Maisons détruites lors du massacre du 7 octobre dans le kibboutz Kfar Aza, dans le sud d’Israël, le 7 avril 2024. (Chaim Goldberg/Flash90)
Un peu plus de six mois se sont écoulés depuis le 7 octobre, et la vie ici à Tel Aviv est étrangement revenue presque à la normale. Mais la peur n’a pas disparu.
Depuis janvier, je ne me surprends plus à arrêter la voiture en entendant le sifflement d’une sirène roquette, à en sortir mon fils de 4 ans, Carmel, et à m’allonger sur lui pour le protéger. Je n’ai plus à calculer quel est le meilleur angle pour le protéger d’éventuels éclats d’obus projetés dans notre direction, dans l’espoir qu’ils ne tueront que moi et pas lui. Je n’ai pas à prétendre que nous faisons une partie de « coin sûr », en imaginant que ses super-héros préférés de la télévision nous protègent, en essayant (généralement avec succès) de le faire rire, en me demandant comment il se souviendrait de moi si je mourais. Ces situations quasi-quotidiennes ne sont plus d’actualité dans notre vie, ici, au centre d’Israël.
Et pourtant, après cette horrible matinée du 7 octobre, il est difficile de retrouver un sentiment de sécurité. Tant de choses que nous pensions savoir sur ce pays se sont révélées fausses. Ce qui semblait être un État parfaitement fonctionnel n’était en fait qu’un hologramme.
Les récits des survivant.es du festival de musique Nova et des familles des kibboutzim du sud - laissées sans défense pendant des heures, implorant de l’aide, et dont des centaines ont finalement été massacrées dans leurs maisons ou dans des abris - ont pesé lourdement sur moi. L’abandon par le gouvernement des derniers otages, qui meurent en captivité à Gaza, trahis deux fois par leur État, me révolte ; tout le monde en Israël s’est imaginé ou a imaginé ses proches dans cette situation. De plus, une guerre régionale semble être à nos portes ; c’est ce que nous avons ressenti dans la nuit du 13 avril, lorsque nous avons appris qu’un déluge de drones et de missiles iraniens se dirigeait vers nous.
La peur qui me poursuit est très différente de celle avec laquelle j’ai grandi au temps des attentats suicides des années 1990 et 2000. Aujourd’hui, je ne crains pas seulement pour ma sécurité ou celle de ma famille ; je redoute aussi la destruction de la société dans laquelle je vis. Non pas le régime d’apartheid, il doit être démantelé, mais la société israélienne elle-même : le peuple, la culture, la langue et le tissu humain qui constituent la vie telle que je la connais. Je crains qu’à l’avenir, il n’y ait plus personne pour nous pleurer.
Je sais que cette peur n’est pas tout à fait rationnelle ; des choses terribles peuvent encore se produire, mais je ne crois pas vraiment que tous ceux qui m’entourent seront anéantis. Pourtant, la peur est présente dans mon cœur et elle pénètre mes rêves. Il est impossible d’y échapper, car elle est partout autour de moi. Je la vois dans les journaux télévisés israéliens, qui font croire que les six derniers mois ont été un 7 octobre sans fin. Je le vois dans un bâtiment situé non loin de chez moi, qui abrite actuellement la communauté déplacée du kibboutz Re’im, qui a subi l’attaque ce jour-là. Je le vois sur les visages d’ami.es dont les membres de la famille figurent parmi les personnes assassinées ou enlevées.
Des gens passent devant des photographies d’Israéliens pris en otage par le Hamas à Gaza, à Tel-Aviv, le 9 avril 2023. (Miriam Alster/Flash90)
Mais ce n’est qu’une petite partie de la peur qui m’étreint. En effet, je suis également horrifiée par ce que notre pays fait à Gaza, une horreur qui me paralyse véritablement. Je ressens une horreur d’une toute autre nature, car je comprends mieux à quel point des choses terribles sont possibles dans le monde, y compris le 7 octobre. Je vois comment la terreur, la peur, la douleur et le traumatisme peuvent permettre à une nation de sceller son cœur et son esprit, tandis que des membres de cette nation commettent des crimes inimaginables contre un « ennemi » collectif, même lorsque les victimes sont des innocents : des bébés et des enfants, des hommes et des femmes, des personnes âgées et des malades. C’est un miroir noir dont le reflet est insupportable.
J’ai été pratiquement incapable d’écrire face à l’ampleur des horreurs dont mon pays est responsable à Gaza. Je ne peux pas remplir la baignoire de mes enfants sans penser à la soif des enfants palestiniens qui vivent et meurent à quelques kilomètres d’ici. Lorsque je monte dans ma voiture, je pense à Hind Rajab, la fillette palestinienne de 6 ans que l’on a laissée mourir seule pendant des jours dans une voiture, entourée des corps sans vie des membres de sa famille qui ont été tués par des tirs de chars israéliens. Et je pense à mon ami de Gaza, qui m’a raconté comment il embrasse sa famille tous les soirs, sans savoir si elle sera encore en vie le lendemain matin.
« Je n’ai pas de place dans mon cœur pour les enfants de Gaza - je souffre trop pour nous », est une phrase que j’ai entendue maintes et maintes fois dans la bouche d’Israélien.nes sous des formes diverses. Je comprends ce qui se dit là, mais cela n’en est pas moins tragique ou inquiétant pour notre avenir. Car si c’est ainsi que nous sentons les choses après l’unique journée meurtrière d’octobre, comment pourrions-nous même imaginer ce que ressentent les Palestinien.nes après des décennies de constantes expulsions, de régime militaire, de siège, d’oppression, d’emprisonnement et d’assassinats par les Israéliens ? Ou encore après six mois de cette guerre infernale ?
Aujourd’hui, j’écris donc aux Israélien.nes, et aussi aux personnes qui s’intéressent aux Israélien.nes, qui sont convaincus qu’il n’y a pas de place dans leur cœur pour les Palestiniens de Gaza - à celles et ceux qui ont peur ou qui sont en colère, à celles et ceux qui pensent que la vengeance est la solution, à celles et ceux qui sont encore prêts à écouter.
Catastrophe et échec
Je fais partie d’un petit courant juif et palestinien de gauche en Israël qui s’est opposé à cette guerre dès le premier jour pour une myriade de raisons. Non pas que nous soyons indifférents aux massacres perpétrés par le Hamas et d’autres militants palestiniens le 7 octobre, mais parce que nous pensons qu’il y a d’autres options que nous pouvons et devons choisir pour y répondre. Six mois plus tard, il est tout à fait clair que, pour les Palestinien.nes, cette guerre a été une catastrophe d’une ampleur égale, voire supérieure, à la Nakba de 1948. Pour les Israéliens, elle a été un échec total, même selon leurs propres critères.
La guerre déclenchée par Israël a tué plus de 33 000 Palestinien.nes, et au moins 8 000 autres sont portés disparus et présumés morts sous les décombres. Cela représente près de deux pour cent de la population de la bande de Gaza qui ont été massacrés, la plupart d’entre elles et eux étant des civils, dont plus d’un tiers sont des enfants. Nous savons également que les Israélien.nes blessent volontairement des civils - comme nous l’ont raconté les habitants de Gaza eux-mêmes et comme l’a montré notre collègue Yuval Abraham dans ses enquêtes pour +972 et Local Call.
Des Palestiniens attendent la remise des corps de leurs proches tués lors d’une frappe aérienne israélienne, à l’hôpital Al-Najjar, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 16 avril 2024. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
Des sources militaires elles-mêmes nous ont affirmé qu’au cours des premières semaines de la guerre, l’armée israélienne bombardait systématiquement des bâtiments civils afin de « créer un choc » au sein de la population, et nous ont décrit en détail la politique de tolérance de l’armée à l’égard des « dommages collatéraux », alors qu’elle frappait des milliers de cibles humaines générées par l’Intelligence artificielle dans leurs maisons familiales. Une enquête du Haaretz a également fait état de la politique de l’armée consistant à tuer toute personne trouvée dans les zones où ses forces opèrent, sans vérifier qui elle est ni pourquoi elle est là ; cette pratique est devenue évidente aux yeux de tous les Israéliens lorsque l’armée a tué « par erreur » trois otages israéliens qui agitaient un drapeau blanc après avoir échappé à leurs geôliers. Dans le même temps, des dizaines de milliers de Palestinien.nes ont été blessé.es par les tirs israéliens, mais ils ne peuvent pas recevoir les soins médicaux dont ils ont besoin, pas plus que les malades, les femmes enceintes et les enfants nés prématurément, car l’armée a détruit la plus grande partie du système de santé de Gaza.
En outre, les agences des Nations unies, les organisations humanitaires et les groupes de défense des droits de l’Homme ont établi qu’Israël avait créé un état d’insécurité alimentaire catastrophique, imposant la famine à tous les habitant.es de la bande de Gaza assiégée, en particulier dans le nord. L’armée a systématiquement empêché l’entrée de quantités suffisantes de nourriture, tué du personnel chargés de la distribuer, tiré sur des civils qui tentaient d’y accéder, bombardé des convois de nourriture et démantelé des institutions qui maintenaient l’infrastructure civile dans la bande de Gaza. On sait que des dizaines d’enfants sont morts de malnutrition et de déshydratation au cours des dernières semaines, et l’on s’attend à ce que les décès dus à la faim et à la maladie se multiplient.
Face à cette situation, la Cour internationale de justice de La Haye a ordonné à Israël d’autoriser d’urgence l’entrée de masses d’aide dans la bande de Gaza. Contrairement à ce que prétendent les responsables israéliens et leurs porte-parole, Israël est toujours responsable de la vie, du bien-être, de l’alimentation et de la santé de la population de Gaza, à la fois en tant que puissance occupante depuis 57 ans et parce qu’il a détruit le gouvernement palestinien local. Et nous n’avons même pas mentionné le nettoyage ethnique, le pillage systématique, la torture et les mauvais traitements, ni la rhétorique génocidaire des soldat.es, des commentateur.es et du personnel politique israéliens.
Le gouvernement israélien a toujours affirmé que son objectif était d’éliminer le Hamas et de ramener les otages. Mais six mois après le début de la guerre, le Hamas est loin d’être vaincu (si tant est qu’une telle chose soit possible), il bénéficie toujours d’un niveau de soutien important de la part des Palestiniens et il détient toujours la plupart des otages restants. Il semblerait que de nombreux otages soient déjà morts - y compris sous les tirs israéliens - et que d’autres risquent de mourir parce que ceux qui sont au pouvoir ne sont pas vraiment intéressés par un accord d’échange.
En attendant, des dizaines de milliers d’Israélien.nes sont toujours déplacé.es des régions du nord et du sud, sans que l’on sache exactement quand elles et ils pourront rentrer chez eux. Les survivant.es des massacres du 7 octobre ne bénéficient pas des attentions et des services dont ils ont besoin. Les perspectives d’accords de normalisation avec l’Arabie saoudite et d’autres pays du Moyen-Orient se sont effondrées, du moins pour l’instant. Dans le monde entier, la perception d’Israël par l’opinion publique n’a jamais été aussi mauvaise - à juste titre - et même ses alliés les plus proches commencent à désapprouver publiquement la politique israélienne. La CIJ a estimé qu’il y avait des raisons plausibles d’affirmer qu’Israël était en train de commettre un génocide. Le week-end dernier, nous avons assisté au premier tir de missiles en provenance directe de l’Iran.
Le système anti-missile tire des missiles d’interception alors que des drones et des missiles sont lancés depuis l’Iran, vu au-dessus de Jérusalem, le 14 avril 2024. (Jamal Awad/Flash90)
Notre réponse à la résistance
Que nous propose donc le gouvernement israélien face à tout cela ? Toujours la même chose.
Netanyahou proclame joyeusement qu’Israël est « à un petit pas de la victoire ». Mais même les Israélien.nes qui sont totalement indifférents aux massacres et aux souffrances que subissent les Palestinien.nes et qui ne se soucient que de la sécurité des Israélien.nes ne peuvent pas saluer cette guerre comme une victoire, de quelque nature qu’elle soit. Comme l’a récemment fait remarquer l’écrivain juif américain Peter Beinart, plus de violence dirigée contre les Palestinien.nes n’a jamais apporté plus de sécurité aux Israélien.nes - sinon, nous serions en sécurité depuis longtemps, compte tenu des décennies d’oppression que nous avons infligées. Même si le Hamas était vaincu d’une manière ou d’une autre, les questions fondamentales qui motivent la résistance palestinienne ne disparaîtront pas ; au contraire, elles se sont multipliées au cours des six derniers mois.
La plupart des juifs israéliens considèrent le 7 octobre comme le seul point de départ pertinent pour l’ensemble des événements actuels. Mais, comme les Palestinien.nes vous le diront, l’histoire n’a pas commencé à la fin de l’année 2023. Israël a violemment dicté le sort des Palestinien.nes depuis la Nakba et, depuis 1967, il est l’autorité suprême sur l’ensemble du territoire situé entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Il a maintenu un régime d’apartheid à travers un ensemble complexe de divisions territoriales, de statuts juridiques et d’autres formes de contrôle sur le peuple palestinien, qu’il s’agisse des citoyens de seconde zone à l’intérieur d’Israël, des personnes soumises à l’occupation, au droit militaire et au siège, ou des réfugiés exilés de force dans les pays arabes voisins et à qui l’on refuse le droit au retour.
Toute situation dans laquelle un groupe national en contrôle un autre, lui refuse ses droits fondamentaux, s’approprie ses ressources et lui interdit tout moyen démocratique ou légal de lutter pour l’égalité et la justice, suscitera toujours une résistance. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut changer avec des pots-de-vin, la « paix économique », la « gestion des conflits » ou une puissance de feu écrasante. Cette compréhension élémentaire de l’histoire et des sociétés humaines ne justifie en rien le massacre et l’enlèvement de civils - juifs, palestiniens ou travailleurs migrants - le 7 octobre, mais elle nous aide à comprendre comment nous en sommes arrivés là.
Depuis la fin de la deuxième Intifada en 2004, par exemple, la résistance palestinienne au pouvoir israélien s’est principalement effectuée sans recours aux armes, parfois même aux dépens des Palestiniens eux-mêmes. Dans le cadre des accords d’Oslo, l’Autorité palestinienne (AP) dirigée par le Fatah - que les Palestinien.nes considèrent depuis longtemps comme corrompue et brutale - a coopéré avec Israélien.nes pour réprimer à la fois les groupes militants et les activistes politiques qui menaçaient le pouvoir israélien ou celui de l’AP. L’AP a soutenu que cette attitude ferait d’elle un partenaire légitime pour les négociations aux yeux d’Israël et des États-Unis, et qu’elle conduirait à long terme à la création d’un État palestinien.
Après avoir craché sur ce cadre, y compris pendant une décennie au cours de laquelle Israël sous Netanyahou (et sous le soi-disant « gouvernement du changement » de Naftali Bennett et Yair Lapid) a refusé toute négociation, cette stratégie a perdu une grande partie de sa crédibilité auprès de l’opinion publique palestinienne. Pendant ce temps, les gouvernements de Netanyahou ont favorisé la division entre le Fatah et le Hamas, ainsi qu’entre la Cisjordanie et Gaza, en sapant les pourparlers de réconciliation palestiniens, en continuant à laisser affluer de l’argent vers le gouvernement du Hamas et en contribuant aux efforts du président Mahmoud Abbas pour faire obstacle aux élections dans les territoires occupés - précisément dans le but d’éliminer toute possibilité de négociations de paix.
Des Palestinien.nes agitent leurs drapeaux nationaux alors qu’ils regardent la projection en direct du discours du président Mahmoud Abbas suivi du lever du drapeau palestinien au siège des Nations unies à New York, dans la ville de Naplouse, en Cisjordanie occupée, le 30 septembre 2015. (Ahmad Al-Bazz/Activestills)
Dans le même temps, l’AP et la société civile palestinienne ont tenté de recourir à la diplomatie et aux appels à des forums internationaux pour faire avancer leur cause, en réclamant la pleine reconnaissance d’un État et/ou l’obligation faite à Israël de rendre des comptes au sujet de l’occupation. Ces tentatives n’ont donné que peu de résultats, d’autant plus que le veto américain au Conseil de sécurité de l’ONU a fourni à Israël un bouclier diplomatique. Israël a également interdit sans fondement les principales ONG palestiniennes qui faisaient des démarches auprès de la Cour pénale internationale, qualifiant leur action en faveur des droits de l’homme de « terrorisme diplomatique ».
D’autres actions palestiniennes non violentes sont venues de la base, notamment l’appel au boycott, au désinvestissement et aux sanctions (BDS) à l’encontre d’Israël. Cet appel a lui aussi été qualifié de « terrorisme économique et culturel » par les Israéliens, qui l’ont même dénoncé comme « antisémite ». Aux États-Unis, des dizaines d’États ont adopté ce point de vue israélien et promulgué des lois et des mesures criminalisant le BDS, et de nombreux pays européens comme l’Allemagne leur ont emboîté le pas.
Les manifestations populaires contre l’expansion des colonies en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ont également connu des hauts et des bas, étant souvent brutalement réprimées par les forces israéliennes. Il en a été de même pour la Grande Marche du retour à Gaza en 2018, au cours de laquelle Israël a tiré sur des milliers de Palestiniens non armés qui se dirigeaient vers la clôture qui enserre la bande, tuant plus de 200 d’entre eux, et a également bloqué les « flottilles de la liberté » qui cherchaient à briser le blocus naval. Pendant tout ce temps, les Palestiniens ont poursuivi la pratique du « soumoud » : le refus inébranlable de quitter sa maison face aux tentatives de nettoyage ethnique.
Ce n’est pas le voisinage, c’est nous
Au cours de ces deux décennies de résistance en grande partie non armée, le discours public en Israël s’est considérablement transformé - pour le pire. Alors que la première et la deuxième Intifada ont donné lieu à des débats sérieux sur l’occupation au niveau national, ces discussions ont aujourd’hui presque entièrement disparu.
Cette disparition du débat au sein de la société israélienne peut être attribuée en partie à l’opération « Plomb durci » de 2008 et 2009 et au rapport Goldstone qui s’en était suivi et qui accusait tant l’armée israélienne que les militant.es palestinien.nes de crimes de guerre. Ce rapport a déclenché des campagnes de la part de Netanyahou et de ses alliés pour salir la gauche israélienne et les groupes de défense des droits de l’Homme en les qualifiant de traîtres et de taupes financées par l’étranger, et pour déployer une vague de lois antidémocratiques, notamment des lois interdisant la commémoration de la Nakba et criminalisant les boycotts.
Dans le même temps, les gouvernements de Netanyahou - avec la collaboration active des grands médias israéliens - ont réussi à vendre le récit selon lequel les Palestinien.nes avaient été vaincus, que le conflit était « géré » par des moyens militaires et économiques, et que les Israéliens pouvaient se concentrer sur la normalisation régionale sans avoir à tenir compte des assujettis à l’occupation.
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, les députés et les ministres assistent au vote sur le budget de l’État dans la salle d’assemblée de la Knesset, à Jérusalem, le 13 mars 2024. (Yonatan Sindel/Flash90)
Ce point de vue a rapidement fait l’objet d’un consensus national. Lors des dernières élections, en novembre 2022, les électrices et électeurs ont élu une Knesset qui, dans les bons jours, comptait une dizaine de parlementaires sur 120 réellement désireux de mettre fin à l’occupation. Les 110 restants considéraient au mieux la question palestinienne comme sans importance ou sans urgence, et au pire cherchaient activement à intensifier la dépossession et l’oppression des Palestinien.nes. Les tentatives de la gauche en perte de vitesse pour remettre les Palestinien.nes à l’ordre du jour se sont toujours heurtées à un mur : « Pas maintenant », disaient les Israélien.nes, parce que nous nous occupons de questions sociales, que nous luttons contre Bibi ou que nous défendons la démocratie (pour les juifs).
Israël n’est pas le seul à avoir pris ce virage. Les régimes arabes - qui, en 2002, avaient proposé l’« initiative de paix arabe » visant à normaliser les liens avec Israël en échange d’une solution avec les Palestiniens - ont de plus en plus tourné le dos aux Palestinien.nes et recherché des accords de normalisation séparés avec Israël, qui ont culminé avec les accords d’Abraham il y a quatre ans. Même pour l’Arabie saoudite, principal promoteur de l’initiative de 2002, on s’attendait à ce qu’elle accepte une normalisation complète.
Les responsables politiques et les commentateurs israéliens aiment à dire que « les Arabes ne comprennent que la violence » et que la force est le langage politique propre au « voisinage » moyen-oriental. Mais l’histoire indique que ce n’est pas le voisinage qui a recours à la force, c’est nous.
La guerre du Kippour de 1973, par exemple, a mis un frein à l’orgueil d’Israël après la guerre des six jours et a conduit à un accord de paix avec l’Égypte sous l’égide des États-Unis. La révolte de masse de la première Intifada a poussé Israël à reconnaître l’OLP et à signer les accords d’Oslo, ainsi qu’un traité de paix avec la Jordanie. La violence armée de la seconde Intifada a conduit au « désengagement » d’Israël et au démantèlement des colonies à Gaza. La guerre menée par le Hezbollah a poussé Israël à quitter le Sud-Liban. À maintes reprises, la violence et les désordres ont imposé ces questions politiques sur le devant de notre agenda ; les voies non violentes, en revanche, ont été largement récompensées par la répression et la marginalisation. C’est un message terrible qu’Israël a envoyé au « voisinage », mais c’est le message que nous avons sélectionné depuis des décennies.
Cela ne veut pas dire que les réponses politiques d’Israël à la violence profitent nécessairement aux Palestinien.nes, comme nous le voyons aujourd’hui après le 7 octobre. La violence engendre toujours la peur, les traumatismes et la déshumanisation de l’autre, en imputant à la collectivité les actes de quelques-uns. Elle incite la société israélienne à l’indifférence ou à la justification des atrocités que nous commettons. Et pour l’instant, elle pousse une grande partie de notre société encore plus à droite. En regardant dans le miroir noir, nous pouvons voir exactement comment le même processus - bien qu’à une échelle très différente - s’est produit dans la société palestinienne après des décennies de massacres, de déplacements, de dépossessions et d’emprisonnements, alors que les meurtriers et les pillards vivent en liberté.
Rien ici ne prétend justifier ce qui ne peut l’être moralement, mais c’est le contexte que les Palestinien.nes ne connaissent que trop bien et auquel les Israélien.nes sont aveugles depuis longtemps.
Des Palestiniens retournant dans leurs maisons quelques jours après le retrait de l’armée israélienne de la zone, à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, le 13 avril 2024. (Abed Rahim Khatib/Flash90)
Des dirigeants désireux d’instaurer la justice
Le 7 octobre, il était tout à fait légitime pour Israël d’utiliser la force sur son territoire pour repousser l’attaque menée par le Hamas, protéger les citoyen.nes israélien.nes et libérer les communautés du sud séquestrées par le Hamas. Mais c’est là qu’Israël devait s’arrêter. Assurer la sécurité des Israélien.nes est une chose ; déclencher un assaut infernal en est une autre.
Dès à présent, Israël devrait agir de toute urgence pour parvenir à un accord avec le Hamas en vue d’un cessez-le-feu immédiat et de la libération de tous les otages restants, en échange de la libération du nombre de prisonniers palestiniens qu’il faudra. Cela doit impliquer un retrait israélien complet de toute la bande de Gaza, permettant aux Gazaouis de retourner dans ce qu’il reste de leurs maisons.
Parallèlement, Israël doit garantir l’entrée sans restriction à Gaza de toute l’aide humanitaire possible, et ce le plus rapidement possible, afin de sauver des vies et de permettre la vaste reconstruction qui sera nécessaire. Il doit coopérer avec tout gouvernement susceptible de l’aider dans ce processus - non pas simplement pour payer la facture du désastre créé par Israël, mais pour contribuer à la reconstruction sur la base d’une nouvelle approche politique en vue d’un avenir meilleur pour les Israélien.nes et les Palestinien.nes.
Il est très probable que dans ce cadre, il sera également possible de réduire les tensions armées avec le Hezbollah au nord, et l’Iran à une plus grande distance, afin que toutes les personnes déplacées des deux côtés de la frontière puissent retourner dans leurs foyers. Les familles auront ainsi le temps de se rétablir, de restaurer leurs communautés et de soigner les personnes émotionnellement et physiquement meurtries par cette guerre.
Israël devra alors poursuivre sur cette lancée. Contrairement à ce que la droite nous répète depuis des années, les Israélien.nes ont un intérêt vital à l’existence d’une direction palestinienne jouissant d’une large légitimité populaire et capable de négocier avec une direction israélienne. Cela signifie qu’Israël doit libérer les dirigeants politiques emprisonnés et soutenir à la fois la réconciliation entre le Fatah et le Hamas et la tenue d’élections démocratiques pour l’OLP et l’AP.
Le discours public en Israël et chez quelques alliés occidentaux rejette totalement l’idée de permettre au Hamas de continuer à exister. Mais le Hamas ne s’en ira nulle part. Il conserve le soutien d’environ la moitié de la population palestinienne des territoires occupés. Son pouvoir découle de la réalité matérielle qu’Israël a créée pour les Palestiniens, de l’échec de la non-violence et du dialogue pour faire avancer leur cause nationale, et de griefs internes tels que la corruption de l’Autorité palestinienne. Comme me l’a dit un ami palestinien qui déteste et craint le Hamas en raison de son idéologie religieuse et des exactions du 7 octobre, ce n’est pas par la force militaire que l’on peut vaincre le groupe, mais par la politique. Il en va de même pour la droite israélienne.
Ce qu’il faut donc, ce ne sont pas seulement des dirigeant.es israélien.nes qui répondent aux conséquences catastrophiques de ce que notre peuple a connu le 7 octobre et depuis lors. Nous avons besoin de dirigeant.es qui assument également la responsabilité des décennies de catastrophes que nous avons infligées aux Palestinien.nes. Il faut qu’ils reconnaissent le lien réel et justifié des deux peuples avec cette terre, ainsi que les droits égaux des deux peuples à la liberté, à l’égalité, à la sécurité et à l’autodétermination, et qu’ils fassent grandir le désir humain et universel de voir nos enfants jouir d’un avenir meilleur que celui que leur offre notre réalité actuelle.
Vue du Dôme du Rocher et des alentours dans la vieille ville de Jérusalem, depuis un belvédère, le 24 juin 2023. (Nati Shohat/Flash90)
Ces dirigeant.es doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour mettre fin à l’injustice historique dont sont victimes tous les Palestinien.nes, notamment par la négociation, afin de mettre en place une solution politique fondée sur ces principes - que ce soit dans le cadre de deux États, d’un seul État ou d’une confédération - et en répondant aux justes demandes formulées par l’OLP, les résolutions de l’ONU, l’initiative de paix arabe et la campagne BDS. Une vision d’avenir doit intégrer un dispositif permettant de traiter les crimes commis par des individus des deux nations à l’encontre de l’autre, et d’établir un nouvel ordre régional qui permettra la libre circulation et l’épanouissement des deux peuples.
Ces solutions doivent s’appuyer sur un dialogue politique approfondi au sein de chaque nation et entre les deux peuples, en mettant l’accent sur l’écoute de celles et ceux qui ont souffert le plus de la violence et de l’oppression. La responsabilité d’entamer ce processus incombe à Israël, en tant qu’autorité suprême du territoire et donc détenteur des clés pour mettre fin à ce système injuste. Rien de tout cela n’exonère le Hamas de la responsabilité de ses méfaits et de ses crimes de guerre, mais il est essentiel de reconnaître que les Israéliens ont une responsabilité très différente à assumer et que c’est à nous - après des décennies d’oppression - de prouver notre volonté d’instaurer la justice.
Tout cela est-il susceptible de se réaliser un jour ? À l’heure actuelle, pour beaucoup, cela semble certainement impossible. Les Israélien.nes et les Palestinien.nes sont aujourd’hui bien moins capables de se supporter mutuellement, et la déshumanisation réciproque a atteint de nouveaux extrêmes. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui veulent un avenir différent, qui suivraient des dirigeant.es courageux et qui veulent montrer qu’un changement d’attitude peut permettre de trouver un partenaire de l’autre côté.
L’alternative est bien plus terrible : une poursuite sanglante et illimitée de la violence pendant des générations, jusqu’à ce que nous nous réveillions enfin et que nous fassions exactement ce que nous aurions de toute évidence dû faire depuis le début. Israël doit s’engager sur cette voie, non seulement en raison de sa responsabilité en tant que maître du territoire, mais aussi pour prouver aux Palestinien.nes qu’ils peuvent enfin trouver en nous un partenaire pour la paix et que la voie d’une solution concertée est ouverte - peut-être pour la première fois.
Une chose est sûre cependant : rien de tout cela ne peut être réalisé avec le gouvernement israélien actuellement au pouvoir. Par conséquent, notre première tâche en tant qu’Israélien.nes est de chasser cette coalition dès que possible et de choisir une nouvelle équipe dirigeante qui proposera la voie de la réconciliation. Compte tenu de l’état actuel de la société israélienne et de notre paysage politique, il est peu probable que nous empruntions ce chemin de notre plein gré. C’est pourquoi la nécessité d’une pression internationale sous la forme de boycotts, de désinvestissements et de sanctions est de plus en plus évidente. Action au niveau global, élections et négociations - c’est ainsi que nous renforcerons les courants qui, dans nos deux sociétés, croient en la justice, l’égalité et la sécurité pour tous.
Haggai Matar