Championne de France des moins de 21 ans en 2021, Claire Palou avait toutes les chances d’être sur la ligne de départ des épreuves de demi-fond (1 500 mètres et 3 000 mètres steeple) aux Jeux olympiques de Paris (JOP). Mais, en 2022, sa santé mentale et sa carrière ont explosé en vol. En cause : la pression du sport de haut niveau, mais aussi et surtout les violences sexuelles qu’elle a subies au cours de sa formation sportive, du lycée jusqu’au prestigieux Insep (Institut national du sport, de l’expertise et de la performance), où s’entraînent les plus grand·es athlètes français·es.
En 2023, la coureuse avait signalé aux instances de la Fédération française d’athlétisme (FFA) et de l’Insep des faits de menaces et de harcèlement sexuel – révélés dans une enquête de L’Équipe – de la part de son partenaire d’entraînement, Jimmy Gressier, recordman français du 5 000 mètres. Ce dernier n’a pas été sanctionné, une procédure disciplinaire ayant conclu à une « absence de preuves formelles ».
Claire Palou lors de la finale du 1500 mètres femmes aux championnats de France d’athlétisme en salle de 2021, à Aix-les-Bains. © Photo Lairys Laurent / Abaca
L’enquête pénale ouverte à la suite d’un signalement de l’Insep a quant à elle été classée sans suite le 4 juillet pour « infraction insuffisamment caractérisée », a appris Mediapart auprès du parquet de Paris. « Il est ressorti des investigations qu’à la suite d’une relation consentie de quelques semaines, Jimmy Gressier avait continué à avoir un comportement ambigu, auquel il a mis un terme après avoir compris que son interlocutrice ne le souhaitait plus », a précisé le parquet. Une enquête close sans que Claire Palou ait été auditionnée par le commissariat chargé de l’enquête.
Contacté par Mediapart, l’avocat de Jimmy Gressier, Antoine Maisonneuve, a rappelé que son client « avait toujours été clair dans la contestation des accusations portées contre lui ».
La FFA dit quant à elle « assume[r] la présence » du coureur et de son collègue Wilfried Happio, accusé de violences conjugales (lire plus bas notre encadré), « dans la mesure où, à ce jour, ils demeurent présumés innocents ». « Il est faux d’affirmer que la FFA ne prend pas au sérieux les affaires de violences sexistes et sexuelles », insiste la fédération, qui a notamment recruté « afin de soutenir l’activité des organes disciplinaires qui est en constante augmentation ». Tout en reconnaissant être « consciente de l’immense travail qui reste à accomplir pour éradiquer ces maux ».
Le directeur général de l’Insep, Fabien Canu, avait de son côté regretté devant les député·es « un déficit d’information » sur les violences sexistes et sexuelles dans son établissement. L’Insep comme la FFA avaient été mis en cause en septembre 2023 par Claire Palou et sa partenaire d’entraînement Emma Oudiou devant une commission d’enquête parlementaire. À l’issue de ses travaux, cette commission avait plaidé pour une « vaste enquête systématique » dans l’ensemble des fédérations sur les violences sexuelles, sexistes et psychologiques afin de lutter contre une « omerta encore trop présente », « renforcée à l’approche des Jeux olympiques ».
Une omerta et une inaction encore dénoncées par Claire Palou, qui, à 22 ans, pointe du doigt une culture sexiste et une ambiance hypersexualisée. Elle confie aussi le « dégoût » et le « désespoir » qui l’ont gagnée face à un milieu qui, à ses yeux, laisse les victimes sur le bord du chemin.
Mediapart : Vous qui étiez un des grands espoirs de la course de fond, vous ne serez pas aux JO de Paris. En revanche, deux hommes accusés de violences sexistes et sexuelles, Jimmy Gressier et Wilfried Happio, seront dans la délégation française. Que ressentez-vous ?
Claire Palou : Du dégoût. C’est un monde qui m’écœure désormais, donc je n’ai aucun regret de ne pas être aux JO – j’aurais largement pu, je n’étais pas loin de participer à Tokyo il y a trois ans, donc avec une progression normale c’était la suite logique. Cela ne me surprend pas qu’eux soient là et pas nous, les femmes, les victimes. C’est à l’image de la Fédération française d’athlétisme et de la France, c’est le reflet de la société. Ce n’est même plus choquant.
Quand le point de rupture avec le monde de l’athlétisme de haut niveau est-il arrivé dans votre parcours ?
Mon mal-être a duré longtemps. J’ai sombré pendant des mois, pris de la drogue. Mais tout a explosé il y a deux ans, en avril 2022, quand j’ai commencé à avoir énormément d’idées suicidaires. J’avais 20 ans. J’étais à deux doigts de passer à l’acte.
Il y avait eu un stage en Afrique du Sud avec mon groupe d’entraînement, avec Jimmy [Gressier – ndlr] et mon coach. J’étais très mal, je pleurais tous les jours. Personne n’a saisi le niveau de ma détresse. Je voyais déjà une psychologue spécialisée dans le sport de haut niveau, mon coach pensait que j’étais bien suivie.
Quand j’ai parlé de mes idées suicidaires, cette psychologue a paniqué. Elle m’a recommandé d’aller voir le médecin de l’Insep pour qu’il me prescrive des médicaments. J’y suis allée, l’ordonnance était déjà prête, il m’a juste posé quelques questions très rapides.
En mai 2022, j’ai très mal réagi aux antidépresseurs. J’ai été hospitalisée plusieurs mois, à Paris, en Savoie près de chez mes parents, puis à Lyon.
Étiez-vous parvenue à parler à des soignant·es des violences que vous dénoncez dans le cadre de votre formation d’athlète ?
J’avais essayé de parler à la psychologue, mais elle avait refermé la porte à peine je l’avais ouverte. Cela m’avait remise dans un schéma « ce n’est pas grave ce que j’ai vécu, ce qui est important, ce sont les compétitions ».
Ma parole aurait bouleversé mon état psychologique et donc mes performances. Il ne fallait pas que je parle.
J’ai pu commencer à en parler pendant l’été 2022, quand j’étais hospitalisée en Savoie, où une psychologue a fait tout sortir. Elle a posé des mots sur les faits que j’ai subis : un viol à l’âge de 15 ans quand j’étais en sport-étude au lycée, deux agressions sexuelles lors de soirées entre athlètes quand j’avais 17 et 18 ans, et du harcèlement sexuel et des menaces de la part de Jimmy Gressier.
Ç’a été la douche froide. Mais ça m’a libérée d’un poids, je comprenais enfin pourquoi j’étais si mal. Je suis sortie du déni.
Le fait que vous ayez été agressée par plusieurs garçons ou hommes dans ce milieu de l’athlétisme de haut niveau accrédite la thèse des violences systémiques…
Oui. Je me suis aussi rendu compte que j’avais vécu la même chose que ma partenaire d’entraînement Emma Oudiou [qui a également quitté l’athlétisme de haut niveau après avoir dénoncé des agressions sexuelles et milite désormais – ndlr]. C’est décuplé dans le milieu du sport. On le vit, mais en plus on nous empêche de parler.
Emma Oudiou dit qu’on a un rapport au corps qui est complément différent, qu’on se retrouve dénudées devant des hommes, qu’il n’y a pas de barrière comme dans la vie de tous les jours. Je crois qu’elle a raison. Cela s’ajoute à un milieu patriarcal et sexiste, qui renforce les agressions.
Qu’avez-vous vécu à l’Insep, dans votre groupe d’entraînement mixte, où les femmes sont minoritaires ?
Des commentaires sexistes récurrents. Quand je réagissais, on me disait que j’étais la « reloue », que je n’étais pas drôle. La première fois que j’ai réussi à dire quelque chose, c’est quand un partenaire, pendant un exercice de musculation, m’a lancé que mon short me faisait « un bon cul ». Je lui ai dit qu’il n’avait pas à me faire des réflexions de ce genre. Il m’a répliqué : « Tu devrais dire merci. »
Les athlètes n’ont aucune éducation sur ces sujets-là. Tout le monde fait pareil, et se dit que c’est OK.
Une autre fois, j’ai proposé un itinéraire de course pour un entraînement. J’ai eu droit à ces réactions : « C’est les femmes qui commandent maintenant ? », « OK, on est tes petits toutous ». Il se sont mis à me suivre en aboyant.
Comme j’avais peur de me les mettre à dos, je ne disais rien, je faisais semblant de rigoler. Mais ça me mettait très mal. J’envoyais sans cesse des messages à mon copain pour lui dire que je n’en pouvais plus de leurs réflexions.
« Il m’a mis un énorme coup de poing dans la tête » : une troisième femme accuse Wilfried Happio
Dans une enquête du journal Le Monde publiée mercredi 17 juillet, une ancienne petite amie du spécialiste français du 400 mètres haies, engagé à Paris 2024, l’accusait de graves violences conjugales. Elle précisait envisager de porter plainte « sous peu » pour des faits de violences répétés entre 2018 et 2019, que l’athlète « conteste fermement ».
Au lendemain de ce nouveau témoignage, la Fédération française d’athlétisme annonçait saisir la justice et lancer une procédure disciplinaire. « Dans l’attente de la décision de justice, la FFA rappelle que Wilfried Happio est présumé innocent et qu’en conséquence, sa qualité de sélectionné pour les Jeux olympiques de Paris n’est pas remise en cause », avait-elle précisé.
Le coureur avait déjà été visé par des plaintes de deux autres femmes. En octobre 2020, la triple sauteuse Janet Scott, avec laquelle il a eu une brève relation, avait dénoncé des coups reçus sur le parking d’un fast-food. L’athlète avait rapidement été relaxé par la commission de discipline de la FFA, tandis que la plainte avait été classée sans suite un an plus tard, pour « infraction insuffisamment caractérisée ».
En juin 2022, Wilfried Happio a ensuite été accusé d’agression sexuelle par une autre athlète de l’Insep pour des faits remontant à 2021. La plainte a une nouvelle fois été classée sans suite pour « infraction insuffisamment caractérisée » en février 2023.
L’enquête ouverte en octobre 2023 par le parquet de Paris visant Jimmy Gressier pour des faits de harcèlement sexuel a été classée sans suite début juillet. Elle avait été ouverte à la suite d’un signalement de l’Insep, qui avait conclu, au terme d’une enquête disciplinaire, qu’il n’y avait pas de preuves…
J’ignorais que l’enquête avait été classée. Je n’ai même pas été auditionnée par le commissariat chargé de l’enquête. Je ne comprends pas comment c’est possible. On m’a simplement demandé si je voulais déposer plainte, et j’y ai finalement renoncé. J’avais fait un signalement à la gendarmerie, en Isère, pour dénoncer le harcèlement et les menaces, mais je ne sais même pas si ces éléments ont été transmis aux policiers parisiens… J’aurais aimé que les choses soient davantage prises au sérieux.
Pourquoi ne pas avoir porté plainte contre Jimmy Gressier ?
Je me suis mise à distance de tout ça. On arrive juste à la fin de l’enquête préliminaire pour la plainte pour viol que j’ai déposée contre celui qui m’a agressée quand j’étais en sport-étude. Ça ne m’a pas du tout donné envie de porter plainte contre Jimmy et de me lancer dans une autre procédure.
Pour moi, ce n’est hélas pas la chose la plus grave qui me soit arrivée. Qu’il soit connu, médiatisé, m’a fait peur aussi. Quand l’affaire a été rendue publique par L’Équipe en février dernier, j’ai reçu beaucoup d’insultes sur les réseaux sociaux : « sale folle », « salope ».
Je n’ai plus les armes pour me battre. Ma situation me désespère. La fédération m’a tellement trahie, je suis dégoûtée.
Comment les violences que vous dénoncez de la part de Jimmy Gressier sont-elles arrivées aux oreilles de la fédération d’athlétisme et de l’Insep ?
En avril 2023, après avoir pris conscience de tout ce qui m’était arrivé, j’ai demandé un rendez-vous avec le directeur de l’Insep, le directeur technique national de la Fédération française d’athlétisme et le comité éthique et déontologie de la fédération, en présence de mes parents. J’ai expliqué avoir subi du harcèlement sexuel de la part de Jimmy, sans rentrer dans les détails.
Dès ce premier rendez-vous, on m’a dit : « C’est mieux pour tout le monde si ça ne sort pas dans la presse » et « tant qu’il n’y a pas de plainte, la justice ne s’en emparera pas » [« propos démentis par les intéressés », nous a indiqué la FFA – ndlr].
Je suis malgré tout sortie de ce rendez-vous avec un peu d’espoir, car ils m’avaient dit que ce n’était pas à moi d’avoir peur et que personne n’était intouchable. Mon témoignage a été recueilli en mai 2023 par une infirmière de l’Insep et une enquête interne a été ouverte.
Mais les déceptions se sont enchaînées ensuite. Je n’ai plus eu d’informations. Quand j’ai téléphoné à la personne chargée de l’enquête à la fédération, en juillet 2023, pour avoir des nouvelles, on m’a annoncé que Jimmy serait entendu le lendemain, mais je ne pouvais pas y assister car je devais subir une intervention chirurgicale. J’ai demandé que ce soit décalé, ç’a été refusé. Fin août, on m’a annoncé qu’il avait été relaxé faute de preuves.
J’ai écrit à mes coachs pour leur dire que je ne voulais plus de contact avec eux, qu’il ne suffisait pas de se présenter comme défenseurs des femmes mais qu’il fallait agir. J’étais la deuxième fille, après Emma, à quitter l’Insep pour ces raisons.
J’ai vécu toute cette affaire comme une grande trahison. Quand je vois que Jimmy s’entraîne encore avec mes anciens coachs et que rien n’a changé, c’est dur.
Malgré le classement de l’enquête interne, l’Insep a fait un signalement au parquet de Paris. Ce signalement a été reçu en octobre 2023, juste après que vous avez été auditionnée par la commission d’enquête parlementaire sur les dérives des fédérations sportives, où vous aviez dénoncé l’inaction de la fédération, sans citer aucun nom…
Ils se sont fichus de moi jusqu’au bout. Ça n’avait aucun sens de relancer la procédure alors que moi je n’avais rien demandé et que leur enquête interne avait été classée. Ça montre bien les dysfonctionnements et la volonté de se couvrir.
Cette audition, avec votre ancienne partenaire Emma Odiou, devant cette commission d’enquête où vous avez dénoncé l’inaction des instances et la protection des agresseurs, a-t-elle changé quelque chose pour vous ?
Cela m’a fait prendre conscience que l’inaction de la fédération et de l’Insep était grave. Et que c’était systématique. En athlétisme, on est les premiers sur le podium pour les dysfonctionnements.
Cela m’avait fait du bien de voir que l’Assemblée nationale prenait tout cela au sérieux. Mais je n’ai pas vu d’avant et d’après au niveau des mesures qui ont été prises.
Vous avez complètement arrêté le sport. Avez-vous le sentiment d’une « double peine », celle d’avoir été victime de violences puis contrainte de renoncer à votre passion ?
J’ai essayé de reprendre la course à Montpellier, où je fais des études de sciences politiques. Mais je ressens un dégoût complet de la pratique, qui me rappelle maintenant de mauvais souvenirs, aussi en raison de la pression et des violences psychologiques qu’implique le sport de haut niveau. Ce n’est plus une passion, c’est ce que je repousse.
Je ne partage plus les valeurs de ce milieu-là. Je n’arrive même plus à mettre mes baskets pour aller courir.
Que les agresseurs et les harceleurs ne soient pas sanctionnés, écartés, c’est trop dur. L’Insep était le meilleur endroit pour s’entraîner, mais je ne pouvais pas y retourner. Encore une fois, ce sont les victimes, et les femmes, qui trinquent.
Sarah Brethes