« Saviez-vous qu’un professeur d’histoire âgé de 70 ans menaçait la sécurité nationale des États-Unis ? » C’est par ces mots que l’historien israélien Ilan Pappé a débuté le récit de sa mésaventure à l’aéroport de Detroit (États-Unis), où le FBI l’attendait pour lui faire subir un interrogatoire long de deux heures, dans une publication Facebook mercredi 15 mai.
L’auteur de l’ouvrage Le Nettoyage ethnique de la Palestine, d’abord édité par Fayard, et réédité depuis par La Fabrique, dit avoir atterri lundi 13 mai sur le sol américain, avant d’être « emmené » par deux agents, qui lui ont également confisqué son téléphone portable.
« Suis-je un supporter du Hamas ? Est-ce que je considère les actions israéliennes à Gaza comme un génocide ? Quelle est la solution au “conflit” (sérieusement, c’est ce qu’ils ont demandé !) ? Qui sont mes amis arabes et musulmans en Amérique, et depuis combien de temps je les connais, quel genre de relation j’ai avec eux ? » Les questions posées par les deux agents, dont l’attitude n’était ni « abusive » ni « grossière », étaient « vraiment déconnectées », prend-il le soin de souligner. Épuisé après huit heures de vol, il dit y avoir répondu en renvoyant vers ses ouvrages, ou parfois de « façon laconique, par oui ou par non ».
L’historien israélien Ilan Pappé, lors d’une conférence à Prague (République tchèque) en 2022. © Photo Roman Vondrous / CTK / AP via Sipa
Jeudi 16 mai, la maison d’édition La Fabrique a dénoncé cet interrogatoire dans un communiqué, demandant à ce que « la répression des voix critiques d’Israël et en soutien au peuple palestinien » cesse. Contactée par Mediapart, celle-ci précise avoir été « scandalisée » par cet épisode, qu’elle a découvert à travers le témoignage d’Ilan Pappé sur Facebook. « Nous lui avons écrit pour lui signifier notre soutien. Ce n’est malheureusement pas étonnant dans la période qu’on traverse, où on constate que les discours se durcissent à l’endroit de ceux qui expriment un discours critique envers Israël ou soutiennent les Palestiniens dans les États occidentaux. »
Ce qui est particulièrement « aberrant » ici, poursuit-on à La Fabrique, « c’est qu’il s’agissait uniquement de questions orientées sur Israël, le Hamas, la notion de génocide à Gaza ou non, ou encore ses amitiés… » Des questions sur ses propres opinions et sa vie personnelle, donc, et « pas sur sa participation à d’éventuelles manifestations ». Pour la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine, l’interrogatoire d’Ilan Pappé « s’inscrit plus généralement dans un large phénomène de délégitimation de la solidarité avec les Palestiniens ».
Le réseau rappelle d’ailleurs avoir publié un rapport, en 2021, dans lequel de nombreux cas concrets venaient démontrer l’ampleur du phénomène depuis une dizaine d’années en Europe, mais aussi aux États-Unis. « C’est le muselage de la liberté d’expression, de conscience et de pensée qui est à l’œuvre aujourd’hui », dénonce Béatrice Ores, porte-parole de l’Union juive française pour la paix (UJFP), qui a relayé le témoignage de l’historien sur les réseaux sociaux. Celle-ci s’abat « aussi sur les Israéliens qui veulent s’exprimer contre le génocide en cours à Gaza », regrette-t-elle, jugeant la situation « très grave ».
L’UJFP rappelle le contexte dans lequel cet interrogatoire intervient, à l’heure où les universités, aux États-Unis comme en France et en Israël, sont attaquées dans leur travail de recherche, « soit pour le fond de ce qu’elles sont ». « Tous les universitaires israéliens qui s’opposent à la position officielle israélienne sont harcelés, un peu comme la chasse aux sorcières qu’on a connue au moment du communisme, mais cette fois-ci cela s’applique à une nouvelle catégorie de personnes. Quand on connaît le travail universitaire et historique d’Ilan Pappé, c’est encore plus regrettable », relève Béatrice Ores.
Fayard « censure » son ouvrage en France
Cet interrogatoire par des agents du FBI survient plusieurs mois après un autre épisode ayant suscité un tollé en France, où son ancienne maison d’édition – Fayard – a choisi de ne pas rééditer son ouvrage Le Nettoyage ethnique de la Palestine, au lendemain des attaques du Hamas survenues en Israël le 7 octobre 2023. « Ils l’ont retiré assez brutalement de la commercialisation au prétexte que le contrat était terminé, mais on n’est pas dupes. Fayard a censuré la réédition de son livre », tranche la porte-parole de l’UJFP.
À La Fabrique, l’équipe ne croit pas non plus à la raison officielle donnée par Fayard. « Ils se sont expliqués en avançant que le contrat était devenu caduc, c’est d’ailleurs ce qui a été dit au traducteur notamment. Mais si les contrats de cession ont une durée limitée, ils se renouvellent en général, explique Jean. Il est certain qu’ils n’ont pas voulu le republier ; chacun peut imaginer pourquoi. » Alertée par un « libraire attentif », La Fabrique, qui avait déjà publié les premiers livres d’Ilan Pappé dans les années 2000, a fait le choix de republier l’historien.
« C’est quelqu’un qu’on connaissait et qu’on appréciait, c’était dans la logique du catalogue. C’est aussi un livre important, et dans la période actuelle, on a estimé qu’il était plus que nécessaire qu’il soit disponible pour les lecteurs », poursuit Jean, l’un des responsables.
Fin 2023, constatant que Fayard avait retiré l’ouvrage de la commercialisation et évoquant alors une « censure », l’historienne française Ludivine Bantigny en avait fait une recension sur le réseau social X, rappelant que le « nettoyage ethnique était bel et bien considéré comme un crime contre l’humanité, réprimé par le droit international ».
« La répression et la criminalisation de la solidarité avec le peuple palestinien atteignent des niveaux effarants, en France, en Allemagne, aux États-Unis… Cette fois, les autorités américaines s’en prennent à un historien… israélien. Mais antisioniste, il est vrai. Son courage est extraordinaire », a réagi la chercheuse auprès de Mediapart.
« Joe Biden peut-il expliquer pourquoi des agents fédéraux américains ont copié tout ce qu’il y avait sur son téléphone ? », a interrogé le chercheur et spécialiste de la Palestine Zachary Foster en partageant la publication de son confrère.
« La bonne nouvelle, c’est que les actions de ce type menées par les États-Unis ou les pays européens sous la pression du lobby pro-israélien ou d’Israël rendent palpables la grande panique et le profond désarroi devant le fait qu’Israël s’apprête à devenir un État paria, avec tout ce que cela implique », a conclu Ilan Pappé dans sa publication diffusée sur Facebook.
Nejma Brahim