité, qu’elle ne doit donc être ni trop grande, ni trop grosse, ni trop musclée, ni trop poilue, etc. Pourtant, biologiquement, on y reviendra, il est impossible de définir ce qu’est une « vraie femme » autorisée à concourir. Le monde du sport est empêtré dans cette impossibilité-là et c’est cela qui crée des paniques morales.
En début de semaine, le CIO avait déclaré qu’Imane Khelif était autorisée à concourir car elle respectait les règles et avait passé des tests d’éligibilité, dits également tests de féminité. De quoi parle-t-on exactement ?
D’abord, je pense qu’il faut souligner que le CIO n’a pas réitéré l’horrible erreur qu’avait faite la Fédération internationale d’athlétisme avec Caster Semenya en 2009. Le secret médical avait été levé et de nombreuses choses relevant de son intimité avaient été discutées publiquement. Grossièrement, le monde entier a débattu de ce qu’une jeune femme de 18 ans avait dans la culotte.
Il faut impérativement remettre de l’humanité dans ce débat et ne pas oublier qu’on est face à des jeunes femmes, passionnées de sport, très souvent issues de milieux pauvres, qui s’entraînent depuis des années pour poursuivre leur rêve olympique, avec leurs caractéristiques de naissance… C’est louable que le CIO reste évasif et qu’il n’aborde pas la condition médicale des athlètes. Toutes les femmes qui souhaitent participer aux compétitions internationales présentent leurs papiers d’identité où il est indiqué leur sexe. On ne débarque pas comme on le souhaite, dans la catégorie qu’on souhaite. Les corps des athlètes de haut niveau sont hyper contrôlés, chez les hommes comme les femmes.
Historiquement, les femmes ont eu énormément de difficultés à accéder aux sports dits « de tradition masculine ». C’est grâce à Alice Milliat (nageuse, hockeyeuse et rameuse française, militante pour la reconnaissance du sport féminin au début du XXe siècle) que des femmes commencent à pratiquer ces sports. Le sport de haut niveau, on l’oublie souvent, bouleverse et transforme les morphologies, et pousse donc certaines femmes à sortir des normes de la féminité. Le monde du sport est magnifique : il offre au grand public tous types de corps, avec de l’exceptionnalité, du hors norme, c’est ce qui est recherché dans la quête olympique.
Pourtant, on reproche très vite à certaines de ces femmes de ne pas être assez féminines à cause des changements induits par une pratique intensive du sport (pas de seins, pas assez de hanches, hyper musculeuses). Des suspicions sont émises à leur encontre et on va les accuser soit d’être des hommes qui trichent pour récolter des médailles, soit d’être des femmes « non authentiques », c’est-à-dire qui relèvent de l’intersexuation.
En 1966, la Fédération internationale d’athlétisme met en place des contrôles de sexe. Toutes les femmes participant aux compétitions doivent subir des tests visuels : leurs organes génitaux sont scrutés pour savoir si elles peuvent courir un 100 ou un 200 mètres… S’ajoutent à cela des tests de force, qui évaluent leur puissance musculaire, qui doit rester inférieure à celle des hommes.
Ces tests sont remplacés en 1968, lors des Jeux olympiques de Mexico, par des tests génétiques. Une femme est considérée apte à concourir si elle possède une paire de chromosomes XX. Ce sont des tests salivaires qui permettent de procéder à un caryotype.
Le monde du sport, avec ces tests, découvre alors que certaines femmes peuvent être chromosomiquement XXY, d’autres peuvent avoir un chromosome Y et une insensibilité aux androgènes (totale ou partielle) : elles produisent des quantités élevées de testostérone mais une mutation dans les récepteurs des cellules empêche l’organisme d’y être sensible. D’autres présentent ce que les médecins désignent comme de l’hyperandrogénisme féminin et produisent naturellement des taux de testostérone supérieurs à la moyenne des femmes. Qui, parmi elles, sont des « vraies femmes » ? C’est ainsi que le monde du sport découvre l’intersexuation et se rend compte de la multiplicité de ce que signifie être femme et des multiples dimensions du sexe biologique.
Le collectif intersexe activiste OII France donne la définition suivante : « L’intersexuation désigne la situation sociale des personnes nées avec des caractéristiques sexuelles primaires et/ou secondaires considérées comme ne correspondant pas aux définitions sociales et médicales typiques du féminin et du masculin. »
Le collectif précise également que « les personnes intersexes peuvent s’identifier comme femmes, comme hommes ou comme non-binaires, elles peuvent être cisgenres ou transgenres », et que leurs orientations sexuelles sont aussi variées que chez les personnes qui ne sont pas intersexes.
Pour rappel, une personne transgenre est une personne dont le genre est différent du sexe qui lui a été assigné à la naissance. À l’inverse, une personne cisgenre est une personne dont le genre est le même que le sexe assigné à la naissance.
Malgré cette complexité, les fédérations internationales sportives continuent à vouloir définir et catégoriser. En 2009, la Fédération internationale d’athlétisme impose des tests à Caster Semenya après sa victoire aux championnats du monde. Les résultats sont annoncés publiquement : elle produit plus de testostérone que la moyenne des femmes.
Les fédérations internationales d’athlétisme et de football créent alors un règlement (qui sera repris par le CIO pour les Jeux de Sydney) où il est expliqué que les femmes qui produisent plus de 10 nanomole de testostérone par litre de sang de façon naturelle doivent procéder à un traitement pour baisser ce niveau de testostérone si elles souhaitent concourir dans la catégorie femmes. Ces traitements génèrent notamment résistance à l’insuline, intolérance au glucose, évanouissements, vomissements et état dépressif. Peu importe, si elles refusent, elles sont invitées à concourir chez les hommes, face auxquels elles n’ont aucune chance.
Un des arguments des sphères d’extrême droite est que les taux de testostérone élevés repérés chez Imane Khelfi lors des championnats du monde de 2023 lui donneraient un avantage dans la compétition. Quelles sont les conclusions de la recherche à ce sujet ?
En 2015, dans le cas de l’athlète indienne Dutee Chand, le tribunal arbitral du sport demande à la Fédération internationale d’athlétisme de prouver scientifiquement que le seul taux de testostérone de l’athlète lui confère un avantage. Mais les médecins de la fédération n’y sont jamais parvenus. On sait que si vous vous injectez de la testostérone, ça peut augmenter vos performances et accroître votre musculature par exemple, c’est une évidence scientifique. Mais ici, on parle de production naturelle. Pour savoir s’il crée un avantage, il faudrait l’isoler de tous les autres paramètres… ce qui est impossible. Comment prouver que seule la testostérone produite naturellement leur permet d’accéder au sport de haut niveau et d’exceller ?
Allons même plus loin : si on considère qu’un seul paramètre peut constituer un avantage injuste, alors que fait-on de la taille du basketteur français Victor Wenbanyama ? De la capacité de récupération du nageur français Léon Marchand ? Le sport cherche le hors norme et les caractéristiques exceptionnelles chez les hommes. Mais chez les femmes, ça dérange.
Imane Khelfi, Caster Semenya, Dutee Chand… : toutes les athlètes qui ont eu à prouver leur féminité par des tests sont des athlètes issues du Sud global. Comment expliquez-vous qu’elles soient si particulièrement scrutées ?
Ces femmes sont très souvent des femmes issues de milieux extrêmement pauvres qui vivent le sport comme une passion et aussi comme une possibilité d’ascension sociale. Avant d’être confrontées aux instances du sport international, ces femmes ne s’apercevaient pas de leur condition face aux normes de sexe et de genre. Mais à 19 ou 20 ans, elles apprennent qu’aux yeux du monde occidental, elles ne sont pas de « vraies femmes » autorisées à concourir.
Car dans nos sociétés, on cherche à « normaliser » les personnes intersexes, par des opérations, des traitements, dès le plus jeune âge. Ces femmes, elles, ont été assignées femmes à la naissance, sont socialisées comme des femmes, elles ont vécu comme des femmes sans obstacle et c’est le monde du sport qui leur assène qu’elles n’en sont pas car, encore une fois, c’est le seul domaine dans lequel on s’assure de la bicatégorisation sexuée.
Toutes ces femmes à qui l’on impose ces contrôles de sexe sont des femmes issues du continent africain et du continent asiatique. C’est toujours sur elles que s’abat le soupçon car les critères normatifs de la féminité ont été définis à partir d’un idéal occidental qui a toujours régi l’intégration des femmes au monde du sport.
Des femmes noires occidentales, comme les françaises Marie-José Pérec, Eunice Barber ou les sœurs Williams, se sont vues qualifiées de tigresse, de gazelle, se sont vues accusées de dopage et ont subi des tombereaux de racisme. Mais elles n’ont jamais vu explicitement remise en cause leur appartenance au sexe féminin, avec demande de contrôle de sexe. Jamais on ne leur a imposé un caryotype en leur disant qu’elles étaient des hommes déguisés. Depuis que les tests ne sont plus obligatoires, les seules à qui l’on a imposé ces tests sont des athlètes non occidentales, du continent africain ou du continent asiatique.
Célia Mebroukine