Le combat féministe est-il toujours d’actualité ?
J. T. : Tout ce que les femmes ont obtenu, elles l’ont obtenu par les luttes, par leurs luttes. Les droits dont elles profitent aujourd’hui ne leur ont pas été accordés, il leur a fallu les arracher. Combien d’années, par exemple, leur a-t-il fallu pour obtenir le droit de vote ? De tout temps, des femmes ont tenté de s’imposer en dehors de l’espace domestique dans lequel on voulait les cantonner. Toujours, on a voulu les y rejeter. L’histoire est d’ailleurs faite de ce va-et-vient incessant des femmes entre l’espace public et l’espace privé. La renaissance du mouvement féministe dans les années 70 a reposé de manière centrale la question de la place des femmes dans la société, dans son organisation. Des questions occultées par tous, largement taboues, et pourtant fondamentales. Que recouvre le champ du politique, qui en sont les acteurs ? Cela concerne-t-il uniquement les questions liées à la production des richesses et des biens ou cela ne doit-il pas recouvrir toutes celles liées à l’organisation de la société et, par exemple, à la reproduction, la prise en charge des enfants, du travail domestique, le droit des femmes à disposer de leur corps, etc. ?
S’est affirmé ainsi un formidable mouvement de contestation contre l’ordre établi ; contre une conception de la politique qui n’accorde de place qu’aux questions soulevées par les hommes et qui légitime la répartition inégalitaire des tâches dans la société au nom d’une différence de nature entre les femmes et les hommes.
La vie politique en a été bouleversée. Non seulement par la nature des problèmes soulevés mais aussi parce que les femmes ont fait le choix de s’organiser collectivement, souvent dans des structures non mixtes, et sont apparues sur le devant de la scène du mouvement social. Au sens propre du terme, elles ont pris leurs luttes en main, les ont dirigées, organisées, et cela dans un rapport très conflictuel avec le reste des forces organisées, y compris les forces syndicales. C’est à ce mouvement que nous devons nombre d’acquis et, en premier lieu, celui du droit à l’avortement et à la contraception.
Beaucoup considèrent aujourd’hui que les choses ont changé, que les femmes ont finalement gagné leur place. Tout semble fait pour laisser croire que les femmes rencontrent certes des difficultés mais finalement au même titre que les hommes. On analyse souvent les problèmes de société en termes neutres évoquant par exemple les familles mono parentales, la précarité, le temps partiel, sans prendre en compte les rapports d’oppression. Mais ce « neutre » masque des réalités qui sont avant tout supportées par des femmes : 85 % des familles mono parentales sont dirigées par des femmes, 85 % des contrats à temps partiel sont occupés par des femmes. De la même façon, cette lecture neutre des événements permet d’occulter la place qu’ont pu prendre les femmes durant les luttes de l’automne 1995. Les analystes, les chercheurs retiennent l’image emblématique des cheminots. Mais que disent-ils des enseignants et du reste de la fonction publique, des secteurs fortement féminisés et mobilisés ? Que retiennent-ils de leurs revendications, des formes de lutte utilisées, de la place que les femmes ont pu prendre dans le mouvement ? Quand il s’agit des femmes, les discriminations dont elles sont victimes sont rendues invisibles.
Après une longue période de mise en sommeil, on assiste aujourd’hui à un réveil du mouvement des femmes et on ne peut que s’en féliciter.
Le 24 novembre 1995, elles furent, contre toute attente, 40 000 (des hommes aussi étaient présents) à participer à une manifestation à l’appel de la CADAC (Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception) et de dizaines d’associations, d’organisations politiques et syndicales. Cette mobilisation voulait être une riposte au développement des attaques menées par les commandos anti-avortement et contre toutes les remises en cause du droit à la contraception et à l’avortement. Une riposte aussi à la montée d’un ordre moral oppressif incarné par une extrême droite victorieuse dans quelques villes du sud de la France. Mais, à côté de ces mots d’ordre traditionnellement portés par le mouvement féministe, en apparaissaient aussi d’autres, liés au développement de la précarité, à la dégradation de la situation de l’emploi. La question du droit au travail occupe aujourd’hui une place centrale, tout autant que le droit à l’avortement, dans les préoccupations des femmes.
Quel rôle peuvent jouer les organisations syndicales ?
J. T. : Elles ont une responsabilité fondamentale dans la lutte pour les droits des femmes. Le salariat féminin a considérablement évolué ces dernières années. Les femmes représentent aujourd’hui 46% de la population salariée, mais 79% des plus bas salaires. Elles sont surtout arrivées massivement dans les nouveaux secteurs du salariat (services, tertiaire...). Elles ont obtenu l’accès à des métiers longtemps réservés aux hommes. Même les mères de famille ont conquis le monde du travail, repoussant les murs derrière lesquels la société envisageait de les reléguer. Cependant, pour l’essentiel, les inégalités persistent, se renforcent même parfois. L’égalité professionnelle reconnue par la loi est loin de s’appliquer dans les faits : inégalités dans l’accès à l’emploi, inégalités des salaires, inégalités dans l’accès à la formation, aux qualifications, inégalités dans le déroulement de carrière mais aussi inégalités devant le chômage et les contrats précaires. Les organisations syndicales ont du pain sur la planche.
Mais, malheureusement, elles ne semblent pas encore avoir mesuré toute l’urgence d’intervenir sur ces questions. Comme elles n’ont pas su lire ce que portaient les luttes des femmes des dernières années. Que disaient par exemple les infirmières en lutte en 1988 ? La CFDT dénonçait l’aspect corporatiste de leur mouvement, la CGT rechignait à soutenir une lutte dont elle n’avait pas la maîtrise. Organisées dans le cadre d’une coordination unitaire rassemblant presque toute leur profession, les infirmières, comme les assistantes sociales trois ans plus tard, remettaient en cause l’austérité budgétaire dont elles étaient victimes et revendiquaient aussi fortement la reconnaissance de leur qualification. Même s’il ne concernait qu’une catégorie des salariées, ce mouvement a été symboliquement très important. _ Il a témoigné de l’évolution de la place des femmes dans le salariat. Pour la première fois, sur le terrain du travail, des femmes étaient à la tête d’une lutte d’ampleur nationale. Leur slogan, « Ni bonnes, ni connes, ni nonnes », exprimait le refus que leurs professions soient assimilées aux idées de dévouement, de vocation, de bénévolat. Il exprimait leur volonté d’être reconnues comme des salariées à part entière. Marie-Hélène Zylberberg-Ocquard et moi-même menons actuellement une enquête pour évaluer précisément les positions des différentes composantes syndicales sur toutes ces questions.
Aujourd’hui, le droit au travail des femmes est lentement, insidieusement, remis en cause. L’aggravation de la crise n’épargne personne mais les statistiques démontrent que les femmes sont les premières concernées, les plus touchées par la pauvreté, le chômage et les difficultés d’insertion. Et la remontée de l’ordre moral est loin d’être une coïncidence. En période de crise, qui devrait rentrer au foyer, accomplir les tâches auxquelles finalement elles seraient destinées ? Qui devrait libérer une place indûment arrachée à un chômeur ? Les femmes. Sous-jacente, l’idée qu’elles ne seraient somme toute qu’une armée de réserve sur le terrain du travail, appelée à retourner au bercail à la première occasion. Elles ne seraient pas des travailleurs comme les autres. A aucun moment ne sont remis en cause la place des uns et des autres dans la société, les rapports hommes-femmes, la répartition des tâches domestiques et les attributions de chacun. Perdre son travail, pour une femme, c’est perdre un inestimable outil d’autonomie financière et morale, un moyen de peser dans sa vie domestique, d’exister en dehors de la famille, de pouvoir décider.
Le temps partiel est souvent imposé, il peut parfois être « choisi » par des femmes, notamment dans la fonction publique, qui veulent ainsi libérer du temps pour leurs loisirs mais surtout pour leurs enfants et leurs tâches domestiques. LAPE (Allocation parentale d’éducation) s’est largement développée ces dernières années (appliquée dès le deuxième enfant depuis 1994). Entre, d’un côté, un bas salaire et de mauvaises conditions de travail, la flexibilité des horaires, les temps de transport, les acrobaties incessantes pour faire garder les enfants et, de l’autre, la possibilité de bénéficier de cette allocation parentale Difficile de résister. Mais c’est un poison redoutable. Il accentue la précarité, il accentue les inégalités entre les hommes et les femmes, il remet en cause leur droit au travail.
Les derniers chiffres publiés par la Caisse nationale d’allocations familiales sont éloquents : depuis 1994, le taux d’activité des jeunes mères a chuté de près de 10% ! Le marché du travail en crise les renvoie dans leur foyer. Seule une démarche collective pour la réduction du temps de travail pour tous permettra d’échapper au piège du temps partiel qui, inévitablement, retombe avant tout sur les femmes. Cette démarche collective, il revient aux organisations syndicales de l’initier, de la porter, de la défendre. Pour cela, il faudrait que les femmes, au sein de leurs syndicats, parviennent à s’organiser pour peser en ce sens.
Pourquoi devraient-elles s’organiser dans des structures qui leur soient spécifiques ? Leur investissement syndical ne suffit-il pas ?
J. T. : Les organisations syndicales ont toujours eu beaucoup de mal à s’approprier les questions féministes. Le salariat féminin a été longtemps minoritaire et les bastions traditionnels du syndicalisme étaient des secteurs masculins comme Renault, les mines, la métallurgie... Plus généralement, dans tout le mouvement ouvrier, prédominait l’idée que la lutte des classes primait sur toute autre revendication. Et l’on remettait aux lendemains qui chantent l’émancipation des femmes. Les années 70 ont contribué à modifier la donne et la CFDT, la première, s’est ouverte à ces questions, initiant la mise en place de commissions féminines syndicales dans les entreprises. La CGT a pris le train en marche quelques années plus tard avant de se refermer sur elle-même au début des années 80.
Même si de nombreuses femmes ont maintenant des responsabilités importantes, la vie syndicale comme la vie politique reste malgré tout dirigée et représentée par des hommes. Obtenir qu’il y ait autant de femmes que d’hommes ne suffit pas. Encore faudrait-il que soient présentes dans la réflexion et dans les luttes les préoccupations liées à la transformation des rapports hommes-femmes. Ce n’est pas toujours le cas, loin de là.
Très souvent, les femmes qui ont des responsabilités dans les mouvements sociaux préfèrent s’autocensurer sur ces questions plutôt que d’être accusées de diviser la classe ouvrière, de diviser le syndicat, de porter des revendications spécifiques dans le cadre d’un mouvement général, d’être rejetées dans le particulier. Cette censure pèse lourdement sur la vie politique et sociale. Les femmes se trouvent confrontées dans leur engagement à de fortes contradictions, parfois insupportables. Comment accepter, supporter ce statut d’emmerdeuse dans leur organisation ? Elles veulent être des syndicalistes comme les autres, aussi compétentes que les autres et dans tous les domaines. Alors, souvent, elles refusent de s’engager sur le terrain des droits des femmes, d’être enfermées dans cette image de la « féministe de service ».
Si les femmes restent des personnes isolées, même reconnues comme dirigeantes, elles resteront confrontées à cette contradiction. D’où la nécessité de s’organiser collectivement à l’intérieur du mouvement syndical, sous quelque forme que ce soit, pour réfléchir, poser les problèmes, apporter des propositions qui puissent peser sur le syndicat dans ses orientations mais aussi son fonctionnement. Celles qui participent à ce type de démarche ont le sentiment douloureux d’être enfermées dans une sorte de comité de vigilance à qui on ne reconnaît pas la possibilité d’être partie prenante, au même titre que les autres, des orientations et des actions syndicales. Je pense que cette situation pèse sur le renouvellement des équipes militantes dans la lutte féministe aujourd’hui. Les jeunes femmes ne tiennent pas à ce statut qui feraient d’elles des personnes en opposition permanente.
De toute façon, quel que soit le choix des femmes, elles sont en porte-à-faux, en permanence. Car si aucune femme ne s’engage pour faire progresser la place et le droit des femmes dans le syndicat, personne d’autre ne le fera à leur place. Mais, quand les femmes veulent assumer leur double engagement féministe et syndicaliste, elles en font alors trois fois plus que les autres...