Le Socialist Workers Party (SWP) est le plus grand parti politique à gauche du Labour Party. Il est actif à l’extrême gauche depuis 1977 et, avant cela, sous le nom d’International Socialists depuis les années 1960. Le parti a été dirigé par Tony Cliff jusqu’à sa mort il y a treize ans, et Ian Birchall, qui a écrit cette histoire soigneusement étayée, en est toujours membre depuis qu’il y a adhéré dans les années 1960. Cette étude approfondie est motivée par un profond mécontentement à l’égard de « A World To Win »(un monde à gagner), l’autobiographie que Cliff a écrite apparemment sur la base de ses souvenirs, sans avoir accès à la documentation appropriée. Cliff, remarque Birchall, était parfois abrupt et « sous-estimait souvent les contributions d’autres camarades » (ix, 543). Cependant, quelles que soient ses insuffisances, « A World to Win » raconte l’histoire du SWP telle qu’elle apparaissait à Cliff, inséparable de l’histoire de sa propre vie. Et comme Cliff l’a clairement expliqué, « il n’y a jamais eu d’époque où les travailleurs qui militaient ont été aussi ouverts à notre égard qu’en 1970-74 », sous le Premier ministre conservateur Edward Heath, « ni avant, ni depuis »[1]. Pourtant, si nous prenons cette affirmation au sérieux, aucune organisation n’incarne mieux l’incapacité des travailleurs britanniques à prendre le pouvoir que le Socialist Workers Party, qui a traversé plus d’un demi-siècle, même si cela ne tient pas aux raisons que ses dirigeants imaginent[2]. [On pourrait même dire que la véritable réussite de Cliff a été de fonder un mouvement qui a su naviguer sur une vague de désaffection à l’égard de la politique dominante, sans s’encombrer de trop d’idées dogmatiques.
M. Birchall raconte que Tony Cliff a rejoint la petite Ligue Communiste Révolutionnaire Trotskiste en Palestine avant de venir en Grande-Bretagne après la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement qu’il a rejoint était confronté à de gros problèmes. Tout d’abord, comme tous les groupes d’extrême gauche, il souffrait du fait qu’il était associé à la dictature répressive mise en place par Staline en URSS. Deuxièmement, les trotskistes étaient handicapés par une analyse selon laquelle la crise économique s’aggraverait après la Seconde Guerre mondiale (les destructions de la guerre avaient jeté les bases d’un renouveau). Troisièmement, à l’échelle mondiale, les classes ouvrières étaient divisées entre les peuples des pays en développement, qui étaient privés de leur liberté par l’impérialisme armé, et ceux des pays développés, qui avaient tendance à soutenir les réformes proposées par l’État.
C’est dans ce contexte que Cliff, avec ses premiers collaborateurs Mike Kidron et plus tard Nigel Harris, a commencé à développer de nouvelles théories pour expliquer les nouvelles conditions dans lesquelles se trouvait la gauche, Il a rompu avec le trotskisme orthodoxe, affirmant que l’Union soviétique n’était pas socialiste, mais en réalité capitaliste, « capitaliste d’État », se faisant seulement passer pour socialiste (des anti-staliniens comme Max Schachtman et Raya Dunayevskaya ont tiré des conclusions similaires, et plus tard, certains maoïstes ont défendu ce point de vue). Il s’est également opposé aux thèses dominantes dans la gauche marxiste selon lesquelles les années 1960 seraient des années de crise, en soutenant que les dépenses publiques en armement stimuleraient l’économie, ce que Cliff a appelé « une économie de l’armement permanent ». Enfin, contre les camarades britanniques qui considéraient que la thèse de Lénine sur l’impérialisme était fondamentale, Cliff soutenait que l’impérialisme n’était pas le stade le plus élevé au-delà duquel le capitalisme pouvait se développer, mais le « stade le plus élevé, à un prêt ». En résumé, Cliff considérait les théories du « capitalisme d’État », de l’« économie de l’armement permanent » et sur la fin de l’impérialisme comme une « troïka » d’avancées intellectuelles.
Bien que Birchall ne le reconnaisse pas, il ne s’agissait pas vraiment de théories, mais plutôt d’une présentation intellectuellement élaborée des faits afin d’éviter des problèmes bien précis. Il était prudent de déclarer que les Socialistes internationaux ne voulaient pas que la Grande-Bretagne devienne l’Union soviétique, mais bizarre de dire que ce qui n’allait pas dans le stalinisme, c’était qu’il était capitaliste, comme si « capitaliste » était un mot que l’on appliquait à tout ce que l’on n’aimait pas. Car, comme Kidron le reconnaîtra par la suite, « l’analyse du capitalisme d’État » n’a jamais été une théorie générale, et « l’économie d’armement permanent » est un élément de la pensée keynésienne[3]. [Ces « théories » ont conduit le groupe à des pronostics erronés sur lesquels il a fallu revenir par la suite. Les dépenses d’armement, qui étaient censées préserver le capitalisme ont ensuite été identifiées comme un facteur de développement d’une nouvelle crise. Alors que les Socialistes internationaux pensaient que la théorie de l’impérialisme de Lénine était dépassée dans les années 1960 (au moment où les conflits en Algérie, au Viêt Nam, en Irlande du Nord, en Afrique du Sud et ailleurs prenaient de l’ampleur), le SWP a ensuite pris fait et cause pour la lutte contre l’impérialisme en 2003, lorsqu’il s’est rallié au soutien de ce que le parti appelait « la résistance » en Irak et en Afghanistan[4].
Aucune de ces « théorisations » n’a joué un rôle important dans la croissance des Socialistes internationaux, maiscela montre à quel point, dès le départ, une indifférence commode à l’égard de l’orthodoxie théorique s’accordait bien avec l’approche anti-intellectuelle affichée par l’organisation. Ce que le portrait de Birchall illustre involontairement, c’est qu’au lieu de se confronter à l’histoire difficile de la gauche, Cliff a préféré voyager léger, rejetant les théories qui ne semblaient pas convenir et en inventant de nouvelles pour combler les lacunes. Alors que la tradition marxiste classique soutenait que la question clé pour la construction d’une organisation socialiste était la conscience de classe, Cliff l’a écartée, estimant que la plupart des travailleurs étaient déjà socialistes et que leur plus gros problème était la confiance dans leur classe (282). C’est dans cet esprit qu’Alex Callinicos, qui a hérité du flambeau de théoricien en chef du SWP, a affirmé qu’il importait peu que les travailleurs « aient des idées réactionnaires sur des questions telles que la race, la place des femmes et ainsi de suite » - l’essentiel étant qu’ils prennent confiance en eux par la lutte[5].
Birchall reconnaît que le parti de Cliff a un côté philistin : « Il est arrivé à l’occasion qu’il y ait eu au sein du SWP des courants ouvriéristes et anti-intellectuels, et Cliff lui-même s’est parfois rendu coupable de les encourager » (546) - mais même cette affirmation revient à minimiser les faits. Birchall rapporte que Cliff disait souvent aux étudiants : « Ne perdez pas votre temps à lire des livres ! ». Et que même Callinicos s’est entendu dire de ne pas se donner la peine de poursuivre un doctorat sur le Capital de Marx parce que Cliff avait déjà réglé les questions d’interprétation (344). L’anti-intellectualisme de Cliff n’était pas si étrange dans les années 1960, lorsque les hippies peignaient sur les murs de Notting Hill la phrase de Blake « Les tigres de la colère sont plus sages que les chevaux de l’instruction », et que Jay Landesmann préconisait l’« université de la vie » plutôt que le lavage de cerveau à l’université. Alors que Landesmann se vantait de ce que ses enfants recevaient « la pire éducation que l’argent puisse acheter », Birchall révèle que Cliff offrait à sa fille Anna 5 livres sterling pour chaque examen qu’elle échouait (390).[6]
Avec leur approche activiste, leurs conceptions iconoclastes par rapport aux manières de voir communément admises et l’accent mis sur le changement à partir de la base, les Socialistes Internationaux ont épousé l’état d’esprit de la révolte étudiante des années 1960. Le groupe de Cliff a recruté des jeunes camarades remarquables : Paul Foot et Gus MacDonald à Glasgow, l Peter Sedgwick &avec son savoir encyclopédique, les frères Christopher et Peter Hitchens à l’Université d’Oxford, Irene Bruegel et Sheila Rowbotham, militantes du mouvement de libération des femmes, Eamon McCann du mouvement pour les droits civiques en Irlande du Nord, le philosophe Alasdair MacIntyre et les sociologues Laurie Taylor et Jock Young.
Au début des années 1960, alors qu’ils étaient connus sous le nom de Socialist Review Group, les International Socialists militaient en tant qu’« entristes » au sein du parti travailliste, portés par l’ambiance qui allait mettre fin aux années gâchées du régime conservateur et porter au pouvoir le parti travailliste modernisateur d’Harold Wilson. Les compromis les minables de la gestion managériale et anti-idéologique de Wilson ont déçu l’idéalisme de ceux qui l’avaient élu et les Socialistes Internationaux sont sortis du Parti travailliste avec eux. Alors que Wilson et sa ministre Barbara Castle mettaient en place une réglementation officielle des salaires, Cliff a su comprendre l’état d’esprit des syndicalistes combatifs à travers un petit livre qui s’est bien vendu, « Incomes Policy, Legislation and the Shop Stewards »( Politique des revenus, législation et délégués d’ateliers, 1966). L’une des idée auxquelles Cliff tenait le plus, c’était que les International Socialists devaient coller au plus près à tout ce qui bougeait et ne laisser aucun dogme se mettre en travers de leur route ; s’ils n’arrivaient pas à recruter un noyau d’activistes, il était persuadé qu’ils ne pourraient jamais pas avoir d’influence. Fait révélateur, le groupe a fait fi de son propre point de vue théorique selon lequel les luttes anti-impérialistes n’étaient pas importantes et s’est lancé dans le mouvement étudiant contre la guerre du Viêt Nam.
Cliff a voulu consolider le groupe IS, qui était jusqu’alors assez peu structuré, par des discussions et des actions, un peu à la manière d’un groupe anarchiste. Il avait auparavant défendu les arguments de Rosa Luxemburg en faveur de la spontanéité de la classe ouvrière et de la « grève de masse » comme moyen d’accéder au pouvoir. Mais il a ensuite changé de cap, plaidant pour un parti « léniniste » au « centralisme démocratique », insistant sur la nécessité de la discipline au sein de l’IS. Birchall prend ce virage intellectuel au sérieux, même si, à mon avis, le nom de Lénine a été invoqué plus à la manière d’une incantation qu’avec une réelle compréhension. En effet, malgré ce que Birchall affirme, on peut se demander si Luxemburg et Lénine avaient des opinions opposées sur la question de la discipline de parti. Mais la principale nouveauté était que le nouveau groupe allait avoir à respecter des consignes. Ted Crawford se souvient que les dirigeants essayaient de « précipiter les choses » et avaient opté pour une approche du genre « pas devant les enfants » (358). Cliff, Kidron, Chris Harman et Callinicos pensaient que les débat sur la théorie marxiste dans les sections du parti et les bulletins de discussion détournerait les travailleurs de l’organisation[7]. [Ils furent particulièrement irrités lorsque David Yaffe et d’autres firent appel à la théorie marxiste des crises pour démontrer que la croissance d’après-guerre, basée sur les dépenses de l’État, avait atteint ses limites. Kidron a qualifié ce raisonnement de « talmudique » et a maintenu son argument keynésien selon lequel les dépenses d’armement suffiraient à compenser la récession[8]. Les critiques qui considéraient que le parti avait besoin de mieux comprendre l’emprise du Labour sur la classe ouvrière furent dénoncés comme des « paléo-marxistes » et des « propagandistes abstraits » et expulsés, un épisode que Birchall préfère oublier[9]. [La leçon semble en être que le socialisme doit être édulcoré pour plaire aux travailleurs].
L’investissement desSsocialistes internationaux dans les manifestations étudiantes des années 1960 a donc été suivi par une implication dans la montée fulgurante de l’activité militante de la classe ouvrière dans les années soixante-dix. Convaincus de la nécessité de contester l’influence du parti communiste parmi les militants syndicaux, en particulier les délégués d’ateliers (shop stewards), les étudiants du groupe Cliff vendaient le journal de l’IS à la porte des usines pour y aborder des ouvriers et ouvrières. Selon lui, l’explosion de la contestation en France était le résultat des « années de dépolitisation » et de « la profonde distanciation des travailleurs par rapport aux organisations traditionnelles » telles que le mouvement syndical officiel et les partis socialistes et communistes (306). Les International Socialists ont donc contesté l’influence du courant principal de la gauche au moment même où le militantisme de la base se développait et se sont ainsi transformés en un parti.
Alors qu’il se penche sur les détails, Birchall ne souligne pas le fait qu’entre 1968 et 1974, la classe ouvrière européenne était aussi proche du pouvoir qu’elle ne l’avait été depuis 1919-1923. La combativité ouvrière a atteint des sommets. En Grande-Bretagne, la classe dirigeante, prise de panique, s’en prenait aux militants, les envoyant en prison (comme les ouvriers du bâtiment connus sous le nom des Cinq de Pentonville, puis des Deux de Shrewsbury), établissant des carnets de rationnement, imposant à l’industrie rebelle la « semaine de trois jours », organisant une guérilla clandestine en Italie et en Belgique ; en Irlande du Nord, elle envoyait des troupes d’occupation, créant des camps d’internement pour réprimer les manifestants rebelles qui défendaient les droits civiques. La confiance de la classe ouvrière ne s’est pas démentie lorsque les électeurs ont soutenu les mineurs en grève lorsque le Premier ministre Heath a fait appel au pays sur la question de savoir qui gouvernerait. Cependant, l’échec de la révolution en Grande-Bretagne a été patent. Alors que la classe dirigeante préparait une répression, la classe ouvrière a frôlé le défi, puis s’est repliée, incertaine de ce qu’elle devait faire.
Le Socialist Workers Party a appelé à la multiplication des grèves et à plus de solidarité, mais au moment des élections, il a invité les travailleurs à voter pour les travaillistes ! Lorsqu’en 1972, la question du pouvoir de l’État a été posée de la manière la plus brutale en Irlande du Nord, le Socialist Worker a soutenu l’intervention des troupes britanniques.
Après l’arrestation de cinq délégués syndicaux (les « Pentonville Five ») qui avaient désobéi à une décision de justice leur enjoignant de lever le piquet de grève, une série de grèves et de manifestations a déferlé sur la Grande-Bretagne, culminant avec l’appel à la grève générale lancé par le Trades Union Congress (Congrès des syndicats) en juillet 1972.
On le sait, la vague de grèves s’est maintenue, mais à un coût élevé. En 1975, une certaine prudence ressortait d’un document soumis au congrès : « Nous avons surestimé la vitesse à laquelle la crise économique pousserait les travailleurs à tirer des conclusions politiques révolutionnaires » (376), mais il n’y avait évidemment aucune raison pour que les travailleurs tirent des conclusions révolutionnaires si aucun mouvement politique ne s’y attachait. Le militantisme apolitique du SWP ne faisait que laisser toutes les décisions politiques entre les mains du parti travailliste, qui attendait dans les coulisses pour reprendre les rênes lorsque le gouvernement de Heath perdrait le contrôle. Le plan des travaillistes pour enrayer la crise consistait en un « contrat social », c’est-à-dire une limitation des salaires sous l’égide du gouvernement. Cliff rédigea un nouveau pamphlet, « Crisis : Social Contract or Socialism » (1975), mais ce qu’il avait à offrir aux militants de la classe ouvrière, c’était davantage de conflits, mais aucune issue, et il concluait ainsi :
« Nous entrons dans une longue période d’instabilité et d’incertitude . Le capitalisme international sera ravagé par des crises économiques, sociales et politiques. De grandes batailles de classes nous attendent. Leur issue décidera de l’avenir de l’humanité pour longtemps. » (375)
Certains de ceux qui avaient eu pour tâche de créer les nouvelles branches du parti dans les usines au début des années 70, comme Jim Higgins et Roger Rosewell, étaient épuisés et se reprochaient le manque de réalisme des orientations. Birchall résume l’échec du parti en rejetant la faute sur l’autre bord :
« Les espoirs de l’IS au début des années 1970 ne se sont pas concrétisés parce que le gouvernement travailliste a réussi à imposer son Contrat social et que les conflits sociaux importants ont pratiquement pris fin... le réformisme s’est avéré plutôt plus résistant qu’on ne s’y attendait. » (405)
C’est bien entendu précisément là que le SWP a échoué. Il n’a jamais cherché à contester au parti travailliste la direction politique de la classe ouvrière et a préféré développer son influence à travers le militantisme syndical.
S’efforçant d’expliquer ce revers, Cliff a élaboré ce que l’on a appelé la théorie du « ralentissement », qui n’était pas une théorie à proprement parler. Il s’agit simplement d’une constatation empirique du déclin de l’activité gréviste. La perception qu’a Cliff de la classe ouvrière est essentiellement sociologique. Elle se définit par sa relation avec les moyens de production et elle a plus ou moins confiance en elle. Les travailleurs sont organisés dans des syndicats qui souscrivent au programme de mesures étatiques et socialistes du parti travailliste. Le socialisme réformiste est l’idéal autour duquel la classe ouvrière s’est constituée. Lorsque cet idéal s’est avéré être un échec, la classe ouvrière n’a pas « tiré de conclusions révolutionnaires » parce qu’il n’y avait pas eu de lutte politique pour obtenir de telles conclusions. Au contraire, la classe ouvrière organisée a pris les échecs du socialisme comme s’ils étaient les siens. Certains étaient en colère ; bien plus nombreux étaient ceux qui étaient sur la défensive ou tout simplement démoralisés. La théorie de Cliff sur le « ralentissement » ne reflétait que l’apparence d’une baisse du militantisme, mais laissait de côté le facteur décisif, à savoir l’absence d’une alternative au Labour qui aurait pu devenir le foyer du renouveau de la lutte.
Le regard de philistin borné du parti sur les questions d’égalité entre les races et les sexes a été à son maximum au milieu des années 70, au moment de la grande mobilisation pour gagner des soutiens dans la classe ouvrière. Toutes les questions sociales étaient réductibles à la relation d’exploitation de la classe ouvrière « sur les lieux de production ». La sphère politique était considérée comme sans importance et la lutte pour les droits illusoire. La libération des femmes était traitée comme une question secondaire, et le milieu étudiant adoptait délibérément ce qu’il considérait comme les attitudes de la classe ouvrière à l’égard des femmes. L’hostilité déclarée des Socialistes Internationaux à l’égard des droits des homosexuels est allée si loin qu’une commission homosexuelle organisée par Don Milligan et Bob Cant a été dissoute (424, 440).[10]
De la même façon, l’organisation a eu du mal à comprendre la question raciale. Les International Socialists avaient dénoncé le racisme parmi les dockers lors d’un tristement célèbre débrayage en faveur du ministre anti-immigrés Enoch Powell[11]. [Le groupe continue de considérer le racisme comme un peu plus que des idées qui divisent et ne comprend pas le lien entre le réformisme national et le déni des droits des Noirs. Le racisme, pensaient-ils, disparaîtrait lorsque les travailleurs s’uniraient dans la lutte. Lorsque la police a pris pour cible des jeunes noirs, provoquant des émeutes à Brixton en 1981, Socialist Worker a soutenu que les émeutes n’avaient rien à voir avec la question raciale mais qu’il s’agissait plutôt d’une protestation unie des Noirs et des Blancs contre le chômage.
Là où ils se sentaient à l’aise pour parler de race, c’était dans le cadre du mouvement contre le Front national (FN) d’extrême-droite. Le SWP a voulu faire le lien entre la lutte antiraciste contre le FN et la mobilisation populaire antifasciste contre l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Le racisme a été réduit à une affaire de fascistes situés en dehors du domaine de la pensée respectable défendue par la Ligue antinazie. C’était une campagne que les footballeurs et les évêques pouvaient soutenir parce qu’elle présentait le problème racial comme un problème d’extrémistes étrangers à la société britannique.
Dans les années 80, le SWP a survécu en servant d’amplificateur à « l’humeur anti-Thatcher » et en rejoignant les manifestations et les grèves provoquées par l’offensive patronale. « Il y a une véritable haine envers ce gouvernement conservateur », constatait Cliff, mais « cette haine s’accompagne d’une impuissance à une large échelle » (451). Lorsque la gauche a tenté de prendre le contrôle du parti travailliste en présentant Tony Benn comme vice-président, Cliff s’est montré sceptique, non pas quant à la renaissance des programmes d’intervention publique d’inspiration socialiste, mais quant au fait que ces efforts pour construire des programmes détourneraient des tâches de construction sur le lieu de travail. Birchall raconte l’histoire comme si le SWP avait farouchement critiqué la campagne de Benn, mais à l’époque, le titre du Socialist Worker était « Benn for Deputy » (Benn député !). Une entente ou une division du travail se mettait en place : Benn et les autres membres de la gauche du parti travailliste exposaient la politique socialiste à la tribune (principalement le contrôle de l’industrie par l’État), mais les fantassins volontaristes du SWP prouvaient leur valeur en organisant le soutien de la base, qu’il s’agisse de rassembler des démarcheurs lors des élections ou d’aider à l’organisation de manifestations et à trouver des soutiens pour les grèves.
Le positionnement défensif du parti est apparu clairement lorsque les mineurs du Yorkshire se sont mis en grève pour protester contre un programme de fermetures de puits. La faiblesse de la grève résidait dans la division entre les mineurs militants et les autres. Arthur Scargill, le héros de gauche de la grève de 1974, avait été élu président du syndicat et était proche de la base militante, mais il craignait qu’un vote national n’aboutisse à une défaite. La faiblesse de la fraction militante, c’est d’avoir cherché à contourner la majorité des adhérents en évitant le scrutin et en préférant organiser des piquets de grève dans les mines pour soutenir celles qui étaient menacées de fermeture. Dès le début, « la grève n’était pas solide » et de nombreux mineurs ont vu dans l’absence de scrutin une bonne excuse pour continuer à travailler[12]. [Au lieu de critiquer la dérobade des militants regroupés autour de Scargill et de plaider en faveur d’une campagne de grande envergure visant à gagner un vote au national, Cliff a fait de ce point faible de la grève une vertu, et le Socialist Worker a dénoncé la démocratie de la base comme « démocrassouillarde »(ballot-itis) et comme un recul devant le thatchérisme. Le scrutin n’a pas eu lieu ; les mineurs sont restés divisés et ont perdu. Le « Plan pour le charbon » nationaliste de Scargill, qui soutenait que le charbon était rentable pour l’industrie britannique, comme si les intérêts des mineurs coïncidaient avec le développement du capitalisme, posait encore plus de problèmes. Le SWP a tout simplement refusé de reconnaître la signification du « Plan pour le charbon ». Birchall fait remarquer que Paul Foot a discuté de stratégie au téléphone avec Scargill pendant toute la durée de la grève (485). Plus tard, Cliff tenta malhonnêtement de rejeter la responsabilité de l’échec de la grève sur le leader des mineurs, à la grande consternation de Foot, alors que chaque mesure prise par Scargill avait été soutenue par le SWP. Avec la défaite des mineurs, le « ralentissement » est devenu une prophétie auto-réalisatrice. Il est toujours plus facile de blâmer la classe ouvrière que d’essayer de comprendre que c’est la gauche qui a échoué.
Le SWP semblait voué au déclin, tout comme le reste de la gauche. De leur côté, ses rivaux étaient en train de disparaître : le Parti communiste était blessé à mort par l’effondrement de l’Union soviétique, le Workers Revolutionary Party était réduit à néant par son leader hystérique (jusqu’à ce qu’une direction en faillite le renverse en révélant un scandale sexuel) ; la Militant Tendency avait été expulsée du Parti travailliste. Dans une toute petite mare, le SWP était le plus gros poisson.
Dans la dernière décennie de sa vie, Cliff lisait dans les runes de la lutte des classes et y détecta une « nouvelle ambiance » (504). L’attente de l’embellie devient l’affaire du parti, et des événements successifs sont désignés comme des tournants : les manifestations dans le centre de l’Angleterre contre la fermeture des dernières mines, les manifestations anticapitalistes à Seattle ou, plus récemment, la riposte attendue aux coupes budgétaires des conservateurs. Parfois, la désaffection populaire conduisait même à de grands carnavals de protestation, comme la campagne contre la Poll Tax qui a culminé avec les émeutes de Trafalgar Square en 1990. En 2003, les manifestations contre la guerre en Irak ont pris une ampleur considérable, car elles sont également devenues le point de ralliement du mécontentement populaire à l’égard de la classe politique dirigée par Tony Blair en Grande-Bretagne, ce qui a conduit le Labour à reprendre le pouvoir après une interruption de 17 ans. Le SWP s’est lancé dans ces manifestations, y voyant un retour à un mouvement d’opposition de masse, mais il n’a pas compris que, malgré les apparences, le sentiment dominant était une tendance anti-politique au désengagement - pitoyablement exprimée par le mot d’ordre du repli sur soi « not in my name » (pas en mon nom).
Dans la foulée des manifestations contre la guerre du Golfe, le SWP a pris sa décision la plus ambitieuse en fondant la coalition RESPECT avec George Galloway, Salma Yaqoob et Ken Loach pour affronter le parti travailliste lors des élections. Tout comme ils avaient cédé le rôle de direction politique à la gauche travailliste dans les années 1980, ils ont laissé l’ancien député travailliste Galloway élaborer la plate-forme de Respect. Il y avait deux plates-formes principales : la première était anti-guerre, l’autre proposait un programme social national ; RESPECT, avec une plate-forme de protection sociale et de nationalisation tirée des manifestes travaillistes de 1945 et de 1983. a pu rallier les électeurs travaillistes mécontents et Galloway a su séduire les jeunes musulmans écœurés par la guerre en Irak. Mais il ne s’agissait pas d’une coalition stable et, en la personne de Galloway, le SWP avait créé un monstre dont l’ego ne pouvait être contenu. De manière opportuniste, Lindsey German a proposé de mettre en sourdine les positions du SWP sur l’oppression des femmes, surtout si elles risquaient de gêner Galloway et l’électorat musulman. Cependant, Galloway a refusé d’être une marionnette du SWP. La coalition s’est divisée, le SWP étant obligé de présenter sa propre « liste de gauche » pour sauver la face, mais il n’a obtenu qu’un résultat dérisoire.
Ce que Cliff et la direction de l’organisation qui le suivait ne pouvaient pas comprendre, c’est que ce n’étaient pas les signes d’une reprise qu’ils observaient, mais les symptômes d’une désaffection populaire à l’égard de la politique. Interprétant souvent à tort ces symptômes de dépolitisation et de décomposition comme les caractéristiques positives d’une « nouvelle ambiance », le SWP a pu s’accommoder de cette désaffection croissante, mais à un prix élevé. Chaque tentative successive de relancer le parti par une nouvelle mobilisation conduisait à la démoralisation et, de plus en plus, à la formation de fractions puis à des scissions. Le plus souvent, ces fractions prétendaient essayer de revenir aux origines des International Socialists, avant que les choses ne tournent mal, mais elles ne parvenaient jamais à déterminer à quel moment les choses avaient mal tourné. Ce que montre le livre de Birchall, c’est que c’est c’est précisément le modèle de l’IS qui est défectueux ; la direction actuelle s’est simplement adaptée à cet héritage défectueux au lieu de le remettre en question. Le parti pris anti-politique des International Socialists correspond bien à l’état d’esprit contemporain, mais attirer les gens sur la base de leur rejet de la politique, en fin de compte, ne peut que les démoraliser, si bien que le taux élevé de pertes parmi les membres fait que le parti court vers le point d’arrêt..
James Heartfield
Notes de bas de page
[1] Tony Cliff, A World to Win (Londres : Bookmarks, 2000), 111, 124.
[2] Voir par exemple Alex Callinicos, « Is Leninism Finished », Socialist Review, janvier 2013.
[3] Emprunté à TN Vance dans Michael Kidron, « Two Insights don’t make a Theory », International Socialism, Series 1, No. 100 (juillet 1977).
[4] Voir Alex Callinicos, « Imperialism and the Global Economy », International Socialism Journal, 108 (octobre 2005).
[5] Alex Callinicos, « Politics or Abstract Propagandism », International Socialism Journal Series 2, No. 11 (Winter 1981) : 122.
[6] Voir également Cosmo Landesmann, Starstruck (Londres : Macmillan, 2008), 99-100.
[7] Martin Shaw, « The Making of A Party », Socialist Register 15 (1978) : 123.
[8] Michael Kidron, « For Every Prince There is a Princess », IS Internal Bulletin (mars 1973).
[9] Voir Alex Callinicos, « Politics or Abstract Propagandism », International Socialism Series 2, 11 (Winter, 1981). Ian Birchall appuie la motion d’expulsion de Yaffe et de ses partisans.
[10] Voir également Bob Cant, « A Grim Tale The I.S. Gay Group 1972-75 » Gay Left, n° 3 (automne 1976).
[11] Même le tract qu’ils ont publié faisait déjà état du fait que Powell écrivait des vers grecs, comme pour dire qu’il appartenait vraiment à la classe supérieure et qu’il était probablement homosexuel.]
[12] Cliff, A World to Win, 193.