Les manifestations ne sont pas un événement isolé. De grandes foules se sont mobilisées contre la mission de maintien de la paix de l’ONU (Monusco ) en juillet 2022 et août 2023, et des dizaines de personnes sont mortes dans leurs affrontements avec les forces de sécurité. Ce type de protestations contre la mission de l’ONU remonte à sa création en 1999. À chaque fois, on soupçonne que les protestations ont été orchestrées par les fameux tireurs de ficelles, un terme nébuleux qui suggère l’implication des élites au pouvoir.
Deux choses sont vraies : il existe un ressentiment populaire réel et généralisé contre les gouvernements occidentaux, ainsi que contre la mission de maintien de la paix de l’ONU ; et les membres du gouvernement contribuent à orchestrer les manifestations. Il est important de garder à l’esprit les deux, mais peut-être surtout le premier.
Il semble qu’il y ait eu plusieurs éléments déclencheurs à l’origine de cette dernière vague de protestations. D’abord, une scène lors des demi-finales de la Coupe d’Afrique des nations le 7 février : des joueurs congolais se couvraient la bouche d’une main et posaient deux doigts sur leur tempe. Ils nous tuent, mais personne n’en parle. Ce geste, longtemps employé par Cédric Bakambu, attaquant de l’équipe nationale de football, a été vu par des millions de Congolais à la télévision puis sur les réseaux sociaux, où la scène a été relayée. Elle a été rapidement reprise par les membres du gouvernement : le 9 février, lors de la réunion hebdomadaire du gouvernement, plusieurs ministres se sont fait prendre en photo, reprenant le geste de Bakambu. Le même jour, les protestations ont commencé sérieusement, d’abord à l’ambassade américaine, avant de s’étendre ailleurs.
Autre déclencheur : la situation à l’est de la RDC. Le même jour que les demi-finales de la CAN, les rebelles du M23 ont encerclé la ville de Sake, au bord du lac Kivu, coupant la dernière route de Goma (autre que celle passant par le Rwanda) restée ouverte. Cette nouvelle a été largement diffusée en RDC, alarmant l’opinion publique. Le ministre de la Défense s’est envolé pour Goma, où il est arrivé vendredi et a rencontré l’armée et ses milices affiliées.
Il est probable que les hommes politiques aient encouragé les manifestants, alors même que le gouvernement dénonçait les attaques contre les diplomates. Il était par exemple curieux que les protestations soient toutes dirigées contre les ambassades occidentales et non contre le gouvernement qui mène la guerre contre le M23. Une veillée aux chandelles le 4 février soulignant l’inaction du gouvernement dans l’Est a été violemment dispersée par les forces de sécurité. En revanche, une association locale a dénoncé « la complaisance » de la police dans sa réponse aux manifestations. Des membres de partis politiques ont été aperçus lors des manifestations, notamment le fameux Forces du progrès, qui prétend être « l’oeil de l’UDPS », le parti du président Félix Tshisekedi ; son ministre de l’Intérieur a affirmé que ce sont des imposteurs. Les motos-taxis, les wewa, qu’on voit souvent dans les rassemblements de l’UDPS, ont aussi participé en grand nombre aux manifestations.
Et pourtant, le ressentiment est bien réel et ne doit pas être considéré comme fabriqué. À l’heure actuelle, la plupart des principaux bailleurs de fonds ont publiquement reconnu que le Rwanda soutenait la rébellion du M23, relancée en novembre 2021. Cette semaine encore, le Rwanda a été signalé utilisant des véhicules blindés pour abattre des drones des Nations Unies. Et pourtant, contrairement à la rébellion du M23 de 2012-2013, quand environ 240 millions de dollars d’aide avaient été suspendu par les donateurs, la seule conséquence concrète pour le Rwanda a été imposée par le gouvernement américain : il a suspendu un petit programme de formation militaire et a sanctionné un général rwandais.
Pendant ce temps, alors que la rébellion du M23 se poursuit, le Commonwealth britannique tient sa grande réunion biannuelle (CHOGM) à Kigali en 2022, l’UE a donné 22 millions de dollars pour soutenir le déploiement des Forces de défense rwandaises au Mozambique, un consortium de donateurs a annoncé 320 millions de dollars en financement climatique et des pays européens ont annoncé 960 millions de dollars d’investissements au Rwanda. Comme la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen dit en décembre 2023 : « Sur la scène mondiale, l’UE et le Rwanda sont d’accord sur de nombreux sujets et nous saluons chaleureusement le leadership du Rwanda en matière de climat. »
En 2012, la réaction au soutien du Rwanda au M23 a été l’opprobre. Aujourd’hui, il semble que ce soit une complaisance, voire même un soutien accru.
Cette attitude prévaut également au sein des Nations Unies. Alors que le secrétaire général de l’ONU, ainsi que le chef de la Monusco, ont laissé entendre que le M23 est soutenu par le Rwanda, ils ne l’ont pas dit explicitement. L’ONU est dans une situation particulièrement épineuse : le Rwanda est de loin le plus large contributeur africain en troupes aux missions de maintien de la paix de l’ONU, la quatrième en importance au monde. Et pourtant, ses propres troupes, ou le M23 qu’il soutient, ont attaqué les casques bleus de l’ONU au Congo, blessant et même tuant certains. La session extraordinaire du Conseil de sécurité de lundi cette semaine a donné lieu à une tiède condamnation du M23, dans laquelle le Rwanda n’était pas mentionné.
L’orientation des protestations à Kinshasa n’a pas été nuancée. Une grande partie de la colère, par exemple, a été dirigée contre les États-Unis, qui, pendant les années de la présidence Clinton, ont été un fervent partisan du Rwanda, détournant le regard ou tolérant l’implication du Rwanda dans la première et la deuxième guerre du Congo (1996-2003). La croyance selon laquelle les États-Unis financent la guerre ou soutiennent le Rwanda reste largement répandue en RDC. Mais les temps ont quelque peu changé : même si les États-Unis restent le plus grand fournisseur d’aide au Rwanda, ils sont également les pays donateurs les plus bruyants à condamner le soutien rwandais au M23, appelant à plusieurs reprises le Rwanda à retirer ses troupes. Suite à une visite d’Avril Haines, la directrice du renseignement national américain, qui s’est rendue dans la région en novembre, les États-Unis ont aidé à négocier un cessez-le-feu et « utiliser [leurs] ressources de renseignement pour valider » cet accord. Les responsables américains restent engagés aux côtés des deux parties pour empêcher une escalade - une approche très différente de celle du Royaume-Uni, qui est déterminé à aller de l’avant avec un accord controversé sur l’asile avec le gouvernement rwandais. Jusqu’à présent, il s’est abstenu de dénoncer l’implication rwandaise en RDC.
Malgré le manque de nuance et la manipulation, nul doute que ce ressentiment contre les bailleurs de fonds est réel. Dans un sondage mené en janvier 2023, tous les donateurs occidentaux étaient perçus dans des termes nettement défavorables, alors qu’en 2019, des majorités de plus de 75 % avaient une bonne opinion de la France, des États-Unis, de la Belgique et du Royaume-Uni. Au cours de la même période, les perceptions de la Chine et de la Russie se sont améliorées – cette dernière, qui n’a presque pas de présence en RDC, devient le pays étranger le plus populaire, avec 61 % d’opinions favorables, contre 35 % en octobre 2016.
Il ne devrait y avoir aucune place pour la violence contre les diplomates ou contre les Nations Unies. Mais, le focus ne devrait probablement pas être là. Résoudre ce problème ne consiste pas seulement à s’attaquer aux agents cyniques du désordre derrière les manifestations. L’accent doit avant tout être mis sur la résolution de l’approche dysfonctionnelle face à la crise du M23.
Jason Stearns
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