Son sourire malicieux et sa parole tranchante vont manquer à quiconque aura croisé Éric Hazan. Les éditions La Fabrique, qu’il a fondées en 1998, ont annoncé jeudi 6 juin la mort, à l’âge de 87 ans, de l’ancien chirurgien devenu l’un des éditeurs les plus marquants de son temps.
Joint par Mediapart, le philosophe Jacques Rancière, qui a publié de nombreux livres à La Fabrique, lui rend hommage : « Éric Hazan était avant tout un grand éditeur, pas seulement un éditeur d’extrême gauche. Il avait appris de son père un véritable métier et sa curiosité n’était pas du tout limitée à ce qu’on désigne par la littérature d’extrême gauche ou révolutionnaire. Je l’ai d’ailleurs connu parce qu’il était venu à mon séminaire portant sur des questions principalement esthétiques. Je lui avais envoyé un entretien, qui a fini par aboutir à un livre, et c’est bien la seule personne qui m’a fait comprendre que j’avais écrit un livre alors que je ne le savais pas. Ce n’était pas un éditeur qui se contentait de recevoir des manuscrits et de les publier ou de les accepter. »
Éric Hazan en 2008. © Photo Olivier Roller / Divergence
Né en région parisienne en 1936, d’un père juif venu d’Égypte et d’une mère également juive, roumaine mais née en Palestine, Éric Hazan devient médecin après avoir rêvé de devenir historien, spécialiste de chirurgie cardiaque pour enfants.
Éric Hazan était déjà un activiste politique dans sa pratique médicale : en 1973, il est ainsi l’un des tout premiers médecins à assumer de pratiquer des avortements, un acte alors passible de la prison.
En 1975, il part au Liban aider le pays en guerre et soutenir les Palestinien·nes comme il le fera toute sa vie, en publiant notamment Edward Saïd ou Amira Haas ou en écrivant, avec le réalisateur franco-israélien Eyal Sivan, Un État commun. Entre le Jourdain et la mer (La Fabrique). Dans un entretien qu’il avait accordé à Mediapart en 2012, il évoquait Gaza, la possibilité d’un État en partage et le fait que, selon lui, « les juifs sont comptables des crimes qui sont commis en leur nom ».
À l’approche de la cinquantaine, en 1983, il renonce à la médecine pour devenir éditeur, d’abord en reprenant les éditions de livres d’art Hazan, fondées par son père, qu’il est contraint de céder au groupe Hachette en 1992.
Les plus grands noms de la gauche radicale
« Éric Hazan ne publiait pas seulement des textes d’extrême gauche à vocation d’intervention immédiate. Son interrogation sur notre monde était plus générale. Il ne se contentait pas de textes attaquant le gouvernement ou le capital. Et il publiait des personnes très différentes, même si celles-ci pouvaient être rangées de l’extérieur sous la même étiquette d’extrême gauche. Je n’ai par exemple rien de commun avec le Comité invisible, mais Éric Hazan éditait des auteurs et des autrices qui n’étaient pas d’accord mais participaient pour lui d’un même combat contre un ordre politique et intellectuel dominant. Et n’exigeait pas que ces derniers se plient à ses propres idées. Après la publication de l’ouvrage intitulé Premières mesures révolutionnaires, nous avions ainsi publié un texte d’entretien, En quel temps vivons-nous ?, qui ne proposait pas du tout la même interprétation du moment dans lequel nous nous situions. Mais il était possible de discuter avec lui amicalement et sérieusement, même avec des désaccords politiques ».
L’un des premiers livres publiés par La Fabrique est un manifeste qui résonne particulièrement dans le champ médiatique et éditorial contemporain. Il est signé André Shiffrin, fondateur de la prestigieuse maison d’édition américaine Pantheon Bookset s’intitule L’Édition sans éditeurs. Il place l’indépendance au cœur du métier d’éditeur : une indépendance d’esprit mais aussi une indépendance économique dont La Fabrique est devenue un des emblèmes en France.
Après les premiers succès éditoriaux de La Fabrique, il prend lui-même la plume à partir du début des années 2000, pour écrire sur ses sujets de prédilection : Paris, la révolution, l’insurrection, la barricade, l’édition… Parmi ses livres, L’Invention de Paris. Il n’y a pas de pas perdus (Le Seuil, 2002), Chronique de la guerre civile (La Fabrique, 2004), Une histoire de la Révolution française consacrée à la figure admirée de Robespierre(La Fabrique, 2011), Pour aboutir à un livre (La Fabrique 2016)ou encore Le Tumulte de Paris (La Fabrique, 2021).
Un tumulte parisien qui aurait pu être une métaphore de l’arpenteur révolutionnaire qu’il était, puisqu’on pouvait encore le croiser, à plus de 80 ans, dans de nombreuses manifestations, comme lors du soulèvement des « gilets jaunes », à l’occasion duquel Mediapart l’avait à nouveau rencontré pour une discussion à son image : libre et radicale.
Joseph Confavreux