Il y a longtemps déjà que le marxisme vulgaire est critiqué pour être un déterminisme économique simpliste qui prétend que la superstructure idéologique et sociale d’une société est déterminée par son infrastructure économique ou son mode de production.
Les marxistes vulgaires (notamment les staliniens) étaient portés à soutenir que des sociétés étaient « socialistes » simplement parce qu’elles possédaient des moyens de production appartenant à l’État, indépendamment du degré d’exploitation des travailleurs par cet État et du fait qu’il refusait les droits démocratiques à sa population, en violation des valeurs socialistes de la liberté, de l’égalité et de la démocratie.
Le marxisme vulgaire est loin d’être l’approche de Marx, qui analysait la société comme un tout interactif dans lequel les conditions économiques, sociales et idéologiques s’influencent mutuellement.
Il est également nécessaire de critiquer l’anti-impérialisme vulgaire, qui considère l’impérialisme occidental conduit par les États-Unis comme le seul impérialisme dans le monde d’aujourd’hui et qui, par conséquent, soutient tout État en conflit avec les États-Unis comme anti-impérialiste et « objectivement » progressiste, quelle que soit la façon dont cet État peut opprimer son propre peuple et se montrer impérialiste à l’égard d’autres nations.
Pour les anti-impérialistes vulgaires, tels que la « United National Antiwar Coalition », l’impérialisme dirigé par les États-Unis est l’« ennemi principal », l’oppression et l’agression par des États anti-américains sont tout au plus des « contradictions secondaires » et, par conséquent, l’ennemi de mon ennemi est mon ami.
L’anti-impérialisme vulgaire utilise une analyse géopolitique des intérêts des États qui rend invisibles tous ceux et celles qui se battent contre l’oppression. Ce point de vue conduit à avoir des amis très réactionnaires comme la Russie, le vaisseau amiral des sectateurs autoritaristes de l’extrême droite mondiale, et des États policiers héréditaires - comme la Syrie des Assad et la Corée du Nord de la dynastie des Kim.
A contrario, un anti-impérialisme cohérent s’appuie sur une analyse de classe concrète de chaque conflit pour déterminer qui est l’oppresseur et qui est l’opprimé, dans le but d’agir en solidarité avec les opprimés.
Lavrov crache le morceau
Ironiquement, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a récemment souligné l’hypocrisie des anti-impérialistes vulgaires qui s’opposent à l’occupation israélienne des territoires palestiniens soutenue par les États-Unis, tout en ne s’opposant pas à l’occupation russe des territoires ukrainiens parce que les États-Unis s’y opposent. Mais leur allié russe « anti-impérialiste » a récemment contredit cette position.
Après avoir réitéré à deux reprises les objectifs déclarés de la Russie en Ukraine, à savoir la « dénazification » et la « démilitarisation », lors d’une interview accordée à la chaîne d’information publique Russia-24, M. Lavrov a assimilé les objectifs de la Russie en Ukraine aux objectifs d’Israël à Gaza :
« Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a annoncé que le Hamas devait être détruit comme entité et comme force militaire. Cela évoque la démilitarisation [de l’Ukraine]. Il a également déclaré que l’extrémisme devait être éliminé à Gaza. Cela évoque la dénazification [de l’Ukraine] ». [1]
L’agence de presse gouvernementale russe RIA Novosti a publié la transcription de l’interview de M. Lavrov, que le ministère des affaires étrangères a publiée en anglais sur son site Internet. L’agence de presse officielle à vocation internationale RT a publié un article consacré à la déclaration de M. Lavrov sur les objectifs militaires similaires de la Russie et d’Israël lors de leurs offensives respectives, intitulé « Les objectifs déclarés d’Israël sont similaires à ceux de la Russie - M. Lavrov ». [2]
Les anti-impérialistes vulgaires n’ont pas essayé d’expliquer pourquoi leur allié « anti-impérialiste », la Russie, identifie ses objectifs en Ukraine avec ceux d’Israël, soutenu par les États-Unis, dans les territoires palestiniens. Je n’ai trouvé aucun commentaire sur la déclaration de Lavrov émanant des anti-impérialistes vulgaires.
Les médias occidentaux ne semblent pas avoir rendu compte des propos de Lavrov, à l’exception d’une partie de la presse pro-israélienne, dont le Times of Israel, installé à Jérusalem, et le Jewish Press, installé à Brooklyn, qui ont estimé que les propos de Lavrov méritaient d’être signalés à leurs lecteurs. [3]
Dans le camp des anti-impérialistes conséquents, les propos de Lavrov ont été condamnés. Gilbert Achcar, un opposant socialiste à l’anti-impérialisme vulgaire, qu’il a qualifié d’anti-impérialisme des imbéciles, a tweeté que la déclaration de Lavrov montrait que « tous, Biden, la Russie et Israël, ont recours à des justifications hypocrites ». [4]
Ramzy Baroud, rédacteur en chef de Palestine Chronicle, soutient le droit de l’Ukraine à se défendre contre l’invasion russe et a condamné l’hypocrisie occidentale qui condamne l’agression russe contre l’Ukraine sans s’opposer à l’agression israélienne contre les Palestiniens [5]. Il a déclaré : "La position de Lavrov.. :
« La position de Lavrov est pour le moins bizarre et très choquante. Bizarre parce qu’elle est en totale contradiction avec la politique étrangère russe depuis le début du génocide israélien à Gaza, et choquante parce qu’elle ressemble à une sorte de clin d’œil politique permettant à Israël de poursuivre sa guerre meurtrière contre les civils palestiniens sans s’inquiéter de la nécessité d’une réponse forte de la part de la Russie. Les gouvernements arabes et les groupes de la Résistance palestinienne doivent exiger des éclaircissements de la part de la Russie suite à ces déclarations offensantes et demander si elles représentent un changement officiel de politique à l’égard d’Israël et de la lutte palestinienne pour la liberté ». [6]
Je n’ai trouvé aucun document indiquant si la Russie avait clarifié sa position auprès des gouvernements arabes et des Palestiniens. Mais la question demeure : Pourquoi Lavrov a-t-il fait ces déclarations et pourquoi RT a-t-elle choisi de les répercuter à l’échelle internationale ?
Un indice est que, dans son interview, M. Lavrov a spécifiquement fait l’éloge du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou pour sa position sur la guerre en Ukraine, notant que « le Premier ministre Benjamin Netanyahou n’a pas critiqué la Russie en dépit des nombreuses déclarations critiques [concernant ses agissements] faites dans le monde entier ». L’article de RT ajoute que M. Netanyahou « a refusé d’envoyer une aide militaire à l’Ukraine ».
Cynisme géopolitique
Il semble que M. Lavrov ait fait savoir aux dirigeants israéliens que la Russie souhaitait préserver leurs relations positives, mises à l’épreuve depuis l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, et la dévastation de Gaza par Israël qui s’en est suivie.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2000, Vladimir Poutine entretient des relations étroites avec Israël pour des raisons politiques et stratégiques. Sur le plan politique, M. Poutine doit tenir compte de près de 600 000 personnes vivant dans la Fédération de Russie qui sont considérées comme juives en vertu de la loi israélienne du retour, ainsi que des 1,5 million de Juifs russophones en Israël, qui représentent près de 20 % de l’ensemble des Juifs israéliens et qui ont des racines et de la famille en Russie et en Ukraine.
On estime à 100 000 le nombre de Juifs israéliens qui vivent en Russie, dont environ 80 % à Moscou. Des centaines de milliers de Juifs russophones ont la double nationalité israélo-russe ou israélo-ukrainienne [7]. [Pour sa part, Benjamin Netanyahou, qui garde à l’esprit l’important électorat israélien russophone, a mené sa campagne électorale en 2019 avec une banderole couvrant plusieurs étages du siège du parti Likoud et le montrant en train de serrer la main de M. Poutine.
En termes de stratégie géopolitique, Lavrov semble indiquer que la Russie souhaite reconduire ses partenariats avec Israël malgré la guerre de Gaza. Fin 2019, Poutine et Netanyahou ont conclu un accord selon lequel Israël ne vendrait pas d’armes à l’Ukraine et à la Géorgie, toutes deux partiellement occupées militairement par la Russie, en échange de quoi la Russie ne vendrait pas d’armes à l’Iran. [8]
La Russie souhaite qu’Israël poursuive sa politique de refus des demandes ukrainiennes d’aide militaire, en particulier pour les systèmes de défense aérienne israéliens réputés et si nécessaires, et qu’il ne participe pas aux sanctions économiques à l’encontre de la Russie.
La Russie et Israël entretiennent également des relations militaires. sur d’autres terrains Ils sont alliés dans la guerre civile libyenne où ils soutiennent l’armée nationale libyenne insurgée contre le gouvernement d’entente nationale reconnu par les Nations unies et soutenu par la Turquie. Dans la guerre civile syrienne, Israël a discrètement soutenu l’intervention russe en Syrie, en opposition à la Turquie et en concurrence avec l’Iran. En retour, la Russie a discrètement autorisé les frappes aériennes israéliennes sur les installations militaires iraniennes en Syrie via l’espace aérien qu’elle contrôle. [9]
Les échanges commerciaux et les investissements russo-israéliens ont été importants pour les deux pays. La Russie a particulièrement apprécié les contributions en matière de haute technologie des Israéliens qui travaillent et investissent à Moscou, mais de nombreuses entreprises israéliennes de haute technologie ont quitté volontairement la Russie après l’invasion massive de l’Ukraine. [10]
Le militant socialiste engagé contre la dette grecque, Yorgos Mitralias, estime que M. Lavrov s’adressait également aux institutions américaines et européennes, en quête d’un rapprochement autour de leur intérêt commun pour la stabilité du système capitaliste. [11]
La stabilité nécessaire au bon déroulement des affaires a certainement été perturbée par les guerres en Ukraine et à Gaza. Lavrov a peut-être voulu signifier aux pays occidentaux, en tant que grande puissance, qu’ils auraient intérêt à collaborer pour mettre fin à ces deux guerres et rétablir la stabilité mondiale basée sur les grandes puissances.
Courtiser l’extrême droite
Je dirais également que le message de M. Lavrov était particulièrement destiné à l’extrême droite montante en Amérique et en Europe, dont l’un des principaux thèmes de mobilisation, le natalisme anti-immigrés, a été étendu aux diatribes islamophobes contre les Palestiniens et aux affirmations selon lesquelles l’aide à l’Ukraine et aux réfugiés ukrainiens, qui grève les budgets, nuit à la satisfaction des besoins non satisfaits dans le pays même.
L’extrême droite étant potentiellement en position de progresser à la fois dans les élections américaines et européennes de 2024, la Russie espère trouver des gouvernements qui pousseront l’Ukraine à accepter un accord de paix concédant à la Russie les territoires ukrainiens occupés.
Parallèlement, l’aide que l’Ukraine a reçue au cours des deux dernières années a été menacée tant en Europe qu’en Amérique. Bien que le plan d’aide européen de 54 milliards de dollars ait finalement été adopté au début du mois de février malgré les protestations de l’extrême droite, il s’agit d’un plan quadriennal d’aide essentiellement de nature économique, sous la forme de prêts. Ce montant est bien inférieur aux besoins budgétaires de l’Ukraine et aggrave le piège de la dette dans lequel l’Ukraine est prise.
Aux États-Unis, depuis le début du mois de février, les républicains d’extrême droite de la Chambre des représentants sont toujours déterminés à bloquer une proposition de programme d’aide à l’Ukraine de 60 milliards de dollars, dont 48 milliards de dollars d’aide militaire.
Bilan de la guerre
Le discours du Kremlin, que les anti-impérialistes vulgaires contribuent à amplifier, est que l’Ukraine est en train de perdre la guerre et que, par conséquent, les États-Unis et l’Occident devraient utiliser leur influence sur l’Ukraine pour la forcer à conclure un accord « terre contre paix » qui reconnaisse ce que Poutine a récemment appelé les « conquêtes » de la Russie en Ukraine [12]. [Mais l’Ukraine n’est pas en train de perdre la guerre.
En 2022, l’Ukraine a vaincu la troisième armée du monde qui comptait s’emparer de Kiev en quelques jours et y installer un gouvernement fantoche. Au cours de l’année 2022, l’Ukraine a repris la moitié des terres ukrainiennes initialement occupées par la Russie. Les systèmes de défense aérienne limités de l’Ukraine suffisent à empêcher les avions militaires russes de mener des raids de bombardement au-delà des lignes de front.
En 2023, les lignes de front n’ont pratiquement pas bougé malgré les offensives des deux camps. Mais au cours de l’année 2023, les systèmes de défense aérienne étendus de l’Ukraine sont devenus très efficaces pour intercepter les missiles et les drones russes visant les infrastructures civiles et les zones éloignées des lignes de front.
Au cours des derniers mois et des dernières semaines, l’Ukraine a réalisé d’importants gains stratégiques en frappant les arrières de la Russie. La flotte russe de la mer Noire a été tellement paralysée par les drones ukrainiens qu’elle ne peut plus opérer en toute sécurité dans l’ouest de la mer Noire, ne peut plus bloquer les exportations de céréales ukrainiennes et ne peut plus abriter ses navires en toute sécurité dans les ports de Crimée.
La flotte russe de chasseurs Su-34 a subi tellement de pertes au début de 2024 à cause des missiles de défense aérienne Patriot dont dispose l’Ukraine que les chasseurs ne peuvent plus voler en toute sécurité suffisamment près des lignes de front pour lancer leurs bombes planantes sur des cibles ukrainiennes.
Les raffineries de pétrole russes, de la mer Baltique au nord à la mer Noire au sud, ont été tellement touchées par les drones ukrainiens que le ministère russe de l’énergie a été contraint d’annoncer fin janvier qu’il réduisait les exportations de pétrole de plus d’un tiers en raison de la réduction de la capacité de raffinage, ce qui porte un coup sévère aux revenus de la Russie qui lui permettent de financer sa machine de guerre.
Il est vrai que l’Ukraine n’a pas réussi à atteindre son objectif de chasser la Russie de tous les territoires ukrainiens. Il est tout aussi vrai que l’Ukraine tient la ligne de front face aux offensives continues de la Russie. Toutefois, cela pourrait changer si l’aide militaire américaine à l’Ukraine reste bloquée par l’extrême droite républicaine.
L’Ukraine manque d’obus d’artillerie, essentiels pour repousser les offensives russes sur les lignes de front. La capacité de production d’obus d’artillerie des usines européennes et américaines est limitée, et les États-Unis ont redirigé des obus vers Israël pour la guerre contre Gaza.
L’Ukraine manque également de missiles de défense aérienne, qui sont essentiels pour protéger les villes ukrainiennes et éviter qu’elles ne deviennent les prochaines victimes des tapis de bombes russes, comme ce fut le cas pour Grozny, Alep et Mariupol.
Les anti-impérialistes vulgaires se fichent de ce qu’une Ukraine désarmée signifierait pour sa population bombardée et occupée par les Russes. Dans leurs calculs géopolitiques cyniques, une recolonisation russe de l’Ukraine est positive parce qu’elle est considérée comme une défaite pour l’impérialisme occidental emmené par les États-Unis.
Une victoire de l’impérialisme russe en Ukraine serait certainement une défaite pour le peuple ukrainien, mais elle le serait moins pour la puissance américaine.
L’impérialisme américain a connu de nombreuses défaites militaires au cours des dernières décennies, du Viêt-Nam à l’Afghanistan, mais son déploiement militaire mondial et l’exploitation économique qu’elle fait subir aux nations les plus pauvres restent importants. Une défaite de l’Ukraine n’aurait que peu d’impact sur cette configuration générale.
L’impérialisme américain ne pourra être vaincu que par un mouvement anti-impérialiste dans son propre pays. L’anti-impérialisme sélectif et hypocrite des anti-impérialistes vulgaires n’a pas la cohérence morale nécessaire pour inspirer un mouvement anti-impérialiste de masse. Le mouvement dont nous avons besoin doit s’opposer à tous les impérialismes.
Howie Hawkins