« Viens« Viens, sale gauchiste, on va dans la rue à côté pour régler nos comptes. » En se rendant à la cérémonie d’hommage à Missak et Mélinée Manouchian ce 21 février sur l’esplanade des Partisans à Albi (Tarn), Matéo ne s’attendait pas à cet accueil. Arrivés parmi les premiers, deux hommes, vêtus de noir, cagoule sur la tête, foncent sur lui avec l’envie d’en découdre. L’intervention de plusieurs personnes évitera la confrontation.
Depuis de nombreuses semaines, Matéo, étudiant en sociologie, est clairement ciblé par des militants du groupuscule d’extrême droite Patria Albiges qui sévit dans la ville où Jean Jaurès fut professeur, puis où, député, il prononça son fameux discours à la jeunesse. « Ils viennent distribuer des tracts à la sortie des cours et attendent que je sorte. Des agents de l’université sont obligés de me raccompagner jusqu’à ma voiture régulièrement. »
Matéo, membre du SEL-CGT (syndicat étudiant et lycéen), a été agressé par trois militants de ce groupuscule il y a quelques mois. Il s’est fait repérer dans les manifestations contre la réforme des retraites l’année dernière alors qu’il brandissait un drapeau antifa. « Dans chaque manifestation, il y a au moins un de leurs militants qui prend des photos pour identifier les jeunes qui s’engagent, assure-t-il. Ils savent tout sur moi, mon lieu d’habitation, l’heure à laquelle je sors des cours. Je retrouve leurs stickers collés partout autour de mon lieu de travail. »
Après son agression, Matéo a porté plainte et le porte-parole du groupuscule a été condamné en avril 2023, une semaine après les faits, à huit mois de prison avec sursis, interdiction de port d’arme et interdiction de rentrer en contact avec Matéo. Mais les persécutions n’ont pas cessé. Élisa, engagée dans la même organisation que Matéo, a aussi été menacée en pleine rue : « Dès qu’on est militant de gauche, on n’est pas en sécurité », dit-elle en constatant que certain·es abandonnent leurs responsabilités par crainte.
Patria Albiges n’est pas la seule organisation à inquiéter Matéo et Élisa. Sinisha Milinov, militant d’extrême droite de cette organisation et ancien cadre des Remparts à Lyon (Rhône), est en effet un proche de la Cocarde, qui agit de plus en plus sur les campus. Lors des élections au Crous en février, cette organisation s’est présentée dans plus de la moitié des académies contre deux seulement lors du scrutin précédent. « C’est tristement historique et très inquiétant », alerte Hania Hamidi, secrétaire générale de l’Unef, pour qui « ils sont en dynamique sur l’ensemble du territoire ».
La Cocarde, scission de l’UNI, proche de Reconquête et du Rassemblement national (RN), a été créée en 2015 et connaît un nouvel essor depuis 2022 et l’élection présidentielle. Contrairement à toutes les organisations qui se présentent aux élections, elle n’a construit aucun discours portant sur les conditions de vie des étudiants et étudiantes.
Se revendiquant comme la nouvelle droitesur son site internet, elle considère que « labataille des idées relève [...] d’une dimension supérieure à celle des conditions matérielles ». Parmi ces idées, on retrouve les plus classiques de l’extrême droite : la détestation de l’immigration, le fantasme d’un passé glorieux du peuple français et l’idée d’un clivage racial en lieu et place d’un clivage social.
Ainsi, malgré les tentatives du RN pour freiner la carte identitaire de la Cocarde, celle-ci n’a pu s’empêcher en novembre dernier d’exprimer sa solidarité avec Götz Kubitschek, qui a été ciblée par des actions antifascistes en Autriche. Götz Kubitschek, activiste allemand d’extrême droite, rêve d’une Allemagne racialement et culturellement homogène, comme l’expliquait Médiapart, et n’hésite pas à parler de « guerre civile intellectuelle ».
Des tentatives d’intrusion de plus en plus nombreuses
Mais cette bataille culturelle n’est pas la seule menée par les organisations d’extrême droite. Identifier et repérer les lieux de vie des militant·es, menacer pour décourager : si la méthode n’est pas nouvelle, de nombreux étudiants et étudiantes se plaignent d’une généralisation du procédé. À Reims (Marne) l’année dernière, après des altercations violentes entre militants syndicalistes et groupuscules néofascistes, Fayna Yachir, responsable de l’Union étudiante, se souvient d’une « nuit d’horreur où des hommes cagoulés ont essayé de pénétrer chez deux camarades, en tapant sur leur porte, en faisant des saluts nazis aux fenêtres, avec une voiture qui faisait des rondes et des “ratonnades” ».
À La Roche-sur-Yon (Vendée), Ludivine*, syndicaliste étudiante, raconte une scène similaire. En sortant d’un cours à l’IUT à la nuit tombée cet hiver, elle aperçoit une voiture qui la suit. « Ils m’ont interpellée, puis m’ont posé plein de questions farfelues, ils voulaient me décourager », soutient-elle. Depuis qu’elle a été élue au sein du conseil d’administration de l’université, ses déplacements personnels au sein de la ville vendéenne sont devenus compliqués. « Beaucoup d’étudiants ont pris peur,poursuit-elle, et ils sont nombreux à avoir suspendu leur engagement militant au sein du syndicat. »
À Besançon (Doubs), c’est « une tentative d’intrusion » chez une militante qui a inquiété Timo, de l’Union étudiante. À Mulhouse (Haut-Rhin), un collectif anti-CSTE relayé par les groupes d’extrême droite a vu le jour. La Communauté solidaire des territoires de l’Est, membre de l’Union étudiante, est très implantée sur le campus. Axel, l’un de ses dirigeants, a considéré des stickers anti-CSTE sur sa boîte aux lettres comme une menace potentielle.
À côté de la Cocarde et des différents groupes d’extrême droite, l’UNI se revendique comme une organisation traditionnelle de la droite universitaire depuis 1968 et assure entretenir de bons liens avec Les Républicains (LR). Mais les militants vendéens du collectif Bast’Yon de résistance sont affirmatifs : la droite républicaine et l’extrême droite, qu’elle soit royaliste ou pétainiste, nouent régulièrement des alliances. Ce serait notamment le cas de l’UNI et de l’Action française.
En 2022 et 2023, le collectif Touche pas à ma statue fait parler de lui aux Sables-d’Olonne (Vendée) et à l’île de Ré (Charente-Maritime). Remettant en cause le principe de laïcité édicté par la loi de 1905, cette association va pourtant obtenir le soutien de l’UNI. Parmi les manifestants, on retrouve des militants de l’Action française, comme Augustin Richard, et ceux de l’UNI, comme Sacha Payraudeau ou Antoine Vermeulen, qui ont été responsables de la section départementale.
Mouvement politique nationaliste et royaliste, l’Action française a été fondée à la fin du XIXe siècle afin de structurer le camp antidreyfusard. Fidèle au régime vichyste tout au long du conflit mondial, l’Action française a été animée par Charles Maurras, figure notoire de l’antisémitisme en France, et continue de tenir des propos antisémites, comme l’a rappelé France Inter.
Fayna Yachir, de l’Union étudiante Reims, confirme qu’il existe une alliance entre l’UNI et des groupes violents d’extrême droite. Pour elle, ceux qui ont distribué des coups de poing aux militants rémois sont aussi à l’UNI : « Nous les avons identifiés, ils se concertent quand il y a une action à mener contre les mobilisations étudiantes. »
Nous sommes les seuls à nous dire fièrement de droite. Nous avons une longue histoire institutionnelle, des parlementaires et d’anciens ministres sont issus de nos rangs. La Cocarde, elle, ne se dit pas de droite.
Yvenn Le Coz, président de l’UNI
Ritchy (voir en boîte noire), militant racisé de l’Union pirate de Nantes (Loire-Atlantique), a lui aussi fait les frais de cette alliance. Alors qu’il se faisait traiter de sauvageon lors des élections étudiantes en novembre dernier par des militants de l’UNI, « sans aucun motif », assure-t-il, il pousse la provocation en affirmant « emmerder la race blanche ». « C’était pour me défendre du racisme que je subissais. Ils m’ont touché, je voulais les toucher », explique-t-il. Filmée puis diffusée sur les réseaux sociaux, cette scène fait le tour de certains médias en novembre dernier. Le lendemain, Ritchy se fait reconnaître puis agresser violemment dans le tramway.
Alors qu’il se rend au commissariat pour porter plainte, il a la surprise d’être interrogé par les policiers qui l’accusent de racisme. Une plainte a en effet été déposée la veille par les militants de l’UNI à la suite de ses propos sur la race blanche. Les menaces à l’encontre de Ritchy ont ensuite continué en janvier, avec des inscriptions sur les murs du campus : « Le nèg** Ritchie t’es cuit », assorti de cœurs vendéens, symboles de la fidélité au roi et à l’Église.
Pour Yvenn Le Coz, président de l’UNI, son organisation « n’a rien à voir avec ces violences ni avec la Cocarde ou autre groupuscule identitaire ». Certes, il constate un manque à gagner en termes de voix depuis que la Cocarde dépose des listes aux élections universitaires, mais il maintient une distance : « Nous sommes les seuls à nous dire fièrement de droite. Nous avons une longue histoire institutionnelle, des parlementaires et d’anciens ministres sont issus de nos rangs. La Cocarde, elle, ne se dit pas de droite. »
À Nantes, Martin, de l’Union pirate, soutient malgré tout l’hypothèse d’alliances tactiques entre l’UNI et l’extrême droite, avec pour preuve un cliché publié sur Instagram réunissant Alix Gandon, Max Rivet et Luciana Pied, trois dirigeants de l’UNI à Nantes et Marion Maréchal, membre du parti Reconquête. En septembre dernier, Max Rivet, trésorier de l’UNI, s’affichait pourtant avec Gérard Larcher, président du Sénat. « Chacun est libre de rencontrer qui il veut dans notre organisation », défend Yvenn Le Coz avant d’ajouter que « Reconquête n’est ni raciste ni violent ».
De fait, l’UNI entretient aussi des liens rapprochés avec le RN, comme en témoigne l’organisation d’une conférence sur la défense nationale par la section de Toulon dans les locaux du député lepéniste du Var Franck Giletti.
Bataille sur les conférences dans les universités
Caen, Brest, Nantes, Aix-en-Provence, Tours, Rennes, Clermont-Ferrand, Rouen… : quelle université française n’a pas été ciblée par des graffitis d’extrême droite depuis la rentrée 2023 ? Des croix gammées majoritairement, mais à Chambéry, les étudiant·es ont eu la surprise de découvrir le 25 mars des affiches glorifiant le maréchal Pétain collées sur les murs du campus.
Le 21 mars dernier, à Saint-Étienne (Loire), un groupe d’étudiants a reproduit un salut nazi au sein de la bibliothèque universitaire du campus. À Toulouse (Haute-Garonne), un autre cliché qui circule dans les milieux militants montre un homme faisant un salut nazi face à un drapeau français au sein même des locaux de l’UNI de l’université du Capitole. Yvenn Le Coz, de l’UNI, ne reconnaît pas de tels actes et tient à rappeler que son « organisation est gaulliste et donc ne peut pas être extrémiste ». Il ajoute que si l’un des membres de l’UNI était l’auteur d’un salut nazi, « il serait exclu sur-le-champ ».
Pour Raphaël Montazaud, président de l’Unef à Toulouse, rien de moins sûr, car « l’UNI sent qu’elle perd pied, qu’elle perd de l’emprise sur ses bastions ». À Toulouse, la Cocarde a récemment essayé de se développer au détriment de l’UNI avant d’annoncer une pause. Raphaël Montazaud a d’ailleurs été victime récemment d’un harcèlement en ligne. « J’ai d’abord été traité de sale youpin par des militants de l’UNI et de la Cocarde, qui sont en fait les mêmes », rappelle-t-il. Un rassemblement avait alors eu lieu pour le soutenir. De son côté, l’UNI a porté plainte pour « diffamation ».
Ainsi fait rage une bataille qui vise à interdire les meetings au sein des universités au nom de la lutte contre l’antisémitisme, comme le montre la pétition lancée par l’UNI contre la tenue de la conférence de Jean-Luc Mélenchon à Lille (Nord). Galvanisé par l’annulation de deux conférences quelques jours plus tôt et par le soutien d’élus LR, Yvenn Le Coz défend l’idée de neutralité des universités.
C’est à ce titre que l’UNI est parvenue à faire annuler à Angers (Maine-et-Loire) une fête antifasciste prévue également le 18 avril. Cependant, à Rennes (Ille-et-Vilaine), c’est surtout une lettre anonyme menaçante qui a servi à la direction d’université pour faire annuler in extremis la conférence du 10 avril. L’université a depuis porté plainte pour « menace de mort » et « divulgation de fausses informations ». Une enquête a été ouverte.
De l’autre côté, l’UNI ou la Cocarde parviennent à tirer leur épingle du jeu. L’UNI organise des conférences d’apparence dépolitisée, comme à Aix-Marseille, le 20 mars dernier, avec un forum des métiers pour les étudiant·es en économie ou en droit et une conférence sur les addictions au campus de lettres et sciences humaines. À Grenoble (Isère), le 28 mars dernier, elle invitait les étudiant·es, juste avant les élections universitaires, à une conférence sur le métier d’avocat. Cette conférence a été maintenue malgré un appel au contre-rassemblement. « Un prétexte pour diffuser son idéologie nauséabonde », ont dénoncé les organisations syndicales, qui ont finalement obtenu son annulation.
À Nantes, le 20 mars dernier, c’était « une conférence de l’UNI sur l’OAS et l’Algérie française avec deux vétérans de la guerre qui étaient présents sur le campus », rappelle Martin, de l’Union pirate. La Cocarde, elle aussi, a obtenu l’autorisation de l’université Paris-Panthéon-Assas pour sa conférence le 6 mai prochain, sur les « dérives de l’idéologie transgenre » avec Dora Moutot et Marguerite Stern, autrices du livre polémique Transmania.
Une forme d’attentisme des autorités
La situation n’inquiète pas particulièrement le ministère de l’enseignement supérieur, qui renvoie dos à dos les différentes parties et affirme à Mediapart lutter contre « l’ensemble des incitations à la haine ». Cette posture est-elle suffisante face à la stratégie d’implantation de l’extrême droite ? Si l’université de Chambéry (Savoie) ou celle de Besançon ont par exemple porté plainte contre les collages racistes et pétainistes, certaines universités sont dans l’embarras pour trier les demandes des associations étudiantes.
C’est le cas notamment de l’université de Paris I, qui a autorisé l’envoi par des militants de la Cocarde d’un mail aux étudiant·es de l’université alors que cette organisation n’est pas représentative. Dans son message, la Cocarde dénonce « cette fameuse tyrannie de la bien-pensance [qui] gangrène nos campus » et invite à rejoindre « le combat contre le wokisme, l’islamo-gauchisme et l’indigénisme ». Le service communication n’a pas donné suite à nos questions sur ce sujet.
Ils sont très forts et dès qu’on dénonce leurs actions, il y a des dizaines de menaces immédiatement sur les réseaux.
Si la Cocarde et l’UNI réussissent en effet à visibiliser leurs actions sur le territoire, leur audience n’est cependant pas si évidente. Rassemblant moins de 20 % des voix cumulées lors des élections aux Crous, elles sont bien moins représentatives, d’un point de vue électoral, que les partis politiques auxquels elles se réfèrent (LR, RN, Reconquête).
Pour Magali Della Suda, le collectif Némésis réussit à percer car ses membres « sont aidées par certains groupes de presse et leur stratégie correspond à celle de Bolloré [propriétaire de plusieurs médias – ndlr] ». Sur Instagram, leurs militantes affirment avoir comme objectif principal d’« inonder la Toile et de gagner en visibilité ». Revendiquant 150 militantes, ce collectif pourrait en réalité ne réunir qu’une dizaine de personnes d’après Magali Della Suda.
« Il y a un effet meute », analyse Clara Privé, élue au Cnous pour l’Unef. Après avoir décrypté le programme de la Cocarde début janvier dans un thread sur X, Clara a subi trois vagues de harcèlement sur le même réseau. « Les critiques ne sont que sur mon physique mais il n’y a aucune réponse sur le fond », assure-t-elle. « Quand ils arrivent, ils n’arrivent pas à dix mais à soixante », expliquant les bonds d’audience de leurs tweets.
« Ils sont très forts et dès qu’on dénonce leurs actions, il y a des dizaines de menaces immédiatement sur les réseaux », remarque Maé Bouteille, vice-présidente de la FAGE. Robinson Rossi, président de l’Union étudiante à Grenoble, partage cette analyse : « Un basculement s’est fait en quelques années, ils parviennent à être très visibles sur la Toile alors qu’on ne les voit jamais sur le terrain. »
* Les prénoms ont été modifiés.
Le prénom de Ritchy avait été mal orthographié, nous l’avons corrigé le 6 mai.
Germain Filoche
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