Les journalistes peuvent avoir les meilleures sources, aucun n’a accès au cerveau de Vincent Bolloré. Nous avons eu beau tenter depuis des années de décrypter ses stratégies industrielles et idéologiques, les pièces du puzzle ne s’emboîtaient pas parfaitement.
Des questions nous taraudaient depuis son entrée dans le monde des médias et particulièrement de la télévision. Que cherchait-il ? De l’influence ? Il en avait déjà tant. De l’argent ? C’est un secteur où il en perd tellement. Une simple danseuse pour son bon plaisir ? Tant d’autres investisseurs ont déchanté avant lui.
Cette campagne des législatives vient cependant tout éclairer. Comme si nous parvenions enfin à assembler toutes les pièces.
Peu après la création de Mediapart, Martine Orange et Dan Israel ont enquêté sur la façon dont Vincent Bolloré s’est construit un empire en Afrique. Puis, à partir de 2013, Fabrice Arfi et Yann Philippin ont raconté comment, pour préserver sa gestion des ports africains, essentiels à son business, il avait, selon le Parquet national financier (PNF), financé la campagne de deux chefs d’État africains, au Togo et en Guinée.
En France aussi, il était assez clair que Bolloré cherchait à s’attirer les faveurs du pouvoir, n’hésitant pas à prêter son yacht à un Nicolas Sarkozy à peine élu en 2007.
Par la suite, nous avons documenté, avec le film Media Crash, la façon dont Bolloré avait construit un autre empire, médiatique celui-là. Un lieu de promotion de l’extrême droite, installant le thème du « grand remplacement » au cœur du débat public, échafaudant un marchepied pour Éric Zemmour dans la course à l’Élysée.
Mais nous continuions de voir CNews avant tout comme une chaîne d’opinion, aussi détestable soit-elle.
Il y a quelques mois, Yunnes Abzouz et David Perrotin ont mené une longue enquête au sein même de la chaîne. En accédant à des milliers de SMS et de mails échangés pendant cinq ans, ils ont pu démontrer que CNews n’était pas qu’une chaîne d’opinion, mais un outil de désinformation.
Alors même que des journalistes scrupuleux font état d’informations vérifiées, la rédaction en chef et les animateurs d’émission choisissent sciemment de les ignorer et d’en inventer d’autres. « Ils ont une journaliste à Lampedusa, qui en duplex leur explique que les migrants arrivés ne viendront pas en France, rappelle David Perrotin. Mais 30 secondes après la fin du duplex, ils claironnent le contraire et se demandent pendant des heures comment la France va faire face à cet afflux massif de migrants. Alors qu’ils savent que tout est faux. »
Qui peut bien être dupe d’une telle manipulation ? « J’ai longtemps minoré la capacité de CNews à définir l’agenda public et à convaincre, avoue Yunnes Abzouz. Mais tous les reportages que nous faisons depuis quelques temps montrent le contraire. Des gens qui vivent dans des zones où ils n’ont jamais croisé un Noir ou un Arabe de leur vie sont persuadés que tôt ou tard, ils vont être submergés. Car CNews l’a dit. »
La méthode fonctionne d’autant mieux que « Bolloré a racheté des médias existants. Les gens écoutent Europe 1 comme avant, la fréquence n’a pas changé », souligne Yunnes Abzouz. Ils ont fait confiance pendant des années à cette antenne. Pourquoi devraient-ils soudainement s’en méfier ?
Bolloré s’est attaché les services de losers : Cyril Hanouna, Pascal Praud, Christine Kelly, Jean-Marc Morandini, à qui aucune grande chaîne n’aurait probablement fait confiance et qui doivent tout à Bolloré : « Ce sont donc ses soldats », explique David Perrotin. Charge à eux de tenir un discours politique, sans avoir besoin d’inviter des élu·es dont le temps de parole est décompté et en théorie équitablement réparti.
Ainsi, CNews ne s’embarrasse pas de la pluralité pourtant imposée par la loi aux chaînes de télévision, censées assurer une expression pluraliste des courants de pensée, des opinions, des commentaires, et garantir des informations impartiales et exactes.
Mais le projet politique n’a véritablement pris forme que ces dernières semaines. Plusieurs chroniqueurs et autres habitués des plateaux de CNews sont même candidats sous la bannière de l’extrême droite. « Et quand Éric Ciotti annonce son ralliement au Rassemblement national après avoir rencontré Vincent Bolloré, on peut se demander si Éric Ciotti se sent libre de ce qu’il fait, analyse Antton Rouget. Car s’il ne promeut pas un tel accord, il risque de se prendre une violente campagne de presse contre lui des médias Bolloré. »
Par ailleurs, si le programme du Rassemblement national (RN) est extrêmement flou, il est au moins clair sur un point : le démantèlement du service public audiovisuel. « Sa privatisation figurait déjà au programme d’Éric Zemmour à la présidentielle. Et les médias Bolloré, notamment Le Journal du dimanche, n’ont cessé depuis de taper sur France 2, France 3, France Inter sous n’importe quel prétexte et de façon complètement irrationnelle », rappelle Antton Rouget.
Si le RN arrive au pouvoir, Bolloré pourra se positionner pour racheter tout ou partie de l’audiovisuel public et en faire non seulement un outil de propagande géant, mais aussi un atout économique considérable. « Et même s’il ne se positionne pas lui-même sur le rachat d’une fréquence, une privatisation profitera aux chaînes Bolloré, qui bénéficieront de l’affaiblissement de concurrents », poursuit Antton Rouget.
Soit la combinaison parfaite de ses deux intérêts, politique et économique. À se demander si ce n’est pas lui qui en a soufflé l’idée aux dirigeants d’extrême droite. « On a pu croire que papy Bolloré, arrivé à l’âge de la retraite, se faisait un petit plaisir idéologique en rachetant des médias. En réalité, il préparait son retour sur investissement », analyse Antton Rouget.
Toute sa stratégie, d’abord expérimentée en Afrique, a peut-être ainsi été théorisée depuis des années. « CNews n’est pas un média, c’est un agent électoral, analyse Antton Rouget. Et il doit être examiné comme tel. Il y a des règles en France. Une entreprise ne peut pas financer une campagne. Et les dépenses électorales sont plafonnées. Un parti politique ne peut pas dépenser autant de millions qu’il le souhaite dans sa communication. Or Bolloré a déversé des sommes considérables dans CNews pour promouvoir l’extrême droite. C’est inédit : la Commission des comptes de campagne pourrait s’en saisir. »
On en est loin. Car nous ne sommes pas les seuls à avoir mis du temps à comprendre la stratégie totale de Bolloré. Les partis politiques, les autorités de contrôle, les journalistes de ses rédactions : personne n’avait pris la mesure du projet de celui qui est probablement devenu le plus puissant politicien de France. Pas besoin d’être un homme politique pour cela.
Samedi 22 Juin 2024
Michaël Hajdenberg, coresponsable du pôle Enquête.
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