Khartoum, 16 avril 2024. (KEYSTONE/XINHUA/Mohamed Khidir)
La guerre a d’abord commencé autour de la capitale Khartoum, mais elle s’est rapidement étendue à d’autres régions du Soudan, notamment au Darfour, à Port-Soudan et, en décembre 2023, à l’Etat de Gezira, jusque-là paisible, cœur agricole du pays situé au confluent du Nil bleu et du Nil blanc.
La nature des combats – qui s’étendent à la fois aux zones rurales et urbaines – et leur ampleur ont provoqué une grave crise humanitaire. Pas moins de 9 millions de Soudanais ont fui, dont plus d’un million en franchissant les frontières du pays. Human Rights Watch [novembre 2023] a fait état de nettoyage ethnique à Khartoum et au Darfour, ainsi que de la prise pour cible de milliers de civils et la persécution de villages. La crise a été aggravée par l’insécurité alimentaire, qui touche environ 60% de la population, car les combats perturbent la production agricole dans une grande partie du pays. Le PAM (Programme alimentaire mondial) a récemment, le 6 mars 2024, averti que le pays était confronté à « la plus grande crise alimentaire dans le monde »[1].
Sur le terrain, l’acheminement de l’aide humanitaire a été entravé par des blocages bureaucratiques, notamment le refus d’accorder des permis de voyage aux organisations humanitaires, et par leur impossibilité en raison des combats en cours à entrer dans les zones dans le besoin. L’aide acheminée risque d’être confisquée ou redirigée par l’armée et les forces de sécurité, dans le cadre de l’effort de guerre et pour pénaliser les civils qui s’y opposent. Les deux parties belligérantes ont pris pour cible les installations médicales. Quelque 70 % des hôpitaux et des installations médicales ne fonctionnent pas. Les gens meurent de la propagation de maladies soignables et de blessures traitables.
La situation actuelle diffère fortement de la période antérieure, des années 2018-2019, lorsque le monde a observé avec admiration le Soudan dans lequel un soulèvement populaire renversait le régime islamiste-militant du président Omar el-Béchir. La révolution promettait d’ouvrir une nouvelle ère de démocratie, bien que fragile, après trois décennies de régime autoritaire. Au lieu de cela, le conflit prolongé qui sévit aujourd’hui au Soudan menace les fondements mêmes de l’Etat soudanais et, partant, la stabilité du Sahel et de la Corne de l’Afrique.
La crise économique et les racines de la protestation populaire
Dans une large mesure, la guerre au Soudan est le résultat direct de la force et de l’ampleur, au-delà des clivages sociaux, régionaux et ethniques, de ce que les Soudanais appellent la « Glorieuse Révolution » de 2018.
La sécession du Sud-Soudan, le 9 juillet 2011, a été l’un des principaux facteurs à l’origine des manifestations populaires qui ont fini par renverser le régime autoritaire d’Omar el-Béchir. Après plus d’une décennie de croissance économique relative, la sécession du Sud-Soudan a privé l’Etat d’une grande partie de ses revenus pétroliers (les deux tiers des ressources pétrolières du Soudan se trouvent dans le Sud), ce qui a entraîné une aggravation de la crise économique. Entre 2000 et 2009, le pétrole représentait 86% des recettes d’exportation du Soudan[2]. La sécession du Sud-Soudan a donc entraîné la perte de 75% des recettes pétrolières de Khartoum[3].
L’absence de revenus pétroliers a érodé les réseaux clientélaires de l’ancien régime, renforçant les rivalités entre les dirigeants du Parti du Congrès national (NCP) d’El-Béchir. Elle a également exacerbé les griefs sociaux et économiques d’un large éventail de la société soudanaise, tant dans les zones urbaines que rurales, jetant ainsi les bases du soulèvement populaire de décembre 2018.
Les manifestations ont débuté dans la ville ouvrière d’Atbara, dans l’Etat du Nil, à environ 320 km au nord de Khartoum, sous l’impulsion d’élèves de l’enseignement secondaire, très vite rejoints par des milliers d’habitant·e·s de la ville. L’étincelle initiale a été la multiplication par trois du prix du pain. Mais dans les zones périphériques où le soulèvement a commencé, les griefs économiques avaient précédé la perte des revenus pétroliers de l’Etat. Pendant la période du boom pétrolier, bien que l’économie formelle du Soudan se soit développée, les bénéfices ont été inégalement répartis. L’attribution des services, des emplois et des projets d’infrastructure est restée concentrée dans l’Etat de Khartoum et elle a été conçue pour apaiser les populations urbaines. Comme l’indique une étude, au cours des deux décennies précédant la révolution, environ cinq projets majeurs dans le triangle central du Nord ont représenté 60% des dépenses de développement[4].
En 2009 (dix ans avant le soulèvement), l’incidence de la pauvreté au sein de la population rurale était de 58%, contre 26% au sein de la population urbaine. En outre, les chiffres de cette période montrent que les niveaux de pauvreté étaient bien plus élevés au Darfour et dans l’est qu’à Khartoum et dans les Etats du centre[5]. L’inégalité entre les régions et entre le centre et la périphérie du pays explique, en partie, pourquoi les protestations initiales qui ont conduit au soulèvement populaire de 2018 ont éclaté, pour la première fois dans l’histoire du Soudan, dans la périphérie du pays plutôt que dans la capitale.
En l’espace de quelques jours, cependant, les manifestations antigouvernementales se sont étendues à un large éventail de villes et de villages dans toute la région du nord et dans la capitale, Khartoum. Les manifestant·e·s ont scandé des slogans, comme celui bien connu des soulèvements arabes : al-sha’ab yurid isqat al-Nizam, « le peuple veut la chute du régime ».
Nouveaux réseaux de mobilisation populaire
A l’instar des villes de la périphérie, les manifestations à Khartoum ont également commencé par protester contre une crise économique profonde liée à la hausse des prix du pain et du carburant et à une grave crise de trésorerie. Mais leurs revendications se sont rapidement transformées en appels à l’éviction d’El-Béchir.
Dans la période précédant la révolution, les leaders de la jeunesse soudanaise se sont associés aux syndicats de médecins, de pharmaciens, d’avocats et d’enseignants du secondaire. L’Association professionnelle soudanaise (SPA) – un réseau de syndicats parallèles (ou non officiels) composé notamment de médecins, d’ingénieurs et d’avocats – a pris la tête de l’organisation et de la préparation des manifestations. Fin décembre 2018, ils ont appelé à une marche sur le parlement à Khartoum, demandant au gouvernement d’augmenter les salaires du secteur public et de légaliser les associations professionnelles informelles et les syndicats. Après que les forces de sécurité ont eu recours à la violence contre des manifestations pacifiques, leurs revendications se sont transformées en un appel à la destitution du pouvoir du Parti du Congrès national (PCN), à la transformation structurelle de la gouvernance au Soudan et à une transition vers la démocratie.
Leurs revendications ont fait écho à celles des précédentes manifestations populaires, notamment en 2011, 2012 et 2013. Mais les manifestations de 2018-19 étaient sans précédent en termes de durée et d’étendue géographique. Elles ont également suivi un processus remarquablement nouveau, innovant et durable. Les manifestant·e·s ont tiré les leçons des erreurs commises lors des manifestations précédentes, qui étaient très centralisées, essentiellement réservées aux Soudanais de la « classe moyenne » et dépourvues de stratégies pour faire face aux forces de sécurité étatiques, omniprésentes.
Dirigées par la SPA et organisées au niveau de la rue par des comités de résistance de quartier (NRC) dirigés par des jeunes, les manifestations ont été coordonnées, programmées et essentiellement conçues pour mettre l’accent sur la permanence plutôt que sur le nombre. Les manifestations étaient également réparties dans les quartiers de la classe moyenne, de la classe ouvrière et des quartiers pauvres. Il y avait une coordination avec les manifestant·e·s dans les régions éloignées de Khartoum, y compris les Etats de la mer Rouge, à l’est, et le Darfour, à l’extrême ouest du pays.
Au-delà de l’échelle régionale, les manifestations se sont également distinguées par des niveaux inédits de solidarité entre les classes sociales et les ethnies. Les jeunes militants et les membres d’associations professionnelles ont non seulement contesté le discours politique de l’Etat islamiste, mais ils ont également joué un rôle important dans l’élaboration d’alliances entre classes dans le cadre de ces manifestations. Les slogans qu’ils ont utilisés étaient conçus pour résonner et mobiliser le soutien au-delà des clivages ethniques, raciaux et régionaux.
Au cours des six mois de manifestations, des grèves, des arrêts de travail et des sit-in ont été organisés, non seulement sur les campus universitaires et dans les écoles secondaires, mais aussi parmi les travailleurs du secteur privé et du secteur public. Parmi les exemples les plus importants, on peut citer les grèves des travailleurs de Port-Soudan sur la mer Rouge, qui exigeaient l’annulation de la vente du port méridional à une société étrangère, ainsi que plusieurs arrêts de travail et protestations menés par les employés de certaines des banques les plus importantes du pays, de fournisseurs de télécommunications et d’autres entreprises privées.
Si l’accent est mis, à juste titre, sur le rôle central des manifestant·e·s, des comités de résistance et de la SPA, les partis d’opposition soudanais ont également joué un rôle : non seulement en organisant les manifestations, mais aussi en apportant un soutien idéologique aux revendications des manifestants. Les partis politiques ont pris l’initiative de rédiger la Déclaration de liberté et de changement en janvier 2019, au plus fort de la mobilisation. Avec la SPA, les principales coalitions de partis politiques soudanais, notamment les Forces du consensus national et l’Appel du Soudan(Nida al-Sudan), ont favorisé la formation d’un vaste réseau d’opposition, qui s’est réuni sous la bannière des Forces de la liberté et du changement (FFC). Les FFC étaient principalement chargées d’assurer la coordination entre les différentes classes sociales, y compris celles travaillant dans le secteur informel.
En effet, et c’est le plus important, les FFC ont mobilisé non seulement des associations et des groupes de jeunes de la classe moyenne, mais aussi des comités de résistance de quartier organisés de manière informelle, dont certains représentaient les quartiers urbains les plus pauvres. Ces comités de résistance de quartier trouvent leur origine dans la désobéissance civile de 2013 contre El-Béchir. Ils ont fourni des forces de base aux manifestations. Ces comités ont pris l’initiative de réorienter les manifestants pour s’éloigner des forces de sécurité. Ils ont joué un rôle central dans le maintien des manifestations malgré la grande violence déployée par les forces de sécurité et les milices pour réprimer le soulèvement.
La force relative et la légitimité initiale des principaux partis d’opposition, ainsi que leur coordination avec les manifestants de la rue et les syndicats informels, ont joué le rôle le plus crucial dans le maintien des manifestations qui ont chassé El-Béchir. Après la révolution, les comités de résistance joueront un rôle politique plus direct, en s’efforçant de dégager un consensus populaire autour d’un projet de transition légitime et populaire vers une démocratie civile, conformément aux objectifs de la révolution.
La violence contre-révolutionnaire
Après la chute d’Omar el-Béchir en avril 2019, le Soudan est toutefois resté un régime autoritaire hybride par excellence.
Dans un premier temps, Omar el-Béchir a été remplacé par une junte militaire sous la forme du Conseil militaire de transition (TMC). Le TMC était dirigé par le général Bourhane de l’armée soudanaise (SAF), et son adjoint était Daglo, le commandant des RSF (Forces de soutien rapide). En réponse à la prise de pouvoir par les militaires, les sit-in et les manifestations se sont poursuivis, exigeant une transition vers un régime civil à part entière. Le 3 juin 2019, les forces de sécurité du TMC, y compris les milices des RSF, ont violemment dispersé l’un de ces sit-in, tuant des centaines de personnes et en blessant des milliers d’autres dans ce qui est devenu le « massacre du sit-in » de Khartoum.
Les dirigeants civils, représentés par le FFC (Forces de la liberté et du changement), sont finalement parvenus à un accord avec les militaires en juillet. En août 2019, les parties ont signé un apparent accord de partage du pouvoir sous la forme d’une charte constitutionnelle. Les FFC a proposé Abdallah Hamdok comme premier ministre du gouvernement de transition [août 2019-octobre 2021]. Cette charte constitutionnelle a été modifiée par l’Accord de paix de Juba d’octobre 2020, signé entre le gouvernement de transition et plusieurs groupes d’opposition [5 groupes rebelles issus des régions du Darfour, du Khordofan du Sud et du Nil Bleu qui ont accepté de déposer les armes en échange d’une meilleure inclusion de leurs populations, historiquement marginalisées, dans le partage des richesses et la gestion du pays].
Le gouvernement de transition n’a cependant jamais établi une séparation claire des pouvoirs : par le biais de la charte constitutionnelle, les militaires ont conservé le droit de rejeter tous les points proposés par les dirigeants civils de la coalition. En outre, ils ont bénéficié de l’immunité contre les enquêtes sur les crimes passés (y compris le massacre du sit-in du 3 juin 2019) et ont exercé un droit de veto sur les nominations ministérielles civiles, telles que celles du président de la Cour suprême et du procureur général. Le gouvernement de transition a donc fonctionné avec un déséquilibre marqué entre l’autorité des militaires et celle des civils.
Pour leur part, les comités de résistance de quartier du Soudan et le mouvement général de protestation ont continué (et continuent encore aujourd’hui) à faire pression en faveur de cinq priorités importantes. La première est une transition vers un régime civil à part entière qui repose sur le rejet d’un autre partenariat avec les dirigeants militaires (illustré par le slogan des « trois non » : pas de négociations, pas de partenariat et pas de légitimité pour les militaires). Deuxièmement, ils demandent la reformulation de l’accord de Juba afin qu’il intègre davantage les personnes directement touchées par la guerre sur le terrain. Troisièmement, ils exigent des discussions sur la réforme constitutionnelle afin de préparer une conférence constitutionnelle qui tienne pleinement compte des inégalités structurelles et ethniques du passé et qui, en fin de compte, superviserait des élections libres et équitables. Quatrièmement, ils veulent que les acteurs de l’Etat impliqués dans les violences contre les civils, y compris dans le massacre du sit-in, rendent des comptes. Enfin, ils souhaitent la mise en place rapide d’un conseil législatif après la cessation des hostilités.
Parmi ce réseau d’organisations de la société civile, on trouve des groupes qui avaient apporté leur soutien au gouvernement civil, notamment l’Association des professionnels soudanais (SPA) et les deux principales organisations de jeunes (Girifna et Sudan Change Now). En fin de compte, l’incapacité d’Abdallah Hamdok et de la branche civile du gouvernement de transition à intégrer les principales demandes et la participation des comités de résistance a sapé les progrès concrets en ce qui concerne les demandes populaires en matière de justice et de rendre des comptes. Cela a limité la base sociale et le soutien aux dirigeants civils. Le retard pris dans la mise en place d’une assemblée législative chargée de préparer les élections a encore affaibli la popularité et la légitimité d’Abdallah Hamdok et des partis politiques en général. Les dirigeants militaires, dans le cadre de ce qui était alors un partenariat solide entre Bourhane et Daglo, ont habilement exploité ces divisions, ouvrant la voie au coup d’Etat d’octobre.
Le 25 octobre 2021, le général Bourhane des Forces armées soudanaises (SAF) et le commandant des Forces républicaines de sécurité (RSF), Daglo, ont conjointement fomenté un coup d’Etat contre Hamdok [ce dernier a été retenu chez lui par les putschistes, puis sous la pression des manifestations il est placé par les militaires à un pseudo-poste de premier ministre]. Des protestations persistantes et généralisées ont immédiatement suivi, appelant à un retour à un régime civil. Ces manifestations, menées par les comités de résistance populaire, ont contraint les SAF et les RSF à accepter des négociations avec l’opposition civile. Ces négociations ont ouvert la voie à l’accord-cadre, aujourd’hui annulé, qui a suscité une rivalité féroce entre Bourhane et Daglo. Plus précisément, les SAF et les RSF étaient en désaccord profond sur la question de l’intégration de ces dernières dans l’armée nationale régulière. En outre, les deux forces ont rejeté les tentatives de démantèlement de leurs vastes fortunes économiques – un objectif clé de la révolution.
Le désaccord entre les deux généraux sur la réforme du secteur de la sécurité et leur ambition réciproque de conserver le contrôle de vastes pans de la richesse du pays sont deux des facteurs les plus importants qui ont conduit le Soudan à la guerre.
Les origines des RSF
Si la rivalité entre les officiers de l’armée soudanaise soutenus par les islamistes et les milices des RSF menace aujourd’hui de détruire l’Etat, c’est leur longue histoire de partenariat qui est à l’origine de la guerre actuelle.
L’émergence des RSF remonte à la guerre du Darfour, au début des années 2000. En réponse à une insurrection qui a débuté au Darfour en 2003, le régime de Béchir a mené une guerre anti-insurrectionnelle de type « terre brûlée » qui a entraîné la mort de plus de 200 000 civils. Cette guerre a été principalement menée par les milices Janjawids, créées, financées et contrôlées par le régime de Khartoum. L’actuel commandant des RSF, Daglo (Hemetti), a lui-même servi en tant que commandant des Janjawids pendant ces années. (Bourhane était lui aussi stationné au Darfour afin que les Forces armées soudanaises puissent coordonner les efforts anti-insurrectionnels pour le compte de Khartoum).
En 2013, à la suite de la restructuration de l’armée par le régime islamiste, les Janjawids ont été transformés en RSF sous la direction de Daglo. Préoccupé par la menace posée par les insurgés au Darfour et par les cycles répétés de manifestations en faveur de la démocratie à Khartoum, El-Béchir a institutionnalisé les RSF en tant que bras anti-insurrectionnel de l’armée soudanaise. Outre le déploiement de la milice contre l’insurrection et les manifestations populaires, un troisième objectif était d’affaiblir l’armée nationale permanente afin d’empêcher toute tentative de la part d’officiers de rang moyen d’évincer le parti d’El-Béchir (le régime du Parti du Congrès national-NCP) par le biais d’un coup d’Etat militaire. El-Béchir a donné à Daglo son surnom, Hemetti, « mon protecteur ». En 2017, El-Béchir a légalisé les RSF par décret exécutif, établissant formellement la milice comme une force de sécurité indépendante, par la suite, plus justement catégorisée comme une milice para-militaire d’Etat.
Après la révolution de 2019, Bourhane a autorisé et encouragé l’expansion des RSF dans les zones résidentielles de l’agglomération de Khartoum, préparant ainsi le terrain pour que la capitale devienne l’épicentre de la violence au début de la guerre.
C’est une ironie fatale de l’histoire soudanaise que les RSF – la milice ostensiblement loyale de l’ancien régime islamiste du NCP – prennent les armes contre son ancien bienfaiteur en avril 2023. Les raisons principales de cette décision étaient doubles : l’insistance sur l’autonomie de commandement et de contrôle et la réalisation de l’ambition croissante de Hemetti de dominer l’économie et la politique du pays.
Une guerre pour l’économie « illicite »
Le pouvoir de l’armée soudanaise, en particulier dans ses rangs supérieurs, trouve son origine dans la fondation de l’Etat profond actuel du Soudan et dans le lien entre l’économie nationale et les intérêts militaires et sécuritaires.
Après le coup d’Etat de 1989 qui a porté au pouvoir le régime militaire de Béchir, soutenu par les islamistes, le gouvernement a mis en place une stratégie économique de tamkeen (autonomisation). Cette politique a permis d’établir une hégémonie politique et économique en faveur des élites islamistes du pays, organisées autour du Front national islamique (NIF) et, plus tard, du Parti du Congrès national (NCP). Dans le cadre d’une politique de réformes ostensiblement néolibérales et favorables au marché, les entreprises publiques ont été vendues aux alliés du régime. Les hommes d’affaires ont été contraints d’accorder des parts de leurs sociétés aux loyalistes du NCP, et des réductions d’impôts, voire des exonérations totales, ont été accordées aux entreprises favorables au régime[6].
En plus d’acheter la loyauté au régime, l’Etat a purgé ses rivaux du gouvernement et de la société civile. Dès son arrivée au pouvoir, le régime islamiste a limogé des milliers de militaires et de fonctionnaires[7].
Dans un schéma qui rappelle la guerre actuelle, les dirigeants islamistes ont commencé à accumuler et à distribuer de manière sélective des produits de base tels que le blé, la farine et le pétrole. Le pétrole, en particulier, a joué un rôle central dans la pérennité islamiste-autoritaire du régime jusqu’à la sécession du Sud en 2011. Le régime de Béchir, fort d’un boom des revenus pétroliers qui alimentaient directement les coffres de l’Etat, a utilisé ces revenus pour renforcer et étendre ses réseaux clientélaires dans tout le pays, en dirigeant les fonds vers les loyalistes et leurs régions d’origine. Mais si les politiques économiques du tamkeen ont permis aux islamistes de monopoliser les secteurs économiques formels et informels du Soudan, elles ont également élargi le rôle de l’armée soudanaise dans l’économie[8]. La création de la Military Industrial Corporation (MIC) au début des années 1990 a permis aux SAF de contrôler une douzaine d’entreprises qui produisaient du matériel militaire. Leurs activités économiques se sont ensuite étendues au-delà de la MIC pour inclure une série d’industries civiles.
C’est dans ce contexte que l’économie est devenue une scène décisive de la compétition politique après le soulèvement de 2018-19. Au cours de la transition qui a suivi la révolution, deux factions d’élite ont émergé au centre : les restes de la coalition islamiste du FNI, liés aux membres du NCP – qui avaient été principalement responsables de la construction de l’Etat profond dans les années 1990 – et le Conseil militaire de transition (TMC) composé de dirigeants des milices SAF et RSF.
Alors que dans le passé les islamistes représentaient un groupe relativement cohérent, des fissures sont apparues au cours de la transition entre les dirigeants militaires à la tête du TMC et un groupe idéologique islamiste résurgent, exerçant un contrôle important sur les services de sécurité de l’Etat, y compris les tristement célèbres et militants kattayib al-zil, ou « brigades de l’ombre »[9]. En réponse, le TMC a pris le contrôle de nombreuses grandes entreprises appartenant à des islamistes et a réduit le pouvoir des services de renseignement du Soudan. Il s’est même employé à démanteler plusieurs milices en confisquant leurs biens et en fermant leurs comptes bancaires. A la suite du coup d’Etat du 25 octobre 2021, Bourhane s’est retrouvé de plus en plus isolé, sans pouvoir ni légitimité dans la société civile. Il a rapidement rétabli les relations avec les islamistes, en réintégrant leurs dirigeants dans la bureaucratie et l’appareil de sécurité de l’Etat. Tous deux combattent aujourd’hui les milices RSF.
Les chefs militaires, soutenus par les islamistes purs et durs, s’efforcent de conserver et de faire fructifier les vastes richesses financières et les avantages politiques dont ils jouissaient grâce à leur monopole sur l’Etat profond. Les objectifs de Bourhane dans la guerre actuelle sont donc motivés par les entreprises et les investissements des SAF, ainsi que par la longue histoire de manipulation de l’économie informelle par les SAF et les islamistes, qui leur a permis d’exercer leur emprise sur l’Etat. Le fait qu’ensemble ils soient déterminés à atteindre cet objectif par tous les moyens militaires nécessaires et quel qu’en soit le coût humain explique en partie la logique de la violence à grande échelle dans la guerre civile en cours et, en particulier, le ciblage de la population civile – dont une grande partie a lutté pour démanteler l’héritage de l’Etat profond. En effet, l’un des objectifs centraux de la révolution était dès le départ : tafkeek al-nizam wa izalat al-tamkeen (démanteler le régime et supprimer ses politiques d’« autonomisation »)[10].
Du pétrole à l’or
Les politiques d’autonomisation (tamkeen) et le boom pétrolier ont alimenté la montée en puissance d’un Etat profond dominé par les islamistes. Dans la guerre actuelle, cependant, c’est l’extraction de l’or pour l’exportation qui alimente les milices parallèles d’Hemetti et génère la violence politique.
Suite à la perte des revenus pétroliers avec la sécession du Sud-Soudan en 2011, El-Béchir s’est tourné vers l’or pour soutenir ses réseaux clientélaires affaiblis. Entre 2012 et 2017, la production d’or a connu une augmentation astronomique de 141%[11]. En 2018, un an avant la révolution, le pays était le douzième producteur mondial.
Mais contrairement au pétrole, les bénéfices de ce nouveau boom de l’or ont été distribués de manière beaucoup plus décentralisée. La plupart des exportations d’or sortent illégalement du pays, principalement vers les marchés des Emirats arabes unis. La majeure partie de la valeur de l’or échappe ainsi à l’économie formelle malmenée, ce qui compromet la capacité de l’Etat à générer des revenus et à allouer des ressources à sa population civile. Une étude récente a révélé que l’écart entre les exportations d’or déclarées par le Soudan et les importations enregistrées par ses partenaires commerciaux s’élevait à 4,1 milliards de dollars[12], ce qui laisse supposer que 47,7% des revenus de l’or soudanais se retrouvent dans des mains privées.
Alors que l’armée et l’appareil de sécurité dominé par les islamistes se battent pour contrôler les entreprises impliquées dans le pétrole, la gomme arabique, le sésame, les armes, le carburant, le blé, les télécommunications et les banques, Hemetti monopolise l’or (et dans une moindre mesure le bétail et l’immobilier), afin d’étendre son effort de guerre. La violence qui sous-tend la guerre est directement liée à sa richesse personnelle, qu’il a amassée en grande partie grâce à sa participation au commerce illicite de l’or.
En 2015, un rapport publié par le Conseil de sécurité de l’ONU a révélé que les forces de Hemetti généraient 54 millions de dollars par an grâce au contrôle de la mine d’or de Jebel Amer[13], ce qui lui a permis de recruter des jeunes, pauvres et sans emploi, de tout le Sahel au sein du RSF, venant notamment de Libye, du Tchad, du Mali et du Niger, et qui sont les principaux auteurs des violences au Darfour, à Khartoum et dans le centre du Soudan. Sa force paramilitaire est actuellement estimée à 40 000 hommes. Par rapport à leurs homologues des SAF, ses hommes de troupe bénéficient d’un accès privilégié aux ressources financières et à la formation de la part d’acteurs extérieurs.
L’émergence de l’or en tant que matière première la plus rentable du Soudan contribue à expliquer la nature décentralisée de la guerre et les niveaux élevés de violence infligés par les milices du RSF, en particulier dans les régions riches en or du Darfour et du Kordofan.
Alimenter une guerre par procuration
Bien que la dynamique principale de la guerre au Soudan soit interne, des puissances régionales et d’autres plus éloignées jouent un rôle influent. Les pays du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, sont au premier rang de ces puissances.
Ici aussi, l’émergence de l’or comme la matière première la plus rentable du Soudan est significative. Contrairement au pétrole, l’or est une ressource pillable, ce qui incite les acteurs extérieurs, comme les Emirats arabes unis, à intervenir aux côtés des RFS, quelles que soient les conséquences en termes de violence à l’encontre des civils. Les Emirats arabes unis soutiendraient Hemetti et ses RSF par des livraisons d’armes transitant par le Tchad et la Libye.
Au-delà du commerce illicite de l’or, Hemetti a également bénéficié des intérêts régionaux des pays du Golfe et de leurs préoccupations concernant la mer Rouge. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis s’inquiètent depuis longtemps de l’encerclement iranien par le détroit d’Ormuz et Bab el-Mandeb. Ces inquiétudes ont été renforcées par le soutien iranien au mouvement Houthi au Yémen, qui a conduit à l’intervention militaire d’une coalition dirigée par l’Arabie saoudite en 2015. Hemetti a reçu des millions de dollars de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis pour envoyer ses milices combattre dans la guerre.
Alors que la majorité des soldats des RSF sont rentrés du Yémen, la récente escalade de la violence en mer Rouge, due aux attaques des Houthis contre des navires commerciaux en réponse à la guerre d’Israël contre Gaza, a alimenté les inquiétudes de l’Arabie saoudite, en particulier. Riyad, avec les Etats-Unis, a pris l’initiative de tenter de négocier un accord de cessez-le-feu entre les deux parties belligérantes, dans le but stratégique de conserver une alliance solide avec le régime qui émergera à Khartoum après la guerre.
L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont tous deux établi avec succès des bases militaires dans la Corne de l’Afrique : l’Arabie saoudite à Djibouti et les Emirats arabes unis en Erythrée. Les Emirats arabes unis cherchent également à établir des installations similaires dans le nord de la Somalie. Mais la concurrence pour l’influence dans la région de la mer Rouge ne se limite pas à ces Etats. Le Qatar, la Turquie et la Russie ont tous renforcé leur engagement dans la région et se sont lancés dans l’établissement de bases militaires au large de la côte soudanaise de la mer Rouge.
S’il est en partie stratégique, l’intérêt des Etats du Golfe pour le Soudan découle également d’objectifs économiques à plus long terme. Ils considèrent les investissements en Afrique comme un moyen de diversifier leurs économies et sont désireux de développer le commerce sur ce continent riche en ressources, dont le Soudan est la porte d’entrée. Les Emirats arabes unis ont poursuivi avec détermination un projet de développement portuaire au large de la côte soudanaise de la mer Rouge. En 2022, Khartoum aurait officiellement attribué aux Emirats arabes unis un contrat d’exploitation d’une partie de Port-Soudan, dans lequel les Emirats arabes unis investiraient 6 milliards de dollars.
Les terres agricoles du Soudan sont également essentielles pour aider les Etats du Golfe à répondre à la demande croissante d’importations alimentaires. Dans le cœur agricole du Soudan – dans l’Etat de Gezira, par exemple – les investissements des pays du Golfe (estimés à 8 milliards de dollars) ont été facilités par des politiques néolibérales qui ont plongé les petits agriculteurs dans l’endettement et décimé le secteur de l’agriculture familiale. Une grande partie des terres louées par les investisseurs du Golfe a été transformée en projets agro-industriels à grande échelle qui ont coupé les routes de transhumance des troupeaux et absorbé des parcelles autrefois utilisées pour l’agriculture de subsistance pluviale. La paupérisation des agriculteurs et des travailleurs ruraux soudanais a d’ailleurs contribué au succès du recrutement des milices des RSF, dont les combattants sont issus de populations rurales désormais dépossédées.
L’Egypte, pour sa part, soutient le général Bourhane et les Forces armées soudanaises. Le Caire s’inquiète non seulement de la revitalisation de l’influence islamiste sur son flanc sud. Elle se préoccupe aussi de la gestion du bassin du Nil. En 2020, l’Ethiopie a commencé à remplir le Grand Ethiopian Renaissance Dam, un barrage hydroélectrique de 4,8 milliards de dollars sur le Nil Bleu, que Le Caire considère comme une menace existentielle pour ses propres ressources en eau. Hemetti entretient des liens étroits avec l’Ethiopie ainsi qu’avec les Emirats arabes unis qui, bien qu’ils soient un bienfaiteur majeur de l’Egypte, sont également un rival régional en termes d’influence. L’Egypte considère donc un Soudan dominé par les RSF comme une menace pour ses intérêts nationaux.
L’une des conséquences de ces rivalités est l’existence d’une série d’efforts de « paix » qui sont contradictoires entre eux. A l’heure où nous écrivons ces lignes, quatre forums différents sont simultanément à l’œuvre pour obtenir un cessez-le-feu et un accord de paix entre les factions belligérantes : les pourparlers de Riyad (menés par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite) ; l’initiative IGAD-Union africaine menée par Djibouti ; les pourparlers du Caire visant à forger une alliance entre l’opposition civile et l’allié égyptien, les Forces armées soudanaises ; et une initiative plus récente placée sous la conduite des Emirats arabes unis mais tenue sous les auspices du gouvernement de Bahreïn.
Ces initiatives reflètent les intérêts des Etats qui les ont initiées et leurs relations avec les parties belligérantes respectives, plutôt que des efforts visant à aider le peuple soudanais et la société civile à trouver un cadre réaliste pour aboutir à un cessez-le-feu.
La promesse durable de la révolution
Contrairement à d’autres guerres civiles dans l’histoire du Soudan, les parties belligérantes au Soudan ne bénéficient actuellement d’aucun soutien ni d’aucune légitimité au sein de la société civile. Les deux parties mènent une guerre contre le peuple soudanais précisément parce que, dans le sillage de la révolution démocratique à grande échelle de 2018, la société civile soudanaise a massivement rejeté un avenir dominé par des dirigeants militaires autocratiques.
En effet, la révolution de 2018-19 a clairement montré, et la guerre dévastatrice actuelle l’a confirmé, que les perspectives de paix et de démocratie reposent sur la pérennité de la société civile du Soudan, composée d’associations professionnelles, de syndicats et d’organisations de jeunes et de femmes. La guerre n’a fait qu’affirmer l’importance de ces réseaux. Aujourd’hui encore, les comités de résistance dirigés par des jeunes, malgré leurs différences, s’accordent à dire que la priorité est de mettre fin à la guerre et de rétablir la paix en s’attaquant aux causes profondes des conflits au Soudan, comme l’a voulu la révolution.
Au cours d’une guerre dévastatrice et face à des déplacements massifs, un mouvement populaire influent dirigé par des jeunes a fait preuve d’une grande capacité à collaborer au-delà des clivages ethniques, de genre et sociaux pour atteindre des objectifs démocratiques. En l’absence d’une aide internationale adéquate, par exemple, des équipes d’intervention d’urgence dirigées par des jeunes ont mobilisé l’aide mutuelle dans tout le pays.
Alors que les élites politiques perdent de leur légitimité dans la société civile soudanaise, les leaders de la jeunesse continuent de bénéficier d’un soutien important de la part d’une large couche de Soudanais. Les dirigeants du mouvement de jeunesse, les organisations de femmes, les universitaires indépendants, les artistes et les millions de Soudanais de la diaspora sont presque unanimes pour relever le défi actuel de la guerre en travaillant au renforcement de la société civile de manière à rétablir la confiance, à résoudre le conflit et à construire une paix durable.
Khalid Mustafa Medani
________
[1] “Sudan crisis sends shockwaves around the region as displacement, hunger, and malnutrition soar,” WFP, February 19, 2024.
[2] The National Population Council, Ministry of Social Welfare and Security, “Sudan Millennium Development Goals Progress Report, 2010,” July 23, 2012, p. 67.
[3] IMF Country Report No. 13/318 : “Sudan : Interim Poverty Reduction Strategy Paper,” (October 2013), p. 6.
[4] “Sudan : Public Expenditure Review, Synthesis Report,” World Bank, Report no. 41840-SD. Washington DC. December 2007.
[5] World Bank : “The Sudan Interim Poverty Reduction Strategy Paper Status Report,” (October 2016), p. 1.
[6] Ahmed Gallab, The First Islamic Republic : Development and Disintegration of Islamism in Sudan (Surrey : Ashgate, 2008).
[7] Anne L. Bartlett, “Dismantling the ‘Deep State’ in Sudan,” Australisian Review of African Studies, 41/1, (2020), pp. 51-57.
[8] Harry Verhoeven, “The rise and fall of Sudan’s Al-Ingaz Revolution : The Transition from Militarised Islamism to Economic Salvation and the Comprehensive Peace Agreement,” Civil Wars 15/2 (2013), pp. 118-140.
[9] “Burhan lets the Islamists back in,” Africa Confidential 62/10 (May 12, 2022).
[10] “Al-Burhan forms committee to dissociate al-Bashir’s regime in Sudan,” Middle East Monitor, December 11, 2019.
[11] “Analyzing Trade, Oil and Gold : Recommendations to Support Trade Integrity in Sudan,” Global Financial Integrity, May 2020, p. 3.
[12] “Analyzing Trade, Oil and Gold : Recommendations to Support Trade Integrity in Sudan,” Global Financial Integrity, May 2020, p. 3.
[13] “U.N. Panel of Experts Reveals Gold Smuggling and Cluster Bombs in Darfur,” Relief Web, April 12, 2016.