La Déesse du Yangzi n’est plus. Une équipe internationale de biologistes, dirigée par Samuel Turvey (Institut de zoologie de Londres), vient de signer son acte de décès dans un article de la revue Biology Letters, publié en ligne le mardi 7 août. Pourquoi cet intérêt soudain des chercheurs pour une divinité chinoise ? Parce que cette appellation désigne en réalité le dauphin de la rivière Yangzi (ou fleuve Bleu), un animal emblématique pour les Chinois de la région, qui l’appellent aussi baiji, et dont le nom scientifique est Lipotes vexillifer.
Dans les années 1950, la population de ces dauphins d’eau douce à la peau claire et au long bec spatulé, adapté à la capture des crabes et des poissons, était estimée à 6 000 individus. Elle était tombée à 200 en 1990, puis à 7 en 1998. Depuis 1996, ce cétacé odontocète (doté de dents) était placé sur la liste des espèces en « danger critique » par l’Union mondiale pour la nature (IUCN).
Pour avoir une idée précise de la population actuelle, des chercheurs britanniques, américains, canadiens, japonais et chinois ont sillonné pendant six semaines, en novembre et décembre 2006, la partie du fleuve où étaient censés vivre ces dauphins d’eau douce. Aucune recherche de ce type n’avait été effectuée depuis la fin des années 1990. Malgré tous leurs efforts, la vingtaine de biologistes installés sur deux navires, utilisant des lunettes de précision et des microphones, n’ont pas trouvé la moindre trace de Lipotes vexillifer. A l’occasion de la publication de leurs travaux, ils estiment que le dauphin est « quasiment éteint ».
« La perte d’une espèce unique et charismatique est une tragédie, explique Samuel Turvey, dans le quotidien britannique The Independent du 8 août [1], car cela représente la disparition d’une branche complète de l’arbre de l’évolution du vivant. C’est la première extinction d’un grand vertébré depuis cinquante ans, et la première espèce de cétacés qui disparaît à cause de l’activité humaine. Cela montre que nous devons prendre toutes nos responsabilités en tant que gardiens de la planète. »
Ce mammifère d’origine marine, dont l’espèce était vieille de 20 millions d’années, s’était adapté à l’eau douce en arrivant dans le Yangzi. D’autres espèces vivant dans ce fleuve sont en danger, notamment le marsouin Neophocaena phocaenoides asiaeorientalis et l’alligator chinois.
Long de 6 380 kilomètres, le Yangzi est le troisième plus long cours d’eau du monde, après l’Amazone et le Nil. Il prend sa source au Tibet, à plus de 6 600 mètres d’altitude, dans les monts Tanggula. Dans son bassin vit 10 % de l’humanité. Pour Wang Ding, responsable de l’Institut d’hydrobiologie de Wuhan, il est fort probable que le baiji a été victime de la pollution de l’eau, des filets de pêche qui l’ont étouffé, de la circulation fluviale qui a nui au bon fonctionnement de son sonar, et de la pêche par explosif, qui perdure bien qu’étant interdite officiellement. Par ailleurs, la mise en eau du barrage des Trois-Gorges n’a rien arrangé, contribuant à faire disparaître l’habitat du dauphin.
Pendant longtemps, ce cétacé a été protégé en raison de sa supposée essence divine. Selon une légende locale, le baiji était en effet la réincarnation d’une princesse qui avait refusé le mari que voulait lui imposer sa famille, et qui fut noyée par cette dernière pour effacer la honte qu’elle avait attirée sur elle.
Vivant en paix, les femelles pouvaient avoir un petit tous les deux ans, après une gestation de dix à onze mois, les mâles atteignant la maturité sexuelle à quatre ans, et les femelles à six ans. La taille des uns et des autres dépassait les 2 mètres, et ils pouvaient vivre plus de vingt ans.
DES EFFORTS TROP TARDIFS
Mais tout a changé avec le président Mao et le « grand bond en avant », entre 1958 et 1962. La vénération de la population envers le baiji a alors été considérée comme une attitude réactionnaire. Sa capture, pour sa chair et sa peau, a explosé, provoquant une chute drastique des effectifs. Devant le désastre, le gouvernement chinois a fini par déclarer illégale, en 1983, la chasse du dauphin. Les autorités chinoises ont aussi tenté de sauver l’espèce en créant, en 1996, la Baiji Dolphin Foundation de Wuhan, ainsi que plusieurs zones protégées destinées à accueillir l’animal emblématique du fleuve.
En 2001, les responsables chinois ont établi un plan d’action pour la conservation des cétacés de la rivière Yangzi. Le budget de ce projet ne s’élevait qu’à 1 million de dollars (730 000 euros). Ces efforts ont été insuffisants et trop tardifs. « La stratégie du gouvernement chinois était bonne, mais elle n’a pu être mise en œuvre à temps », estiment des scientifiques impliqués dans la préservation du cétacé.
Des biologistes locaux ont aussi tenté de faire se reproduire les dauphins en captivité, mais sans succès. Un individu mâle baptisé Qiqi a vécu à l’Institut d’hydrobiologie de Wuhan de 1980 à 2002. Un autre a survécu pendant un an (1996-1997) dans un sanctuaire semi-naturel, à Sishou. Une femelle a été trouvée près de Shanghaï en 1998, mais elle est morte un mois plus tard.
Le dauphin du Yangzi est donc déclaré disparu, à moins que, par miracle, on en retrouve, un jour, un représentant ayant survécu à tous les dangers. L’UICN estime, pour sa part, que les propos des scientifiques sont prématurés et annonce qu’elle ne se prononcera officiellement qu’en septembre.
Outre Lipotes vexillifer, d’autres dauphins des rivières sont menacés. C’est le cas de ceux qui peuplent de grands fleuves tels le Gange et l’Indus, en Asie, ou encore l’Amazone, l’Atacuari et le Javari, en Amérique du Sud. Une expédition scientifique a été menée pendant un an en Equateur, Pérou, Bolivie, Brésil, Colombie et Venezuela, afin de faire un état des lieux. Selon les chercheurs, il subsiste encore, dans le continent sud-américain, plusieurs centaines de dauphins d’eau douce, « mais ils sont partout en danger, en raison de la contamination par le mercure, de la déforestation et des captures accidentelles ».
Déjà, en mars 2005, le WWF (Organisation mondiale de protection de la nature) avait alerté l’opinion sur le déclin des dauphins des rivières, « les mammifères les plus menacés au monde ».