Le séisme avait déjà eu lieu en 2002 quand Jean-Marie Le Pen fut qualifié pour le second tour des élections présidentielles avec 17,5%. Les répliques n’ont cessé d’être de plus en plus fortes jusqu’à ce mois de juin 2024 où l’extrême-droite est sur la dernière marche aux portes du pouvoir.
Quand nous avons publié Contre le fascisme (1) en 2015, il y a quasiment dix ans, dans notre introduction (« dernière station avant l’abattoir » (2), nous contextualisions bien sûr les écrits de Trotsky dans l’entre-deux-guerres, moment où il appelle à combattre un phénomène inédit, le fascisme, pressentant également la marche à la guerre et, visionnaire, annonçant dès 1938 l’extermination des Juifs.
Mais pour nous il ne s’agissait pas, en tous cas pas uniquement, de faire œuvre d’historiens. Il fallait éclairer le moment présent, en montrant les continuités entre les fascismes d’hier et ceux d’aujourd’hui malgré les nouveaux habits dont ils se sont revêtus. Ils roulent en 4x4 (p. 56) désormais, et puisqu’il faut passer par des élections pour arriver au pouvoir, montrer patte blanche en déclarant être désormais des « démocrates », ils revêtent les habits des hommes et des femmes qu’on rencontre dans les cabinets ministériels, les directions d’entreprises.
Finalement ils deviennent « respectables », et à force de déguisement d’une part, d’impasses du néolibéralisme gouvernant et d’effondrement des forces politiques traditionnelles d’autre part, ils arrivent à convaincre. À la veille des élections législatives françaises le patronat, grand ou petit, est prêt à tenter l’« expérience ». Il y a certes les promesses d’allègement d’impôts et de cotisations sociales, (injustement dénommées « charges ») mais aussi du rétablissement de l’autorité. Certes le RN et ses alliés ne déclarent pas vouloir interdire les syndicats, ils veulent simplement restreindre leur liberté d’action, expliquant qu’ils ne doivent « pas faire de politique », restreindre le droit de grève notamment dans les services publics.
Nous expliquions comment, dans la formation sociale du 21e siècle, l’ancienne petite bourgeoisie d’artisans, commerçants, professions libérales, agriculteurs qui avait constitué la base de masse du fascisme des années 1930 avait vu sa part réduite face à la montée du salariat, c’est à dire du prolétariat moderne d’ouvriers, employés, techniciens et cadres. Mais le déclassement ressenti par une partie de ce salariat, qu’on nomme du terme confus de « classe moyenne » pour le séparer de sa classe, en a fait un terreau privilégié pour le poison brun. Le fascisme nouveau veut dresser ces travailleuses et travailleurs à l’assaut des forteresses des « privilégiés », c’est-à-dire dans leur langage des fonctionnaires, des ouvriers à statut, des étrangers qui auraient droit à « tout » : logements sociaux, allocations familiales, soins gratuits, sans oublier les chômeurs aux indemnités supérieures à ce que gagnent « ceux qui travaillent vraiment ».
Les politiques néolibérales menées par les gouvernements de gauche, la réduction des effectifs des partis réduits à l’activité de leurs élus, les difficultés du mouvement syndical à comprendre les évolutions des mondes du travail, et la crise du mouvement associatif lui-même, ont laissé sur le bas-côté des millions de travailleurs et travailleuses, travaillant dans de petites entreprises, vivant dans des territoires où petit à petit les services publics disparaissent. Le mouvement ouvrier a gagné en institutionnalisation ces dernières décennies, il a en grand partie perdu la fonction de socialisation qui fut la sienne. Les Gilets jaunes en ont été un symptôme, une alerte, tant ce mouvement a permis à ses participants de remettre du lien entre les individus, les sortir de leur isolement pour se tenir ensemble aux ronds-points, dans les manifestations.
C’est cette « poussière humaine » (p. 52) comme l’écrivait Trotsky – non dans un sens péjoratif mais comme un constat sociologique – en recherche de communauté et de sens, à qui le fascisme a donné un drapeau, c’est elle qu’agrège électoralement le RN aujourd’hui.
Alors, pour se rassurer, certains à droite, mais aussi à gauche, expliquent qu’après tout le RN ce n’est ni Mussolini, ni Hitler. Ni Orban en Hongrie, ni Meloni en Italie n’ont interdit les partis, dissous les parlements, mis en place des camps de concentration. Ce serait juste une droite un peu plus autoritaire, et donc après Bardella/Le Pen l’expérience sera faite et ce sera le retour vers la gauche des couches populaires qui reconnaîtront enfin les vrais défenseurs de ses intérêts.
Illusion ! Voyez ce qui est arrivé quand Hitler a pris le pouvoir alors que le Parti communiste allemand et Staline à Moscou affirmaient « Après Hitler, ce sera Thalman » (dirigeant du Parti communiste allemand). Sous les vestons-cravate les chemises brunes.
Si l’on veut avoir un exemple, un modèle type du fascisme du 21e siècle, il faut regarder vers la Russie de Poutine. Là aussi, il y a élections, pluripartisme, syndicats. Il a fallu vingt ans à Poutine pour, petit à petit, par étapes, parvenir à une société baillonnée, en voie de militarisation sur fond de guerre d’agression, où toute volonté indépendante de s’organiser est systématiquement brisée, avec des médias totalement sous contrôle étatique avec imbrication entre État/oligarques/Église orthodoxe/truands et milices au service de la « grande Russie ». Nul besoin de grands camps, des milliers d’emprisonnements, des amendes, la menace d’être classé comme « agent étranger », etc. suffisent à faire régner la peur, peur ne serait-ce que de partager ses sentiments auprès de ses relations.
Il ne faut pas sous-estimer les fascismes contemporains. Sans être identiques ils sont comparables et proches, hier et aujourd’hui, en France et dans le monde. C’est une menace réelle qui s’installe, gangrène les corps sociaux, et une fois au pouvoir les institutions.
La victoire nazie fut le prix payé par la société et le prolétariat allemands de l’incapacité des communistes et des socialistes de faire front commun. Pire, le PC allemand qui en avait la responsabilité historique refusa une politique de front unique de défense en concentrant ses coups sur les sociaux-démocrates. Ces derniers étaient aussi responsables, par les politiques menées, des reculs du mouvement ouvrier. Mais ce fut une folie suicidaire de refuser de se défendre, de frapper ensemble tout en marchant séparément. Les nazis, une fois au pouvoir, ne firent pas, eux, de différences entre communistes et socialistes. L’unité se fit, dans les prisons et les camps.
A voir le moment actuel, on a l’impression que les leçons n’ont pas été tirées, pas totalement, pas par tous. C’est la pression de la rue, l’ampleur de la vague RN qui se dessine qui a contraint les partis de gauche à faire de nouveau front populaire. Or, la concurrence partisane, les ambitions individuelles que l’on voit, que l’on sent, montrent la fragilité de la conviction unitaire bâtie dans l’urgence – contrairement au Front populaire de 1936, conçu dès 1934, dont le programme fut élaboré en janvier 1936 cinq mois avant les élections, regroupant partis, syndicats, associations.
Le besoin est là. Si l’alliance se limite à celle de partis désireux de sauver les meubles, elle évitera peut-être le pire dans l’immédiat, mais ce ne serait qu’un sursis, un de plus, et des plus fragiles.
Il faut se regrouper entre organisations politiques, syndicales, associatives, à tous les échelons, avec dès maintenant, dans les villes et les quartiers, toutes les citoyennes et citoyens ayant le désir d’agir.
Avec ces comités, ce nouveau front populaire, quelque soit l’issue des élections, on peut reconstruire l’espoir comme bâtir la résistance.
Les textes de Contre la fascisme sont d’une actualité brûlante alors que la guerre est déjà là en Europe avec l’agression de la Russie de Poutine, et que la menace fasciste se concrétise.
La France et l’Europe sont sur le point de brûler, il n’est plus temps de regarder ailleurs.
ROBI MORDER
(1) Léon Trotsky, Contre le fascisme, 1922-1940, textes rassemblés et annotés par Patrick Le Tréhondat, Robi Morder, Irène Paillard et Patrick Silberstein, Paris, Syllepse, 2015.
(2) Disponible en télécharment sur : https://www.syllepse.net/syllepse_images/divers/derniere_station_avant_l_abattoir.pdf