Entretien de Laurent Delcourt (CETRI, coordinateur de l’ouvrage BRICS : une alternative pour le Sud global ?), avec Agnès Adélaïde Metougou, activiste camerounaise, membre de la Plateforme d’information et d’action sur la dette (PFIAD) et de la Coordination du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM - Afrique).
* Réécouter ou visionner le webinaire organisé par le CETRI à l’occasion de la sortie de BRICS+ : une alternative pour le Sud global ? (collection Alternatives Sud) le 22 mai 2024.
* Et lire l’éditorial (signé Laurent Delcourt) de ce livre collectif : BRICS+ : une perspective critique.
Laurent Delcourt (CETRI) : En janvier 2024, les BRICS ont officiellement accueilli dans leur rang cinq nouveaux membres (Égypte, Éthiopie, Iran, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis). Désormais, les BRICS + représentent la moitié de la population mondiale et plus d’un tiers de la richesse produite dans le monde. Nombre d’observateurs·trices à gauche, au Nord comme au Sud, voient dans ce déplacement du centre de gravité économique un pas de plus vers la construction d’un modèle contre-hégémonique, anti-occidental, voire anti-néolibéral. Comment analysez-vous ce phénomène ? Quelles sont, selon vous, les implications géopolitiques et économiques de cette montée en puissance ?
Agnès Adélaïde Metougou : Avant la montée en puissance des émergents, le monde était extrêmement asymétrique. Les pays d’Europe de l’Ouest, les États-Unis et le Japon représentaient à peine 20% de la population, mais contrôlaient les trois-quarts de la richesse mondiale. Les BRICS sont venus relativiser cette hégémonie en créant de nouveaux pôles plus ouverts et dispersés sur le globe terrestre. Avec ces nouvelles adhésions, les BRICS regroupent des pays de tous les continents et diverses cultures, ce qui assure une représentation plus équilibrée de tous les segments de l’humanité. Le cosmopolitisme des BRICS permet de sortir du monde unipolaire dans lequel une seule civilisation imposait son refrain culturel et idéologique sans la moindre possibilité de négocier ou de choisir. Aujourd’hui, les BRICS contestent précisément l’hégémonie occidentale. Et peuvent proposer un contre-modèle aux structures économiques et politiques libérales dominantes, promues par les puissances occidentales. Sur le plan économique, cette situation autorise une diversification des partenariats et un élargissement des marchés, etc. Mais sur le plan politique, les Africain·es peuvent se saisir de cette opportunité pour rejeter, au moins en partie, les diktats imposés par les Occidentaux.
L.D. : Au dernier Sommet des BRICS qui s’est tenu à Johannesburg, en Afrique du Sud, leurs dirigeants ont précisément annoncé vouloir renforcer leur coopération avec le continent africain dans le cadre d’un partenariat d’égal à égal pour une croissance mutuellement accélérée, un développement durable et un multilatéralisme inclusif (comme le mentionne le titre de la déclaration finale). Comment ces annonces ont-elles été accueillies par la société civile africaine dont vous faites partie ? Et que doit-elle en attendre selon vous ?
A.A.M. : Pour les pays africains, il s’agit là d’une opportunité de premier ordre pour sortir des relations asymétriques qui les relient aux pays de l’OCDE, dont nombre d’anciennes puissances coloniales. Des relations qui ont toujours été empreintes de domination, d’assistanat et de paternalisme. On relève aussi l’engament des BRICS d’investir dans des domaines clés comme l’infrastructure, l’agriculture et le transfert des technologies que nous percevons comme des leviers importants pour stimuler la croissance économique et le développement durable en Afrique. On note aussi le soutien des BRICS à un multilatéralisme inclusif qui est aussi perçu comme un moyen de renforcer la voix de l’Afrique dans les forums mondiaux et de promouvoir un nouvel ordre international plus juste.
Nous avons cependant quelques préoccupations. D’abord, nous sommes conscient·es que la société civile, dans la plupart des pays africains, n’a ni le pouvoir ni les capacités de peser sur les négociations en vue d’accords équitables avec les puissances économiques des BRICS, ce qui pourrait donc effectivement conduire à de nouvelles formes de dépendance néocoloniale. Il y a aussi des inquiétudes quant à la transparence et la responsabilité des projets financés par les BRICS, concernant, en particulier, leur impact sur l’environnement, les droits humains et la gouvernance. Par-delà ces inquiétudes, la société civile africaine insiste, plus que jamais, sur la nécessité de faire en sorte que ce partenariat s’aligne sur les priorités et les objectifs de développement de l’Afrique et ne soit pas dicté par les intérêts de puissances extérieures.
Il n’en reste pas moins que, désormais, est donnée à l’Afrique la possibilité de traiter directement avec des pays dont la situation économique était identique à la leur il y a quelques décennies. Des pays qui, en tout état de cause, ont connu un parcours historique similaire. Et qui surtout ne traînent pas un lourd passé colonial. Les BRICS sont des partenaires très proches à plusieurs égards. De ce fait, ils sont davantage susceptibles de comprendre les attentes des pays d’Afrique. De mon point de vue, la société civile africaine ne peut donc qu’approuver cette rupture qualitative en matière de coopération internationale. Ce qu’elle attend surtout, c’est que les gouvernements africains négocient sur un même pied d’égalité, participent à des accords dans lesquels ils sont réellement parties prenantes. Nous voulons un réel partenariat transparent et inclusif qui respecte les priorités et les intérêts des Africain·es. Nous tenons aussi à ce que ces pays réalisent des investissements responsables et transparents, susceptibles de contribuer aux objectifs de développement durable. Nous espérons également un transfert effectif de technologies et de capacités. De même qu’un réel soutien en faveur d’un multilatéralisme inclusif. Les BRICS doivent œuvrer à la construction d’un ordre international plus juste et inclusif qui donne à l’Afrique une voix plus forte dans les affaires mondiales.
L.D. : Certes, ces puissances émergentes ne traînent pas de lourd passé colonial et partagent certains traits avec les pays africains, mais leurs profil et poids économiques actuels les en éloignent considérablement. Dans ces conditions, croyez-vous que les États africains soient réellement en mesure de traiter avec les BRICS+ sur un même pied d’égalité ?
A.A.M. : Par rapport à cette question de partenariat d’« égal à égal », nous pensons que la capacité de négociation des États africains doit impérativement être renforcée. Et pour ça, nous avons besoin d’une Afrique unie et coordonnée. Elle aura alors plus de poids dans les discussions avec les BRICS. Il faut que les dirigeants africains soient forts et visionnaires. Qu’ils soient en mesure de défendre réellement les intérêts de l’Afrique et négocier avec les BRICS des accords équitables. Nous pensons aussi que le continent doit diversifier ses partenariats en s’engageant avec d’autres acteurs internationaux. Cela permettra de réduire sa dépendance vis-à-vis des BRICS et d’autres. En conclusion, sur ce point, nous croyons que la coopération avec les BRICS offre un potentiel important pour la croissance et un développement mutuel. Il est cependant crucial, pour nous, que ce partenariat se fonde sur des principes d’égalité, de transparence et de responsabilité de manière à garantir qu’il profite réellement au peuple africain. La société civile, enfin, devrait jouer un rôle central dans les négociations pour s’assurer que les priorités et les intérêts de l’Afrique soient réellement pris en compte.
L.D. : On constate cependant que la matrice des échanges entre les pays africains et les membres des BRICS+ est particulièrement déséquilibrée, s’apparentant même à une relation Nord-Sud. L’Afrique exporte vers ces pays principalement des matières premières (minerais, pétrole, produits agricoles, etc.) et importe pour l’essentiel des produits manufacturés ou transformés. Dans ces conditions, ne redoutez-vous pas que cette relation ne renforce à terme la place subalterne du continent africain dans la division internationale du travail, en tant que fournisseur exclusif de matières premières, fermant ainsi la porte à toute possibilité de développement autocentré, industriel notamment ? Sachant l’appétit de ces nouvelles puissances, désireuses de sécuriser leur approvisionnent, pour les ressources africaines (et notamment pour les minerais de la transition), l’Afrique ne risque-t-elle pas de tomber dans de nouveaux rapports de domination et d’exploitation ?
A.A.M. : En fait, nous pensons que l’Afrique va occuper une place de plus en plus importante à l’échelle du monde. Tout d’abord sur le plan démographique. C’est le seul continent dans lequel la population s’accroît sans cesse. À moyen terme, il deviendra l’un des marchés les plus florissants. Et en même temps l’un des plus grands réservoirs de main-d’œuvre au monde. L’Afrique possède également de gigantesques réserves de matières premières inexploitées, de terres agricoles et de forêts. Il ne fait donc pour nous aucun doute que l’Afrique jouera à l’avenir un rôle stratégique. Mais il y a effectivement des risques, notamment sur le plan de la dépendance, qui pourraient se résumer comme suit.
Premièrement, l’accent mis essentiellement sur les exportations de matières premières risque de confiner le continent dans le seul rôle de fournisseurs de ressources pour les BRICS, ce qui pourrait finalement entraver la diversification de son économie et sa capacité à créer des industries à valeur ajoutée.
Deuxièmement, l’Afrique est confrontée à une forte volatilité des prix et à des termes de l’échange extrêmement défavorables. Les prix des matières premières connaissent de fortes fluctuations qui exposent les pays africains à des pertes énormes de revenus et à une importante instabilité économique. Qui plus est, les termes de l’échange, défavorables, peuvent réduire la valeur réelle de leurs exportations.
Troisièmement, l’exploitation intensive des ressources naturelles pour répondre à la demande des BRICS est susceptible de générer de nombreux problèmes environnementaux comme la déforestation, l’épuisement de nos ressources ou encore la pollution. D’où l’importance pour l’Afrique de s’assurer qu’elle bénéficie réellement des profits générés par cette exploitation des ressources et d’en modérer l’impact.
Enfin, il faut souligner quand même la dépendance excessive de l’Afrique vis-à-vis des puissances étrangères, y compris vis-à-vis des BRICS, en matière d’importations et d’exportations, qui risque de limiter l’autonomie économique et politique des pays africains, et les rendre vulnérables aux pressions et aux différentes manipulations externes. On le constate aujourd’hui dans notre relation avec la Chine.
De là, la nécessité pour le continent de promouvoir un développement autocentré. L’Afrique doit adopter une stratégie proactive. Elle doit impérativement développer de nouveaux secteurs économiques comme l’agrotransformation, les industries manufacturières et les services pour réduire sa dépendance vis-à-vis des matières premières. Il faut que le continent soit en mesure de transformer ses matières premières en produits à plus haute valeur ajoutée. Et de capter donc une plus grande part de la chaîne de valeur. Pour renforcer ses capacités, elle doit aussi investir dans la formation, la recherche et développement, ainsi que dans les infrastructures de manière à créer un environnement favorable à la croissance industrielle de nos pays. Il faut aussi améliorer le pouvoir de négociation des pays africains, ce qui leur permettrait d’obtenir des prix justes pour leurs matières premières et accéder à de nouveaux marchés plus prometteurs. Il faut enfin promouvoir l’intégration régionale, renforcer le commerce intra-africain, les liens économiques entre les différents pays d’Afrique.
L’Afrique peut accélérer le destin en adoptant ces diverses stratégies. Il faut qu’elle mutualise ses forces. C’est pourquoi ce regroupement est pour moi capital. Comme le dit chez nous l’adage, « l’avenir du monde est dans les grands blocs ». Et ceci est d’autant plus vrai qu’en Afrique, la majorité des pays sont petits et peu articulés. Ils doivent naturellement mutualiser leur coopération internationale et se présenter en bloc. S’ils ne le font pas, tous les problèmes exposés plus haut perdureront. Pour moi, l’Union africaine est un outil très important de ce point de vue.
En guise de conclusion, on peut dire que la relation commerciale entre les BRICS et l’Afrique présentent des défis importants, mais aussi des opportunités pour amorcer un développement autocentré. Mais cela passe par une stratégie proactive de diversification économique, de valorisation de ses ressources, de renforcement de ses capacités industrielles et de ses capacités de négociation et, bien sûr, par l’achèvement du processus d’intégration régionale. À ces conditions, l’Afrique pourra se libérer de cette dépendance du passé et s’engager sur la voie d’un développement durable et inclusif. Il est crucial de transformer la dépendance actuelle en une relation de partenariat mutuel (d’égal à égal) qui soit bénéfique pour l’Afrique.
L.D. : La nouvelle Banque de développement des BRICS suscite beaucoup d’intérêt en Afrique, en particulier parce qu’elle se distingue des institutions financières classiques (Banque mondiale) par l’absence de conditionnalités souvent perçues et dénoncées comme une imposition de type néocolonial (en plus d’avoir entraîné nombre de pays dans une spirale d’endettement). Certes, côté pile, cela donne une plus grande marge de manœuvre politique aux États africains, mais, côté face, cette absence de conditionnalités (notamment en matière de gouvernance et de droits humains) ne risque-t-elle pas de soustraire certains gouvernements (autoritaires, corrompus ...) à l’obligation de rendre des comptes à leur population, tout en confortant certaines pratiques ?
A.A.M. : Sur cette question, je pense que la Déclaration de Paris en 2005 (sur l’efficacité de l’aide) avait prescrit aux partenaires des pays africains d’allier leurs actions aux préoccupations définies par les Etats eux-mêmes. Elle visait déjà à limiter les abus des partenaires extérieurs qui venaient parasiter les priorités nationales en imposant les leurs. Malheureusement, cette déclaration n’a jamais été suivie d’effets, selon nous, car les partenaires occidentaux ont continué à s’immiscer dans les politiques africaines en leur imposant leurs problématiques politiques, culturelles et environnementales.
Les conditionnalités demandées par les institutions internationales concernent essentiellement la gouvernance ou repose sur des choix culturels. Elles se traduisent par une immixtion intempestive et inopportune. C’est pourquoi il faut considérer cette nouvelle Banque des BRICS à l’aune de cette immixtion. Elle est moins regardante sur les choix politiques et la morale. Elle est plus respectueuse de la souveraineté du pays et favorise une appropriation plus concrète. Elle a des caractéristiques qui correspondent bien mieux aux exigences des pays africains. On ne peut certes pas nier que cette plus grande flexibilité de la banque des BRICS élargit la marge de manœuvre des dirigeants. Cela évidemment peut les soustraire à certaines obligations comme le respect de la démocratie. Mais pour nous, ce n’est encore qu’une virtualité. Sur cette question, on peut d’ailleurs rétorquer que les conditionnalités des bailleurs occidentaux n’ont pas préservé ces pays de la dictature et moins encore des crises de surendettement. Pour nous, l’adaptabilité de cette nouvelle banque lui donne la possibilité de mieux négocier les réformes politiques et sociales avec ses partenaires africains et de mieux tenir compte des contextes spécifiques.
Bien sûr, il appartient aux pays africains d’adopter une stratégie proactive pour tirer parti des avantages potentiels des bouleversements géopolitiques et économiques majeurs qui se profilent à l’horizon, tout en préservant leur intérêt et leur autonomie. Si on ne fait pas cela, on ne va pas s’en sortir. Cette nouvelle banque leur offre cette opportunité. L’Afrique, grâce aux BRICS, bénéficiera d’un accès accru aux financements et investissements indispensables pour stimuler le développement des infrastructures essentielles en Afrique.
L.D. : Dès lors que les financements des différents membres des BRICS – et en particulier ceux de la Chine – sont octroyés sans garde-fous (ou très peu), en tant qu’activiste qui lutte contre la dette des pays du Sud, ne craignez-vous pas que ces nouveaux prêts, sans contrôle public, servent d’abord les intérêts d’une petite élite au pouvoir (aux dépens de la majorité) et fasse basculer le continent dans une nouvelle spirale d’endettement ?
A.A.M. :Le risque est évident comme toujours dans ce genre de circonstances. En l’absence de garde-fous, les dirigeants ont toute latitude pour utiliser ces ressources comme bon leur semble, et de les affecter prioritairement à leurs propres besoins somptuaires et à la perpétuation de leur hégémonie politique et sociale. Toutefois, nos pays n’ont pas attendu les financements chinois pour se surendetter. Pour éviter ce risque, nos institutions devraient être configurées de la meilleure manière possible. Le contrôle des dépenses devrait relever en priorité d’un parlement librement élu. Il faut plus de décentralisation, de contre-pouvoirs. Il faut favoriser aussi l’émergence d’une opposition forte et d’une société civile éclairée qui puissent veiller à ce que le pouvoir soit davantage transparent et le soumettre à l’obligation de rendre des comptes. Il faut aussi que cette société civile puisse s’impliquer dans les processus de décisions prises dans le cadre des projets financés par les BRICS afin que ces derniers répondent strictement aux besoins et aux priorités de la population. Si nous ne parvenons pas à achever ces différents processus, nous ne parviendrons pas à inverser la tendance.
L.D. : Quels sont précisément les projets qui sont financés par les pays des BRICS sur le continent africain ?
A.A.M. : Alors, il y a tout ce qui concerne les infrastructures routières et les énergies renouvelables. Il y a aussi tout un projet portant sur la sécurité. Les BRICS en effet sont devenus des partenaires en matière de sécurité dans différents pays africains. Au Cameroun, que je connais bien, le ministère des communications a notamment développé un programme de développement d’infrastructures en matière de communication, qui a été financé par les BRICS. Ce sont là autant de domaines dans lesquels les BRICS ont investi ces dernières années.
L.D. : Les BRICS ont annoncé leur intention de créer une nouvelle monnaie pour se débarrasser de la dépendance au dollar et utilisent depuis peu leurs propres monnaies dans leurs échanges. En quoi cette dédollarisation peut-elle être intéressante pour le continent africain ?
A.A.M. : On le sait, le dollar joue un rôle important sur le plan international. Il s’impose comme le moyen de paiement privilégié entre les pays – y compris lorsque les échanges ne font pas intervenir les États-Unis. Ce rôle que joue actuellement le dollar n’est pas régulé par un contrôle international. Le dollar est une monnaie internationale certes, mais qui est contrôlée par un seul pays. On se retrouve donc dans une situation où les échanges internationaux se font avec une monnaie dont la gestion obéit non pas aux besoins desdits échanges, mais aux exigences de la politique intérieure d’un pays qui ne se prive pas de manipuler cette monnaie à son profit. Les États-Unis peuvent émettre des dollars sans contrepartie et apurer ainsi leur propre dette par un simple jeu d’écriture. Cette situation absolument malsaine est dénoncée depuis plusieurs années. Pour nous, la monnaie des BRICS apparaît comme une première tentative sérieuse de mettre un terme à cette situation – à savoir la possibilité d’avoir accès à une monnaie vraiment articulée aux impératifs des échanges internationaux.
L.D. : On assiste ces dernières années à une sorte de renaissance du panafricanisme. Comment l’expliquer ? Quel est son projet ? Constituera-t-il à l’avenir une force de changement à l’échelle du continent avec laquelle il faudra compter ?
A.A.M. : Le panafricanisme (courant qui promeut l’unité et la solidarité entre les peuples africains) ne date pas d’aujourd’hui. Il est né au début du 20e siècle dans les milieux intellectuels afro-américains et antillais dans un contexte de lutte idéologique contre la discrimination raciale et la colonisation. Il entendait unir à l’époque les Africain·es et les descendant·es d’esclaves africain·es dans un même sentiment de fierté pour le passé et les valeurs africaines. Aux États-Unis, le mouvement des droits civiques a rejoint la lutte pour l’indépendance des pays africains. Et puis, plusieurs congrès panafricains ont favorisé l’émergence d’un véritable mouvement politique dont Kwame Nkruma, père de l’Organisation de l’unité Africain (l’ancêtre de l’actuelle Union africaine), deviendra le leader. Ce panafricanisme politique va jouer un rôle important dans la décolonisation jusqu’à ce qu’il soit réduit à une simple philosophie au lendemain des indépendances. Mais depuis quelques années, le panafricanisme suscite en effet un regain d’intérêt en Afrique qui est alimenté par plusieurs facteurs.
Premièrement, cette renaissance s’explique par une prise de conscience commune des pays africains de partager de nombreux défis : pauvreté, inégalités, conflits, dépendances économiques et effets du changement climatique. Les Africain·es partagent également un même sentiment de frustration par rapport à l’incapacité des gouvernements nationaux à relever ces défis. Ce qui milite en faveur d’une solution continentale.
Le deuxième facteur, qui explique cette renaissance du panafricanisme, c’est selon moi le succès de l’Union africaine. On a pu constater (en 2002), le rôle important qu’elle a joué dans la promotion de la paix, de la sécurité et du développement en Afrique. Ces succès ont renforcé la conviction selon laquelle une Afrique unie a un potentiel de collaboration à l’échelle continentale.
Le troisième facteur est lié à la caractéristique de la population africaine elle-même qui est aujourd’hui majoritairement jeune et très connectée. Cette jeunesse dynamique, avide de changement, est désormais davantage susceptible d’être attirée par les idées panafricanistes.
Le quatrième facteur important pour moi, enfin, c’est la mondialisation qui a conduit à une conscience accrue d’une identité africaine commune et de la nécessité pour l’Afrique de s’affirmer sur la scène internationale en renforçant son unité politique, son intégration économique, son autonomie et son autodétermination. Le panafricanisme aspire à ce que l’Afrique se libère de sa dépendance vis-à-vis des puissances extérieures pour prendre enfin son destin en main. Le mouvement panafricaniste cherche ainsi à promouvoir l’histoire et la culture africaines et revendique des valeurs communes.
À l’évidence, une Afrique unie sera bien plus à même de relever les défis communs que sont la pauvreté, les inégalités et les conflits qui surgissent au jour le jour. Si l’Afrique n’est pas unie, on ne pourra pas résoudre ces problèmes. Une intégration économique accrue pourrait stimuler le commerce, les investissements et la création d’emplois. Une voix africaine unie plus forte sur la scène internationale permettra de mieux défendre les intérêts du continent. Une Afrique unie sera aussi moins sujette aux conflits armés internes. Le panafricanisme peut, selon moi, contribuer à renforcer un sentiment d’identité africaine commune et à promouvoir la tolérance et le respect de la diversité. En conclusion, le panafricanisme est un mouvement porteur d’espoir pour une Afrique unie et prospère. Il a le potentiel de relever les nombreux défis auxquels le continent est confronté et de créer un avenir meilleur pour l’ensemble des Africain·es. Cependant, il importe de reconnaître que les défis et limites auxquels il fait face sont énormes. Le panafricanisme va naturellement dans le bon sens de l’histoire. Malheureusement, sa matérialisation en un projet politique concret est assujettie à de nombreuses limites (contraintes), la plus importante étant la souveraineté des États à laquelle les dirigeants sont fortement attachés.
Agnès Adélaïde Metougou
Laurent Delcourt
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