Ils et elles se croyaient sinon en sécurité, en tout cas moins en danger qu’ailleurs. N’avaient-ils pas suivi les ordres de l’armée israélienne, et installé leurs abris précaires, tentes bricolées de bâches en plastique et de morceaux de bois ou de métal, dans une des « zones sûres » désignées par l’état-major israélien ?
Un surcroît de sûreté leur était offert, pensaient ces familles, par la proximité de la base logistique de l’UNRWA, l’Agence des Nations unies chargée de l’assistance aux réfugiés palestiniens, et son drapeau bleu, qui désigne à toute partie prenante à un conflit une zone de non-belligérance et de protection des civils.
Une fois de plus, l’armée israélienne a démontré que nul endroit n’est sûr dans la bande de Gaza et que chaque homme, femme, enfant, de l’enclave palestinienne est une cible. En tout lieu. À toute heure.
Il faisait déjà nuit quand les missiles, huit selon des témoins cités par la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera, ont été largués par l’aviation israélienne sur le camp Baraksat, dans le quartier de Tel Al-Sultan, quasiment collé à la bande frontalière égyptienne, à l’ouest de la ville de Rafah. Sur ces rangs serrés d’abris posés sur le sable, et où les familles s’apprêtaient à dormir.
Les secours sur les lieux de la frappe israélienne à Rafah, le 26 mai 2024. © Photo de la Défense civile palestinienne / UPI / Shutterstock via Sipa
Cette partie de Rafah n’était pas incluse dans les zones soumises à l’offensive terrestre de l’armée israélienne contre la ville la plus au sud de la bande de Gaza, zones qui avaient reçu un ordre d’évacuation forcée.
Les explosions des missiles ont allumé des incendies, qui se sont propagés à toute allure dans cet endroit surpeuplé. Les flammes ont dévoré le plastique et les chairs des êtres humains. « Les tentes fondent et les gens dedans fondent ! », a hurlé un homme sous le choc, filmé par un journaliste d’Al Jazeera dans un hôpital de campagne empli de cris de souffrance d’enfants brûlés.
« Il y a eu une énorme déflagration non loin de chez moi. Il y a beaucoup de femmes et d’enfants parmi les blessés, des enfants sont morts aussi, raconte Mohamed, un habitant de Rafah, au micro de RFI. Leurs corps ont été déchiquetés. Il y a des corps décapités, des corps dont les membres ont été amputés par la violence de la déflagration. Ils ont perdu leurs bras, leurs jambes, leurs mains… Certains corps sont méconnaissables, on n’arrive pas à identifier les victimes… »
<Des brûlures au-delà du troisième degré
L’ONG Médecins sans frontière (MSF), qui a dû évacuer les deux hôpitaux de Rafah où elle travaillait après l’ordre de déplacement de l’armée israélienne début mai, soutient un centre d’urgences dans lequel les blessés sont stabilisés avant d’être transférés vers des hôpitaux situés à proximité des lieux frappés par les missiles israéliens.
« Très rapidement après le bombardement, les équipes ont reçu 28 morts et 180 blessés, raconte à Mediapart Caroline Seguin, responsable des opérations de MSF dans la bande de Gaza. Il s’agit de blessures de guerre, de corps traversés par des éclats, et de brûlures au troisième degré ou plus. Ces personnes brûlées nécessitent des soins palliatifs qui sont très difficiles à administrer dans les conditions que nous subissons dans la bande de Gaza. Nous avons déposé des demandes auprès des autorités israéliennes pour des évacuations vers des hôpitaux égyptiens, mais il y a peu d’espoir, le point de passage étant fermé. »
L’UNRWA, elle, indique avoir des difficultés à joindre ses équipes sur place. « C’est une horreur qui ne s’arrête pas et dont on ne voit pas le bout », a écrit sur le réseau social X Juliette Touma, la directrice de la communication de l’agence. Comme les autres acteurs humanitaires, cette dernière semble assommée par ce massacre supplémentaire. « Aucun lieu et aucune personne n’est à l’abri. Chaque jour qui passe, de nouveaux civils meurent et des familles sont forcées de vivre dans des conditions de plus en plus innommables. La bande de Gaza est devenue un enfer sur terre. Le seul espoir qui subsiste est un #CeasefireNow », a posté l’agence.
Carte de localisation. © Infographie Mediapart
L’offensive terrestre israélienne contre Rafah, la fermeture du point de passage éponyme avec l’Égypte et, plus généralement, les entraves mises par l’État hébreu à l’entrée de matériel médical rendent les opérations de sauvetage et de soins encore plus difficiles : « Depuis plusieurs semaines, nous ne réussissons plus à acheminer des médicaments vers la bande de Gaza, reprend Caroline Seguin. Nous commençons aussi à manquer de carburant. Et nous avons demandé les autorisations aux autorités israéliennes de faire entrer deux hôpitaux de campagne. Cela fait plus de cinq semaines, et nous n’avons toujours pas de réponse. »
Mohamed Al-Mughayyir, chef de la défense civile à Rafah, témoigne lui aussi auprès de l’AFP de la difficulté d’organiser les secours : « Il y a une pénurie de carburant… Certaines routes ont été détruites, ce qui entrave la circulation des véhicules de la défense civile dans ces zones ciblées. »
En milieu de journée, lundi 27 mai, le ministère de la santé de la bande de Gaza, administrée par le Hamas, indiquait que 45 personnes avaient été tuées par les bombes israéliennes, dont 23 femmes, enfants et personnes âgées, et 249 blessées.
Après avoir indiqué lundi matin « lancer une enquête », le gouvernement israélien, par l’intermédiaire de son porte-parole Avi Hyman, a reconnu que les 45 personnes mortes recensées en milieu d’après-midi « pouvaient avoir été tuées par un incendie causé par des raids aériens israéliens » et le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, a qualifié les frappes d’« erreur tragique ».
Plus tôt dans la journée de lundi, l’armée israélienne avait
Les justifications israéliennes ne convainquent pas. Condamnations et critiques ont afflué du monde entier, à l’exception notable, à l’heure où ces lignes sont écrites, de l’administration américaine qui, jusque-là, se gardait de fustiger l’offensive sur Rafah, acceptant la version israélienne d’une attaque « limitée ».
Une administration américaine sévèrement critiquée par l’Autorité palestinienne qui, selon le porte-parole de Mahmoud Abbas, le président palestinien, tient son homologue américaine pour « responsable » des « crimes israéliens » et a exigé de Washington qu’il « oblige Israël à mettre fin à la folie et au génocide en cours à Gaza ». Le porte-parole a qualifié les frappes de « massacre haineux » et souligné la « nécessité urgente d’une intervention pour arrêter immédiatement les crimes contre les Palestiniens ».
Un obstacle supplémentaire pour les négociations
Alors que les trois pays européens, Irlande, Espagne et Norvège, qui s’apprêtent à reconnaître l’État de Palestine mardi 28 mai, tenaient une conférence de presse à Bruxelles lundi matin, le ministre norvégien des affaires étrangères, Espen Barth Eide, a déclaré : « Nous disons depuis des mois que nous craignons que le style de guerre israélien à Gaza ne soit contraire au droit humanitaire international. Maintenant, nous le savons. Nous avons reçu une injonction de la Cour internationale de justice ordonnant à Israël de cesser son attaque à Rafah. Il s’agit d’un ordre obligatoire. Elle est contraignante, ce qui signifie que la poursuite [...] à Rafah constitue une violation matérielle de la décision de la plus haute juridiction du monde. »
Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, s’est dit « horrifié », avant de rappeler lui aussi le caractère contraignant de la décision de la Cour internationale de justice, qui a exigé vendredi 24 mai que l’État hébreu cesse son offensive sur Rafah. Même l’Allemagne, pourtant soutien d’Israël contre vents et marées, y est allée de sa condamnation. « La loi humanitaire internationale s’applique à tous, y compris à Israël dans sa conduite de la guerre », a déclaré Annalena Baerbock, sa ministre des affaires étrangères.
Quant au Qatar, État impliqué avec l’Égypte et les États-Unis dans la négociation pour la libération des otages israéliens et un cessez-le-feu, il a souligné que cette nouvelle attaque israélienne risquait d’« entraver » les discussions. Quelques heures plus tard, le Hamas déclarait qu’il ne participerait pas aux négociations, prévues pour reprendre ce mardi au Caire.
L’ambiance est plus que jamais électrique. Des tirs au point de passage de Rafah ont opposé soldats israéliens et soldats égyptiens. Les deux capitales refusent d’en dire plus pour le moment, dans une évidente volonté de faire baisser la tension. Tout juste le Caire a-t-il annoncé la mort d’un garde-frontière.
À Tel Al-Sultan, au milieu des tentes brûlées et des morceaux de métal tordus, des restes de vie jonchent le sable. Des milliers de familles vont, une nouvelle fois, être jetées sur les routes. Pour la sixième, septième, huitième fois depuis le début de la guerre. Elles vont devoir s’installer au milieu des ruines, dans des lieux sans eau, sans latrines, sans hôpitaux. Encore plus conscientes qu’avant qu’elles sont des cibles, en tout lieu et à tout moment.
Gwenaelle Lenoir