L’opération multi-agences, qui remonte à 2015, a vu la communauté du renseignement israélien surveiller régulièrement l’actuel procureur en chef de la Cour, Karim Khan, sa prédécesseure Fatou Bensouda [en fonction de juin 2012 à juin 2021], et des dizaines d’autres fonctionnaires de la CPI et de l’ONU. Les services de renseignement israéliens ont également surveillé les documents que l’Autorité palestinienne a soumis au bureau du procureur, ainsi que les employés de quatre organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme dont les documents sont au cœur de l’enquête.
Selon certaines sources, l’opération secrète a mobilisé les plus hautes instances du gouvernement israélien, la communauté du renseignement et les appareils juridiques civil et militaire afin de faire dérailler l’enquête.
Karim Khan, le 20 mai 2024.
Les renseignements obtenus par la surveillance ont été transmis à une équipe secrète de juristes et de diplomates israéliens de haut niveau, qui se sont rendus à La Haye pour des réunions confidentielles avec des fonctionnaires de la CPI dans le but de « fournir [au procureur général] des informations qui lui feraient douter du bien-fondé de son droit à s’occuper de cette question ». Les renseignements ont également été utilisés par l’armée israélienne pour ouvrir rétroactivement des enquêtes sur des incidents qui intéressaient la CPI, afin d’essayer de prouver que le système juridique israélien est capable de faire rendre des comptes à ses propres citoyens.
En outre, comme le Guardian l’a rapporté plus tôt dans la journée, le Mossad, l’agence israélienne de renseignement extérieur, a mené sa propre opération parallèle en cherchant à obtenir des informations compromettantes sur Fatou Bensouda et les membres de sa famille proche, dans une tentative apparente de saboter l’enquête de la CPI. L’ancien chef de l’agence, Yossi Cohen, a personnellement tenté d’« enrôler » Bensouda et de la manipuler pour qu’elle se conforme aux souhaits d’Israël, selon des sources bien informées sur ces activités, ce qui a amené la procureure de l’époque à craindre pour sa sécurité personnelle.
Notre enquête s’appuie sur des entretiens avec plus de deux douzaines d’officiers de renseignement et de responsables gouvernementaux israéliens, anciens ou actuels, d’anciens responsables de la CPI, de diplomates et d’avocats connaissant bien l’affaire de la CPI et les efforts déployés par Israël pour la saper. Selon ces sources, dans un premier temps, l’opération israélienne a tenté d’empêcher la Cour d’ouvrir une enquête criminelle exhaustive. Après que celle-ci a été lancée en 2021, Israël a cherché à s’assurer qu’elle n’aboutirait à rien.
En outre, selon plusieurs sources, les efforts détournés d’Israël pour interférer avec l’enquête – qui pourrait constituer une infraction contre l’administration de la justice, passible d’une peine d’emprisonnement – ont été gérés au plus haut niveau. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou se serait intéressé de près à l’opération, envoyant même aux équipes de renseignement des « instructions » et des « questions d’intérêt » concernant leur surveillance des fonctionnaires de la CPI. Une source a souligné que Netanyahou était « obsédé, obsédé, obsédé » par le fait de savoir quels documents la CPI recevait.
Le premier ministre avait de bonnes raisons de s’inquiéter : la semaine dernière, Karim Khan a annoncé que son bureau demandait des mandats d’arrêt contre Netanyahou et le ministre de la défense Yoav Gallant, ainsi que contre trois dirigeants des ailes politiques et militaires du Hamas, pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qui auraient été commis le 7 octobre ou depuis cette date. L’annonce a précisé que d’autres mandats d’arrêt – qui exposent les personnes poursuivies à une arrestation si elles se rendent dans l’un des 124 Etats membres de la CPI – pourraient encore être délivrés.
Pour les hauts responsables israéliens, l’annonce de Karim Khan n’est pas une surprise. Au cours des derniers mois, la campagne de surveillance visant le procureur général « est devenue une priorité », selon une source, ce qui a permis au gouvernement de connaître à l’avance ses intentions.
Fait révélateur, Karim Khan a émis un avertissement énigmatique dans ses remarques : « J’insiste sur le fait que toutes les tentatives d’entrave, d’intimidation ou d’influence inappropriée sur les fonctionnaires de cette cour doivent cesser immédiatement. » Aujourd’hui, nous pouvons révéler les détails d’une partie de ce contre quoi il a mis en garde : La « guerre » qu’Israël mène depuis neuf ans contre la CPI.
« Les généraux avaient un grand intérêt personnel dans l’opération »
Contrairement à la Cour internationale de justice (CIJ), qui s’occupe de la légalité des actions des Etats – et qui a rendu la semaine dernière un arrêt considéré comme appelant Israël à mettre fin à son offensive dans la ville de Rafah, à l’extrême sud de Gaza, dans le contexte de la plainte de l’Afrique du Sud accusant Israël d’avoir commis un génocide dans la bande de Gaza – la CPI s’occupe de personnes particulières soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre.
Israël soutient depuis longtemps que la CPI n’est pas compétente pour poursuivre les dirigeants israéliens car, à l’instar des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine, Israël n’est pas signataire du statut de Rome qui a institué la Cour [juillet 1998], et la Palestine n’est pas un Etat membre à part entière des Nations unies. La Palestine a néanmoins été reconnue comme membre de la CPI lors de la signature de la convention en 2015, après avoir été admise à l’Assemblée générale des Nations unies en tant qu’Etat observateur non membre trois ans auparavant.
L’entrée de la Palestine dans la CPI a été condamnée par les dirigeants israéliens comme une forme de « terrorisme diplomatique ». « Elle a été perçue comme le franchissement d’une ligne rouge, et peut-être la chose la plus agressive que l’Autorité palestinienne ait jamais faite à l’égard d’Israël sur la scène internationale », a expliqué un fonctionnaire israélien. « Le fait d’être reconnu comme un Etat par les Nations unies est une bonne chose, mais la CPI est un mécanisme qui a du mordant. »
Immédiatement après être devenue membre de la Cour, l’Autorité palestinienne a demandé au bureau du procureur d’enquêter sur les crimes commis dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, à compter de la date à laquelle l’Etat de Palestine a accepté la compétence de la Cour : 13 juillet 2014. Fatou Bensouda, procureure générale à l’époque, a ouvert un examen préliminaire pour déterminer si les critères d’une enquête approfondie pouvaient être remplis.
Craignant les conséquences juridiques et politiques d’éventuelles poursuites, Israël s’est empressé de préparer des équipes de renseignement au sein de l’armée, du Shin Bet (renseignement intérieur) et du Mossad (renseignement extérieur), ainsi qu’une équipe secrète d’avocats militaires et civils, afin de mener les efforts visant à empêcher une enquête complète de la CPI. Tout cela a été coordonné par le Conseil national de sécurité d’Israël (NSC), dont l’autorité est dérivée du bureau du Premier ministre.
« Tout le monde, l’ensemble de l’establishment militaire et politique, cherchait des moyens de nuire au dossier de l’Autorité palestinienne », a déclaré une source des services de renseignement. « Tout le monde a mis la main à la pâte : le ministère de la Justice, le département du Droit international militaire [qui fait partie du bureau de l’avocat général militaire], le Shin Bet, le NSC. [Tout le monde] a considéré la CPI comme quelque chose de très important, comme une guerre qui devait être menée et contre laquelle Israël devait être défendu. Elle était décrite en termes militaires. »
L’armée n’était pas un candidat évident pour se joindre aux efforts de collecte de renseignements du Shin Bet, mais elle avait une forte motivation : empêcher ses commandants d’être contraints de passer en jugement. « Ceux qui voulaient vraiment [participer à l’effort] étaient les généraux de Tsahal eux-mêmes – ils avaient un très grand intérêt personnel », a expliqué une source. « On nous a dit que les officiers supérieurs avaient peur d’accepter des postes en Cisjordanie parce qu’ils craignaient d’être poursuivis à La Haye », a rappelé une autre source.
Selon de nombreuses sources, le ministère israélien des Affaires stratégiques, dont l’objectif déclaré à l’époque était de lutter contre la « délégitimation » d’Israël, était impliqué dans la surveillance des organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme qui soumettaient des rapports à la CPI. Gilad Erdan, chef du ministère à l’époque et aujourd’hui représentant d’Israël à l’ONU [de janvier à novembre 2021, ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, ministre de la Sécurité intérieure de mai 2015 à mai 2020], a récemment décrit la poursuite par la CPI de mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens comme « une chasse aux sorcières motivée par la pure haine des juifs ».
« L’armée s’occupait de choses qui n’avaient rien de militaire »
La guerre secrète d’Israël contre la CPI s’est appuyée principalement sur la surveillance, et les procureurs en chef ont été des cibles privilégiées.
Quatre sources ont confirmé que les échanges privés de Fatou Bensouda avec des responsables palestiniens au sujet de l’affaire de l’Autorité palestinienne à La Haye étaient régulièrement surveillés et largement diffusés au sein de la communauté du renseignement israélien. Les conversations portaient généralement sur l’état d’avancement des poursuites : présentation de documents, de témoignages, ou évocation d’un événement survenu – « Avez-vous vu comment Israël a massacré des Palestiniens lors de la dernière manifestation » – des choses de ce genre », a expliqué l’une des sources.
L’ancienne procureure était loin d’être la seule cible. Des dizaines d’autres fonctionnaires internationaux liés à l’enquête ont fait l’objet d’une surveillance similaire. L’une des sources a déclaré qu’il y avait un grand tableau blanc avec les noms d’environ 60 personnes sous surveillance – la moitié d’entre elles étant des Palestiniens et l’autre moitié des personnes d’autres pays, y compris des fonctionnaires de l’ONU et du personnel de la CPI à La Haye.
Une autre source a évoqué la surveillance de la personne qui a rédigé le rapport de la CPI sur la guerre de Gaza menée par Israël en 2014. Une troisième source a déclaré que les services de renseignement israéliens surveillaient une commission d’enquête du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur les territoires occupés, afin d’identifier les documents qu’elle recevait des Palestiniens, « parce que les conclusions des commissions d’enquête de ce type sont généralement utilisées par la CPI ».
A La Haye, Fatou Bensouda et ses collaborateurs ont été informés par des conseillers en sécurité et par voie diplomatique qu’Israël surveillait leur travail. Ils ont pris soin de ne pas discuter de certaines questions à proximité des téléphones. « Nous avons été informés qu’ils essayaient d’obtenir des informations sur l’état d’avancement de l’examen préliminaire », a déclaré un ancien haut fonctionnaire de la CPI.
Yossi Cohen (à droite) a été décrit comme le « messager officieux » de Netanyahou dans l’opération contre la procureure Fatou Bensouda (au centre). Composite : Guardian Design
Selon certaines sources, des membres de l’armée israélienne ont jugé contestable le fait que les services de renseignement militaire s’occupent de questions politiques qui ne sont pas directement liées à des menaces pour la sécurité. « Les ressources des FDI ont été utilisées pour surveiller Fatou Bensouda – ce n’est pas quelque chose de légitime pour les services de renseignements militaires », a déclaré une source. « Cette tâche [était] vraiment inhabituelle dans le sens où elle se déroulait au sein de l’armée, mais traitait de choses qui n’étaient absolument pas militaires », a déclaré une autre source.
Mais d’autres n’ont pas eu autant d’hésitations. « Bensouda était très, très partiale », a affirmé une source qui a surveillé l’ancienne procureure. « Elle était vraiment une amie personnelle des Palestiniens. Les procureurs ne se comportent généralement pas de cette manière. Ils restent très distants. »
« Si vous ne voulez pas que j’utilise la loi, que voulez-vous que j’utilise ? »
Etant donné que les groupes palestiniens de défense des droits de l’homme fournissaient fréquemment au bureau de la procureure des documents sur les attaques israéliennes contre les Palestiniens, détaillant les incidents qu’ils souhaitaient voir pris en compte par la procureure dans le cadre de l’enquête, ces organisations sont elles-mêmes devenues des cibles privilégiées de l’opération de surveillance israélienne. Dans ce cas, le Shin Bet a pris les devants.
En plus de surveiller les documents soumis par l’Autorité palestinienne à la CPI, les services de renseignement israéliens ont également surveillé les appels et les rapports des groupes de défense des droits de l’homme qui comprenaient des témoignages de Palestiniens ayant subi des attaques de la part de colons et de soldats israéliens. Israël a ensuite également surveillé ces témoins.
« L’une des priorités était de voir qui [dans les groupes de défense des droits de l’homme] était impliqué dans la collecte des témoignages et qui étaient les personnes spécifiques – les victimes palestiniennes – convaincues de témoigner devant la CPI », a expliqué une source des services de renseignement.
Selon ces sources, les principales cibles de la surveillance étaient quatre organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme : Al-Haq, Addameer, Al Mezan et le Centre palestinien pour les droits de l’homme (PCHR). Addameer a envoyé des requêtes à la CPI concernant les pratiques de torture contre des prisonniers et des détenus, tandis que les trois autres groupes ont envoyé de nombreuses requêtes au fil des ans concernant l’entreprise de colonisation d’Israël en Cisjordanie, les démolitions punitives de maisons, les campagnes de bombardement à Gaza, et certains hauts responsables politiques et militaires israéliens.
Selon une source des services de renseignement, le motif de la surveillance des organisations a été énoncé ouvertement : elles nuisent à la renommée d’Israël sur la scène internationale. « On nous a dit qu’il s’agissait d’organisations qui opéraient sur la scène internationale, qui participaient au mouvement BDS et qui voulaient nuire à Israël sur le plan juridique, et qu’elles étaient donc surveillées elles aussi », a déclaré la source. « C’est la raison pour laquelle nous nous engageons dans cette voie. Parce que cela peut nuire à des personnes en Israël – des officiers, des politiciens. »
Un autre objectif de la surveillance des groupes palestiniens était d’essayer de les délégitimer et, par extension, l’ensemble de l’enquête de la CPI.
En octobre 2021, le ministre israélien de la Défense Benny Gantz – qui était lui-même cité dans plusieurs des requêtes que les organisations palestiniennes avaient adressées à la CPI, en raison de son rôle de chef d’état-major pendant la guerre de Gaza de 2014 et de ministre de la Défense pendant la guerre de mai 2021 – a déclaré qu’Al-Haq, Addameer et quatre autres groupes palestiniens de défense des droits de l’homme étaient des « organisations terroristes ».
Une enquête de +972 et Local Call, publiée quelques semaines plus tard, a révélé que l’ordre de Gantz avait été émis sans aucune preuve sérieuse pour étayer ses allégations. Un dossier du Shin Bet prétendant fournir des preuves de ses accusations, et un autre dossier de suivi quelques mois plus tard, ont laissé même les alliés les plus fidèles d’Israël non convaincus. A l’époque, il a été largement supposé – y compris par les organisations elles-mêmes – que ces groupes étaient ciblés au moins en partie en raison de leurs activités liées à l’enquête de la CPI.
Selon une source des services de renseignement, le Shin Bet – qui a formulé la recommandation initiale d’interdire les six groupes – a surveillé les employés des organisations, et les informations recueillies ont été utilisées par Gantz lorsqu’il a déclaré qu’il s’agissait d’organisations terroristes. Une enquête menée à l’époque [8 novembre 2021] par Citizen Lab a permis d’identifier le logiciel espion Pegasus, produit par la société israélienne NSO Group, sur les téléphones de plusieurs Palestiniens travaillant dans ces ONG. (Le Shin Bet n’a pas répondu à notre demande de commentaire.)
Omar Awadallah et Ammar Hijazi, qui sont chargés de l’affaire de la CPI au sein du ministère de la Justice de l’Autorité palestinienne, ont également découvert que Pegasus avait été installé sur leurs téléphones. Selon des sources de renseignement, les deux hommes étaient simultanément la cible de différentes organisations de renseignement israéliennes, ce qui a créé une « confusion ». « Ils sont tous deux des scientifiques très impressionnants qui traitent de ce sujet toute la journée, du matin au soir – c’est pourquoi il y avait des renseignements à obtenir [en les suivant à la trace] », a déclaré l’une des sources.
Ammar Hijazi n’est pas surpris d’avoir été surveillé. « Nous nous moquons qu’Israël voie les preuves que nous avons présentées au tribunal », a-t-il déclaré. « Je les invite : venez, ouvrez les yeux, voyez ce que nous avons présenté. »
Shawan Jabarin, le directeur général d’Al-Haq, a également été surveillé par les services de renseignement israéliens. Il a déclaré qu’il y avait des indications selon lesquelles les systèmes internes de l’organisation avaient été piratés et que la déclaration de Gantz est intervenue quelques jours avant qu’Al-Haq ne prévoie de révéler qu’elle avait découvert un logiciel espion Pegasus sur les téléphones de ses employés. « Ils disent que j’utilise la loi comme une arme de guerre », a déclaré Shawan Jabarin. « Si vous ne voulez pas que j’utilise la loi, que voulez-vous que j’utilise, des bombes ? »
Toutefois, les groupes de défense des droits de l’homme ont exprimé de vives inquiétudes quant à la protection de la vie privée des Palestiniens qui ont témoigné devant la Cour. L’un d’entre eux, par exemple, n’a fait figurer que les initiales des témoins dans les documents qu’il a soumis à la CPI, de peur qu’Israël ne les identifie.
« Les gens ont peur de déposer une plainte [auprès de la CPI] ou de mentionner leur vrai nom, parce qu’ils craignent d’être persécutés par l’armée, de perdre leur permis d’entrée », a expliqué Hamdi Shakura, un avocat du PCHR. « Un homme à Gaza dont un parent est atteint d’un cancer a peur que l’armée lui retire son permis d’entrée et l’empêche de se faire soigner – ce genre de choses arrive. »
Des responsables d’ONG palestiniennes s’adressent aux médias à l’extérieur des bureaux d’Al-Haq après que l’armée israélienne a fait une descente dans leurs bureaux, Ramallah, Cisjordanie, 18 août 2022. (Oren Ziv)
« Les avocats avaient une grande faim de renseignements »
Selon des sources des services de renseignement, les renseignements obtenus grâce à la surveillance ont également servi à aider les avocats impliqués dans des conversations secrètes avec des représentants du bureau du procureur à La Haye.
Peu après que Fatou Bensouda a annoncé que son bureau ouvrait un examen préliminaire, Netanyahou a ordonné la formation d’une équipe secrète d’avocats du ministère de la Justice, du ministère des Affaires étrangères et du bureau de l’avocat général des armées (la plus haute autorité juridique de l’armée israélienne), qui s’est régulièrement rendue à La Haye pour des réunions secrètes avec des fonctionnaires de la CPI entre 2017 et 2019. (Le ministère israélien de la Justice n’a pas répondu aux demandes de commentaires.)
Bien que l’équipe soit composée de personnes qui ne faisaient pas partie de la communauté du renseignement israélien – elle était dirigée par Tal Becker [avocat, australien-israélien], conseiller juridique du ministère des Affaires étrangères [et aussi de la mission israélienne à l’ONU] – le ministère de la Justice était néanmoins au courant des renseignements obtenus par le biais de la surveillance et avait accès aux rapports de l’Autorité palestinienne et des ONG palestiniennes détaillant des cas spécifiques de violence des colons et de l’armée.
« Les avocats qui s’occupaient de la question au ministère de la Justice avaient une grande faim de renseignements », a déclaré une source des services de renseignement. « Ils les obtenaient à la fois des services de renseignements militaires et du Shin Bet. Ils montaient le dossier pour les émissaires israéliens qui allaient secrètement communiquer avec la CPI. »
Lors de leurs réunions privées avec les responsables de la CPI, confirmées par six sources au fait de ces réunions, les avocats ont cherché à prouver qu’Israël disposait de procédures solides et efficaces pour demander des comptes aux soldats, malgré le bilan désastreux de l’armée israélienne en matière d’enquêtes sur les allégations d’actes répréhensibles commis dans ses rangs. Les avocats ont également tenté de démontrer que la CPI n’était pas compétente pour enquêter sur les actions d’Israël, puisque ce dernier n’est pas un Etat membre de la Cour et que la Palestine n’est pas un membre à part entière de l’ONU.
Selon un ancien fonctionnaire de la CPI au fait du contenu des réunions, le personnel de la CPI présentait aux avocats israéliens des détails sur des incidents au cours desquels des Palestiniens avaient été attaqués ou tués, et les avocats répondaient en fournissant leurs propres informations. « Au début, la situation était tendue », se souvient le fonctionnaire.
A ce stade, Fouta Bensouda procédait encore à un examen préliminaire avant de décider d’ouvrir une enquête formelle. Une source des services de renseignement a déclaré que l’objectif des informations obtenues par la surveillance était « de faire sentir à Fatou Bensouda que ses données juridiques n’étaient pas fiables ».
La procureure de la CPI Fatou Bensouda rencontre le ministre palestinien des Affaires étrangères Riyad al-Maliki en marge de la 18e session de l’AEP, le 2 décembre 2019. (ICC-CPI)
Selon la source, l’objectif était de « donner [à Bensouda] des informations qui la feraient douter du fondement de son droit à traiter cette question. Lorsque Al-Haq recueille des informations sur le nombre de Palestiniens tués dans les territoires occupés au cours de l’année écoulée et les transmet à Bensouda, il est dans l’intérêt d’Israël et de sa politique de lui transmettre du contre-renseignement et d’essayer de saper ces informations. »
Etant donné qu’Israël refuse de reconnaître l’autorité et la légitimité de la Cour, il était crucial pour la délégation que ces réunions restent secrètes. Selon une source au fait de ces réunions, les responsables israéliens ont insisté à plusieurs reprises auprès de la CPI sur le fait que « nous ne pouvons jamais rendre public le fait que nous communiquons avec vous ».
Les réunions en coulisses d’Israël avec la CPI ont pris fin en décembre 2019, lorsque l’examen préliminaire quinquennal de Fatou Bensouda a conclu qu’il y avait une base raisonnable pour croire qu’Israël et le Hamas avaient commis des crimes de guerre. Cependant, plutôt que de lancer immédiatement une enquête complète, la procureure a demandé aux juges de la Cour de se prononcer sur la question de savoir si elle était compétente pour entendre les allégations en raison de « questions juridiques et factuelles uniques et très contestées » – ce que certains considèrent comme un résultat direct de l’activité d’Israël.
« Je ne dirais pas que l’argument juridique n’a pas eu d’effet », a déclaré Roy Schondorf, membre de la délégation israélienne et chef d’un département du ministère de la Justice chargé de traiter les procédures judiciaires internationales contre Israël, lors d’un événement à l’Institut d’études de sécurité nationale en juillet 2022. « Il y a aussi des gens qui peuvent être persuadés, et je pense que, dans une large mesure, l’Etat d’Israël a réussi à convaincre au moins la procureure précédente [Bensouda], qu’il y aurait suffisamment de doutes sur la question de la compétence pour qu’elle se tourne vers les juges de la Cour ».
« L’argument de la complémentarité était très, très important »
En 2021, les juges de la Cour ont décidé que la CPI était compétente pour tous les crimes de guerre commis par les Israéliens et les Palestiniens dans les territoires palestiniens occupés, ainsi que pour les crimes commis par les Palestiniens sur le territoire israélien. Malgré six années d’efforts israéliens pour l’empêcher, Fatou Bensouda a annoncé l’ouverture d’une enquête pénale formelle.
Mais c’était loin d’être gagné d’avance. Quelques mois plus tôt, la procureure avait décidé d’abandonner l’examen des crimes de guerre britanniques en Irak parce qu’elle était convaincue que la Grande-Bretagne avait pris des mesures « authentiques » pour enquêter sur ces crimes. Selon des juristes israéliens de haut rang, Israël s’est accroché à ce précédent et a initié une collaboration étroite entre l’opération de collecte de renseignements et le système de justice militaire.
Selon ces sources, l’un des principaux objectifs de l’opération de surveillance israélienne était de permettre à l’armée d’« ouvrir des enquêtes rétroactives » sur les cas de violence contre les Palestiniens qui parviennent au bureau du procureur à La Haye. Ce faisant, Israël cherchait à exploiter le « principe de complémentarité », selon lequel une affaire est irrecevable devant la CPI si elle fait déjà l’objet d’une enquête approfondie de la part d’un Etat compétent.
« Si des éléments étaient transférés à la CPI, il fallait comprendre exactement de quoi il s’agissait, afin de s’assurer que les FDI enquêtent de manière indépendante et suffisante pour pouvoir revendiquer la complémentarité », a expliqué l’une des sources. « La demande de complémentarité était très, très importante. »
Les experts juridiques du mécanisme d’évaluation des faits (FFAM) du chef d’état-major interarmées – l’organe militaire qui enquête sur les crimes de guerre présumés commis par des soldats israéliens – étaient également au courant des informations fournies par les services de renseignement, ont indiqué les sources.
Parmi les dizaines d’incidents faisant actuellement l’objet d’une enquête par le FFAM figurent les bombardements qui ont tué des dizaines de Palestiniens dans le camp de réfugiés de Jabaliya en octobre dernier ; le « massacre de la farine » au cours duquel plus de 110 Palestiniens ont été tués dans le nord de Gaza à l’arrivée d’un convoi d’aide en mars ; les frappes de drones qui ont tué sept employés de la World Central Kitchen en avril ; et une frappe aérienne sur un campement de tentes à Rafah qui a déclenché un incendie et tué des dizaines de personnes la semaine dernière [1].
Pour les ONG palestiniennes qui déposent des rapports auprès de la CPI, les mécanismes internes de responsabilité militaire d’Israël sont une farce. Des experts israéliens et internationaux ainsi que des groupes de défense des droits de l’homme se font l’écho des Palestiniens qui affirment depuis longtemps que ces systèmes – depuis les enquêteurs de la police et de l’armée jusqu’à la Cour suprême – servent régulièrement de « feuille de vigne » à l’Etat israélien et à son appareil de sécurité, contribuant à « blanchir » les crimes tout en accordant aux soldats et aux commandants un permis de poursuivre des actes criminels en toute impunité.
Issam Younis, qui a été la cible de la surveillance israélienne en raison de son rôle de directeur d’Al Mezan, a passé une grande partie de sa carrière à Gaza, dans les bureaux de l’organisation aujourd’hui partiellement bombardés, à recueillir et à déposer des « centaines » de plaintes de Palestiniens auprès du bureau de l’avocat général militaire israélien. La grande majorité de ces plaintes ont été classées sans inculpation, ce qui l’a convaincu que « les victimes ne peuvent pas obtenir justice par le biais de ce système ».
C’est ce qui a conduit son organisation à s’engager auprès de la CPI. « Dans cette guerre, la nature et l’ampleur des crimes commis sont sans précédent », a déclaré Issam Younis, qui a fui Gaza avec sa famille en décembre 2023 et qui est aujourd’hui réfugié au Caire. « Et c’est tout simplement parce que l’obligation de rendre des comptes n’existait pas. »
Le 7 octobre a changé cette réalité
En juin 2021, Karim Khan a remplacé Fatou Bensouda au poste de procureur général, et de nombreux acteurs du système judiciaire israélien espéraient qu’une nouvelle page se tournerait. Khan était perçu comme plus prudent que sa prédécesseure, et il y avait des spéculations sur le fait qu’il choisirait de ne pas donner la priorité à l’enquête explosive qu’il avait héritée de Bensouda.
Lors d’un entretien en septembre 2022 (The Jerusalem Post), dans laquelle il a également révélé quelques détails sur le « dialogue informel » d’Israël avec la CPI, Roy Schondorf, du ministère israélien de la Justice, a félicité Karim Khan pour avoir « modifié la trajectoire du navire », ajoutant qu’il semblait que le procureur se concentrerait sur des « questions plus générales » parce que le « conflit israélo-palestinien est devenu une question moins pressante pour la communauté internationale ».
Pendant ce temps, le jugement personnel de Karim Khan est devenu la principale cible de recherche de l’opération de surveillance israélienne : l’objectif était de « comprendre ce que Khan pensait », comme l’a dit une source des services de renseignement. Et si, au départ, l’équipe du procureur ne semble pas avoir fait preuve d’un grand enthousiasme pour l’affaire palestinienne, selon un haut fonctionnaire israélien, « le 7 octobre a changé cette réalité ».
Le procureur de la CPI Karim Khan en visite dans des kibboutzim en Israël qui étaient parmi les sites de l’attaque du 7 octobre, décembre 2023. (ICC-CPI)
A la fin de la troisième semaine du bombardement de Gaza par Israël, qui a suivi l’assaut du Hamas sur le sud d’Israël, Karim Khan était déjà sur le terrain au point de passage de Rafah. Il s’est ensuite rendu en Cisjordanie et dans le sud d’Israël en décembre, où il a rencontré des responsables palestiniens ainsi que des survivants israéliens de l’attaque du 7 octobre et des parents de personnes tuées.
Les services de renseignement israéliens ont suivi de près la visite de Karim Khan pour essayer de « comprendre quels documents les Palestiniens lui donnaient », comme l’a déclaré une source israélienne. « Khan est l’homme le plus ennuyeux au monde pour recueillir des renseignements, parce qu’il est aussi droit qu’une règle », a ajouté la source.
En février, Karim Khan a publié une déclaration très ferme sur X, exhortant effectivement Israël à ne pas lancer d’assaut sur Rafah, où plus d’un million de Palestiniens cherchaient déjà refuge. Il a également lancé un avertissement : « Ceux qui ne respectent pas la loi ne doivent pas se plaindre plus tard lorsque mon bureau prendra des sanctions. »
Comme pour sa prédécesseure, les services de renseignement israéliens ont également surveillé les activités de Karim Khan avec les Palestiniens et d’autres fonctionnaires de son bureau. La surveillance de deux Palestiniens connaissant les intentions de Khan a informé les dirigeants israéliens du fait que le procureur envisageait une requête imminente de mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens, mais qu’il était « soumis à d’énormes pressions de la part des Etats-Unis » pour ne pas le faire.
Finalement, le 20 mai, Karim Khan a mis sa menace à exécution. Il a annoncé qu’il réclamait des mandats d’arrêt contre Netanyahou et Gallant, après avoir constaté qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les deux dirigeants étaient responsables de crimes tels que l’extermination, la famine et les attaques délibérées contre des civils.
Pour les groupes palestiniens de défense des droits de l’homme qu’Israël a surveillés, Netanyahou et Gallant ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Trois jours avant l’annonce de Khan, les dirigeants d’Al-Haq, d’Al Mezan et du PCHR ont envoyé à Khan une lettre commune demandant explicitement des mandats d’arrêt contre tous les membres du cabinet de guerre israélien, dont Benny Gantz, ainsi que contre les commandants et les soldats des unités actuellement impliquées dans l’offensive de Rafah.
Karim Khan doit maintenant également déterminer si les Israéliens à l’origine d’opérations visant à saper la CPI ont commis des infractions contre l’administration de la justice. Dans son annonce du 20 mai, il a prévenu que son bureau « n’hésitera pas à agir » contre les menaces qui pèsent sur la Cour et son enquête. De telles infractions, pour lesquelles les dirigeants israéliens peuvent être poursuivis même si Israël n’est pas signataire du Statut de Rome, sont passibles d’une peine d’emprisonnement.
Un porte-parole de la CPI a déclaré au Guardian qu’il était au courant des « activités proactives de collecte de renseignements menées par un certain nombre d’agences nationales hostiles à la Cour », mais il a souligné qu’« aucune des récentes attaques menées contre elle par des agences nationales de renseignement » n’avait accédé aux principaux dossiers de preuves de la Cour, qui étaient restés sécurisés. Le porte-parole a ajouté que le bureau de Karim Khan avait fait l’objet de « plusieurs formes de menaces et de communications qui pourraient être considérées comme des tentatives d’influencer indûment ses activités ».
En réponse à une demande de commentaire, le bureau du Premier ministre israélien a seulement déclaré que notre rapport est « rempli de nombreuses allégations fausses et infondées destinées à nuire à l’Etat d’Israël ». L’armée israélienne a également répondu brièvement : « Les services de renseignement de Tsahal effectuent des opérations de surveillance et d’autres opérations de renseignement uniquement contre des éléments hostiles et, contrairement à ce qui est affirmé, pas contre la CPI de La Haye ou d’autres éléments internationaux. »
Yuval Abraham et Meron Rapoport
Harry Davies et Bethan McKernan du Guardian ont contribué à cette enquête.