Les communistes français et la question de l’indépendance de l’Algérie, 1954-1962
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L’auteur reprend ici une partie du chapitre XIV de son étude, parue en 2019, Les communistes et l’Algérie, des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962, Paris, Éd. La Découverte.
En ce 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, bien des études mémorielles (ouvrages, tribunes, numéros spéciaux de revues) sont parues. Une fois encore, une controverse ancienne est revenue sur le devant de la scène : quel fut le rôle, quelles furent les actions, des communistes français (ceux des communistes algériens appartenant à une autre histoire, dans un contexte radicalement différent). Plus précisément : le PCF fut-il partisan de l’indépendance, et si oui, dans quels termes, à quel moment du conflit ?
La présence – ou l’absence – du thème de la défense de l’indépendance de l’Algérie, la mise en concurrence de celui-ci avec le mot d’ordre « Paix en Algérie » figurent, depuis plus de soixante ans, parmi les principaux sujets de controverse de l’histoire du communisme français. Pour beaucoup, c’est une affaire entendue : le mot « indépendance » n’a jamais fait partie du vocabulaire du PCF. D’autres affirment qu’il fit une apparition tardive. Ce qui suscite une riposte indignée d’anciens militants de cette période. C’est à une recherche patiente dans toute la production communiste (et sa petite « cousine », celle de la CGT) de l’époque qu’il a fallu procéder pour tenter de présenter un tableau récapitulatif de cette question.
Avant 1954, une théorie inadaptée : la « nation en formation »
Lorsque commence la guerre d’indépendance de l’Algérie, les communistes possèdent depuis longtemps un appareil conceptuel : en 1939, Maurice Thorez avait développé la théorie de la « nation algérienne en formation », fruit de « vingt races ». Théorie contestée dès ce moment par les nationalistes, regroupés sous l’autorité de Messali Hadj. En fait, cette théorie n’a jamais été en adéquation avec les réalités de la société coloniale : en 1939, elle était pour le moins décalée ; en 1945, après les massacres du Constantinois, elle était devenue scandaleuse. Le PCA, pour sa part, l’abandonna à ce moment. Et pourtant le PCF, lui, s’y accrocha jusqu’à la guerre de libération.
C’est dire que le handicap, lorsque commença cette guerre, était fort, c’est dire que les divergences avec les éléments les plus déterminés du mouvement national algérien, regroupés derrière le FLN, étaient importantes. Pourtant, çà et là, les militants communistes français, les lecteurs de L’Humanité, avaient été mis en possession d’informations sur les sordides réalités de la situation coloniale, répression, inégalités sociales, racisme omniprésent. Il n’empêche : comme bien des courants politiques – en France et en Algérie – la nouvelle de l’insurrection de novembre 1954 fut pour le PCF une surprise.
Premiers ballons d’essai
On étonnerait bien des observateurs en affirmant que le mot « Indépendance » est apparu dans la bouche d’un dirigeant communiste de renom quatre jours après la Toussaint 1954. C’est pourtant le cas : le 5 novembre, il fut prononcé, en public, trois fois (discours de Jacques Duclos lors d’un meeting au Vel’ d’Hiv’) [1]. Par ailleurs, en reportage sur place, en Algérie, Marie Perrot (nom de plume de l’ancienne députée Marie Lambert) affirma : « C’est en vérité tout le peuple algérien qui, comme ceux de Tunisie et du Maroc, est décidé à recouvrer son indépendance. » (L’Humanité Dimanche, 14 novembre).
Qu’en fut-il au cœur de la représentation nationale ? Début février 1955, au détour d’un raisonnement, Raymond Guyot glissa le mot : « Où est l’intérêt de la France, de son peuple, et des peuples frères d’Algérie, de Tunisie et du Maroc ? (…) La répression, la terreur, les opérations de guerre contre de malheureux peuples qui aspirent à la liberté et à l’indépendance ne constituent pas une politique conforme aux sentiments du peuple de France [2]. »
Mais on est bien sûr tout aussi loin, très loin, d’une omniprésence.
Le rôle moteur des communistes algériens
Les relations entre communistes français et algériens n’ont jamais cessé, durant la guerre, même s’il est difficile aujourd’hui de reconstituer les canaux par lesquels elles circulaient. Or, c’est des rangs du Parti algérien que vint l’impulsion décisive. Le 3 juin 1955 parut, dans l’organe du Kominform (regroupement des partis communistes d’Europe de l’Est, plus les PC italien et français) un article signé Larbi Bouhali, secrétaire général du PCA [3] : « Le problème algérien est le suivant : comme tous les peuples opprimés, le peuple algérien aspire à une vie libre, à son indépendance nationale. » On a une indication forte de l’adhésion – nouvelle – du PCF à cette analyse par une pratique qui ne put échapper aux militants avertis. La direction choisit France Nouvelle, son hebdomadaire, pour faire passer le message dès la semaine suivante : le 11 juin suivant, le texte de Bouhali y fut repris in extenso. Quarante-huit heures plus tard, le 13 juin, le directeur de L’Humanité, Marcel Cachin, signa l’éditorial de son journal. Il dénonçait les « ratissages (…), provocations (…), arrestations par milliers », qui ne pourraient rien contre « des millions d’Algériens » qui « aspiraient à l’indépendance. » Puis poursuivait : « Il serait urgent de leur donner les moyens de vivre de leur travail en leur rendant la possession du sol de leur patrie. Il s’agit là d’un mouvement national soutenu par tout un peuple (…). Ils veulent vivre de leur travail sur leur sol libre et indépendant. »
Affirmation du thème à partir de l’été 1955
La simultanéité des apparitions du mot « indépendance » dans les temps qui suivent montre qu’un premier virage est pris à partir de ce moment.
En août 1955 le PCF publie une déclaration solennelle : « Les problèmes qui se posent au Maroc, en Algérie, ne peuvent être résolus que par une politique faisant droit aux aspirations des peuples à la liberté et à l’indépendance, et tenant compte des intérêts de la France, qui ne sont pas ceux des colonialistes ». Il exprime en conclusion son soutien aux « aspirations à la liberté et à l’indépendance des peuples jusqu’ici opprimés [4]. » Texte jugé assez important par la direction pour être reproduit en tract [5].
Manifestation pour la paix en Algérie à Firminy (1956). Léon Leponce/Archives municipales de Saint-Étienne.
La CGT a, simultanément, adopté les mêmes orientations. Et même légèrement en avance : c’est en mai 1955 qu’Anissa Bouayed [6] a trouvé la première utilisation du mot, dans la revue mensuelle de la CGT, Le Peuple : « Des Algériens qui ne demandent qu’à vivre librement dans leur pays meurent, le chemin de l’indépendance est jonché de victimes du colonialisme [7]. » La Vie ouvrière affirme, le 5 juillet, que les travailleurs de France exigent « le respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, y compris leur droit à une complète indépendance. »
L’abandon en douceur de la « nation en formation » : convaincre l’appareil
Dès lors, la nouvelle ligne peut « descendre » vers la masse des adhérents. Le 30 août 1955, au 94 rue Jean-Pierre Timbaud, l’assemblée de rentrée des communistes de la Région parisienne peut entendre un rapport du jeune secrétaire à l’organisation, Marcel Servin : « Pour nous, communistes, les choses sont claires : nous sommes solidaires des peuples d’Algérie et du Maroc qui luttent légitimement pour la conquête de leur indépendance nationale [8]. » La formule thorézienne « Nation en formation » est oubliée. En octobre, Jacques Duclos déclare à la tribune de l’Assemblée nationale [9] : « Chaque pas en avant fait en Tunisie et au Maroc sur la voie de l’indépendance nationale aura d’inévitables répercussions en Algérie (…). Nous nous prononçons en faveur de la négociation qui, dans la reconnaissance de ses aspirations nationales et sur la base de l’indépendance et de l’égalité, fera du peuple algérien un ami et un allié du peuple de France. » Le lendemain, L’Humanité joue un tour pendable aux censeurs : puisque le discours de Duclos devant la représentation nationale n’a pas été interrompu, il est devenu possible d’en publier un extrait, même en titre en Une… Ce qui fut fait : « Non à la guerre en Algérie. Négociation pour faire du peuple algérien, dans la reconnaissance de ses aspirations nationales et sur la base de l’indépendance et de l’égalité, un ami et un allié du peuple de France [10]. »
Début 1956, l’argumentaire nouveau est en place. …
L’article de Jean Dresch comme achèvement d’un processus
Il restait à donner de l’épaisseur historique à cette évolution. Ce fut le rôle du géographe Jean Dresch, (article « Le fait national algérien », La Pensée, juillet 1956). Sa longue connaissance du Maghreb en faisait l’homme de la situation. Nous avançons l’hypothèse que l’article de Jean Dresch a été une commande de la direction du PCF qui y trouvait un double avantage : donner une assise théorique et historique solide à l’évolution de ses conceptions ; mais aussi, moins avouable, se servir du prestige de cet intellectuel de haute réputation, communiste atypique et homme totalement libre.
Jean Dresch commençait sa contribution par un rappel historique : « En 1830, lorsque les troupes françaises prirent Alger, il n’y avait certes pas de nation algérienne. Pourtant quelques indices existaient déjà. » Au fond berbère s’était progressivement ajouté la population arabe. L’islam avait été un ciment fort du sentiment national. Puis étaient arrivés les conquérants français : « C’est sans conteste le colonialisme français qui a forgé la conscience nationale algérienne, comme le capitalisme crée le prolétariat qui le combat et le mène à sa ruine. Mais la prise de conscience fut lente, a été déterminée par une longue suite d’événements intérieurs et internationaux, retardée parce que le colonialisme est ici plus pesant et plus puissant que partout ailleurs. » En supprimant les structures archaïques, en unifiant le marché algérien, le colonialisme avait contribué à l’émergence du sentiment national. En même temps, en refusant tout droit aux Algériens, le système les avait amenés à considérer qu’ils avaient des intérêts communs contre les maîtres du moment : « Une nation prend conscience d’elle-même par la lutte commune contre l’étranger. » Pour conclure : « Il faut se rendre à l’évidence : la nécessité, l’obligation matérielle et morale de cesser le feu et de négocier en reconnaissant seulement, au préalable, le fait national algérien, le droit des Algériens à l’indépendance. Ce seront ensuite les Algériens qui décideront avec les Français des liens qu’il est permis de souhaiter voir maintenus entre la France et l’Algérie ; ce seront les Algériens eux-mêmes qui préciseront leur statut politique, et les rapports entre les deux groupes de population, de statut civil différent, établis côte à côte sur la terre algérienne. » C’était là la conclusion. On aura noté au passage les formules : seuls « les Algériens (…) décideront » les liens futurs avec la France, seuls, ils « préciseront leur statut politique ». Évidente et éclatante prise de distance avec l’Union française, jamais évoquée dans l’article.
Pouvoirs spéciaux versus Indépendance
L’un des paradoxes – l’histoire du PCF en a connu beaucoup – de cette période est que, au cours de cette même année 1956, la direction de ce Parti engagea une tentative de « nouveau Front populaire » (c’était le vocabulaire de l’époque), collant à la politique d’un gouvernement Guy Mollet ayant envisagé de mettre fin à une « guerre imbécile et sans issue ». C’est l’épisode, aussi célèbre que catastrophique, du vote en faveur des pouvoirs spéciaux (12 mars 1956). Une logique présida à ce choix : la thématique de la « partie » et du « tout », soutenue par Maurice Thorez [11] : Qu’était à ce moment la « partie » ? C’était la guerre d’Algérie, qualifiée d’« affaire très importante, mais pourtant délimitée à la préoccupation essentielle. »
Qu’était-ce donc que ce « tout », quelle était la « préoccupation essentielle » ? C’est probablement l’évolution internationale qui a, d’abord, guidé le choix communiste à ce moment. Pour le PCF, alors l’allié le plus fidèle de Moscou, la sortie, alors en cours, de l’isolement de l’URSS et du bloc de l’Est était un événement considérable. Après pratiquement dix années de tension extrême, l’ouverture d’une ère de coexistence pacifique possible avait été ressentie comme un moment important, quasiment un tournant de l’Histoire. Plus dure fut la chute, avec le choc hongrois, en novembre. Mais, en mars, on était à mille lieues d’imaginer une telle fin d’année. Il y avait d’autres paramètres dans ce « tout » : dans la vie sociale, des conquêtes, dont la troisième semaine de congés payés, une vieille revendication communiste (pour ne pas se couper de sa base ouvrière, le PCF ne pouvait guère porter le fer sur ce terrain contre Mollet) ; dans l’outre-mer, les accords, exactement contemporains du vote, qui reconnaissaient les jeunes indépendances du Maroc (2 mars) et de la Tunisie (20 mars), sans compter la loi-cadre Defferre, alors en gestation (elle sera votée en juin).
L’idée qui a présidé au vote en faveur des pouvoirs spéciaux était que le poids du PCF pourrait, devrait, faire « pencher à gauche » par la « pression des masses » le gouvernement Mollet. Raisonnement vicié, pure illusion, qui coûtèrent cher aux communistes. Les dégâts furent considérables : relations déjà tendues avec le FLN devenues quasi impossible, incompréhension de la part des Français les plus actifs contre la guerre d’Algérie, début de la crise interne du PCF (qui s’accentuera lors de la crise hongroise et la négation du « rapport attribué au camarade Khroutchev »). Le vote des pouvoirs spéciaux fut une rechute dans la vieille maladie du mouvement ouvrier français, dont le communisme était un pan important, le gallocentrisme, la pensée que le sort de la « périphérie » – ici le monde colonisé – dépendait avant tout de l’évolution du « centre » – la métropole.
Les mots d’ordre : pourquoi « Paix en Algérie » et non « Indépendance de l’Algérie » ?
Ce que nous avons appelé « paradoxe » est le fait que le mot « indépendance » ne disparut jamais du vocabulaire du PCF en 1956 et dans les temps qui suivirent.
Qu’en fut-il dans la propagande de masse ? Une étude minutieuse d’Émilie Roche [12] portant sur les thèmes traités par la presse de l’époque, souligne que, pour ce qui est de L’Humanité, 28,8 % des articles mirent en avant « Paix en Algérie », 11,4 % « Indépendance ». Dans les tracts, la première apparition du mot date de fin août 1955, en affiche en octobre 1957 (« Algérie. Une seule solution : Reconnaître le droit à l’indépendance du peuple algérien et négocier des rapports nouveaux entre l’Algérie et la France »).
Mais ces initiatives font figure d’exception. Dans la propagande grand public, c’est, massivement, « Paix en Algérie » qui s’impose.
Une première explication, souvent avancée, est la crainte de la censure, voire pire. Elle est plausible.
Mais il en est sans doute une autre, plus fondamentale. Faut-il la résumer d’une formule abrupte ? Les Français, dans leur masse, gavés de propagande pro-guerre, inquiets avant tout des répercussions de la guerre sur leur quotidien, n’accordaient aucune priorité à la question de l’indépendance de l’Algérie. Ce n’est pas glorieux, mais cela a suffisamment été démontré par diverses études, basées en particulier sur les sondages et par des témoignages. Plus grave, ces Français avaient tendance à considérer que les Algériens, qui menaient leur combat et menaçaient donc à tout moment la vie d’un fils, d’un frère, d’un mari, étaient responsables de la situation. Bien des militants se sont heurtés à cet écueil, durant la guerre, et ont tenté de le contourner. Évitons évidemment les généralisations : il va de soi que certains secteurs de l’opinion ont plongé dans l’action anti-guerre par humanisme et / ou par internationalisme. Mais ils furent strictement minoritaires. Pierre Vidal-Naquet dira plus tard : « Les espérances que nous avions de créer un vrai mouvement d’opinion comparable à l’affaire Dreyfus, qui était notre référence quasi obligatoire, n’ont pas été couronnées de succès (…). On (la masse des Français – AR) espérait le retour du contingent, mais la question des tortures, des exécutions sommaires, des mesures et autres techniques employées en Algérie, on ne peut pas dire que cela a bouleversé les populations [13]. » Plus de dix années après la fin de la guerre d’Algérie, c’était encore cette distance avec le sort des colonisés algériens qui marquait la mémoire de Vidal : « Ce qui nous a frappés, lorsque j’ai fait publier l’article de Robert Bonnaud, “La paix des Nementchas” [14], ce fut que nous étions comme dans un édredon d’indifférence [15]. »
L’expression est cruelle. Mais elle est, en grande partie, fondée. Il est tout de même significatif qu’il ait fallu attendre le récit d’un Européen d’Algérie, La Question, pour que la dénonciation de la torture franchît un cran. Or, en mars 1958, lorsque parut le maitre livre d’Alleg, on torturait à tour de bras, en Algérie, depuis bientôt quatre ans… Seulement, les victimes, par milliers, étaient des Mohamed ou des Rachid. Ou que la figure lumineuse du martyr Maurice Audin ait suscité plus d’émotion que les milliers d’Algériens « disparus », restés hélas définitivement anonymes. De la même façon, les centaines de cadavres algériens du 17 octobre 1961 marquèrent moins les esprits en métropole que les huit martyrs européens de Charonne, trois mois et demi plus tard. L’explication du phénomène peut faire l’objet, à l’infini, de divergences. Mais pas la constatation.
Le raisonnement communiste fut simple, simpliste : il fallait tenir compte de cette donnée, partir de bas (l’indifférence), de très bas (l’hostilité teintée de racisme), pour (tenter de) faire progresser la masse des Français vers la conviction que cette guerre était néfaste ; il était plus facile d’obtenir un consensus sur « Quelle connerie la guerre » (Prévert) que sur « FLN vaincra ». Bien sûr, la facilité de compréhension des masses ne peut être, pour un Parti qui se veut révolutionnaire, le seul critère du choix d’un mot d’ordre. Mais elle doit être, au moins, un critère. D’où la mise en avant systématique d’un mot d’ordre unificateur, « Paix en Algérie ». Sur « Indépendance », on pouvait obtenir l’adhésion d’une avant-garde, d’une frange déjà politisée… Sur la « Paix » pouvaient se retrouver le prof, l’ouvrier, le retraité et la ménagère, pouvaient agir ensemble, même minimalement, le militant éprouvé et l’homme de la rue qui-ne-fait-pas-de-politique, le lecteur de L’Huma et celui de France-Soir…
Manifestation le 5 juillet 1961 à Gennevilliers pour la paix en Algérie. Mémoire d’Humanité/AD de la Seine-Saint-Denis.
Le drame a été l’opposition entre les deux mots d’ordre. Il y a eu une escalade verbale d’une extrême violence qui, évidemment et heureusement atténuée, persiste encore parfois çà et là. Les uns et les autres se sont jetés mutuellement des anathèmes, ont considéré que « Indépendance » et « Paix en Algérie » étaient des mots d’ordre antinomiques. C’était l’un ou l’autre. Et ne retenir que l’un a abouti – et aboutit encore – à une impasse. Ce fut le cas par exemple d’un livre de Hamon et Rotman [16], qui s’est voulu référence, Les porteurs de valises, hommage mérité à l’avant-garde de la contestation de la guerre, immédiatement gâché par le sous-titre, La résistance française à la guerre d’Algérie, un singulier réducteur qui laisse entendre qu’il n’y eut qu’une façon de s’opposer à la guerre : se mettre au service du FLN. Tous les autres Français étaient donc exclus de la Résistance. Matrice d’un raisonnement omniprésent depuis dans la production journalistique et, parfois, historiographique.
Qui peut être qualifié de résistant à la guerre d’Algérie ?
Cette production ne répond pas à une question : pourquoi la et non pas une Résistance ? Les politiques, les journalistes, les intellectuels qui dénoncèrent dès 1954 l’usage de la torture, n’étaient-ils pas des résistants à la guerre ? Les militants – et nous y incluons évidemment ceux de toutes les familles politiques – qui firent des manifestations « sans jamais rater l’occasion de se faire casser la gueule » (Jean Ferrat) ne résistaient-ils pas ? Les banderoles porteuses d’un minimal « Paix en Algérie », même en retrait par rapport à un idéal « Indépendance de l’Algérie », furent-elles sans portée ? Les collages d’affiches furent-ils sans effets ? Les ouvriers d’une chaîne qui tentaient d’épargner à ceux de leur classe les pièges du racisme parlèrent-ils dans le désert ? Les ménagères-militantes qui expliquaient à leurs amies que la vie chère était due à la guerre d’Algérie parlèrent-elles dans le vide ? Et les citoyens oubliés qui pétitionnèrent pour la paix en Algérie, essuyant longtemps plus de refus, parfois d’insultes, que de sourires complices ?
L’histoire ne s’écrit jamais en noir et blanc. Un peu de dialectique ne peut nuire à la méthode.
Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net