On peut définir le dilemme de la gauche syrienne par son incapacité intrinsèque à déstabiliser le régime d’Assad qui appartenait formellement au même camp de gauche, utilisant par exemple le même langage politique que son opposition de gauche (progressisme, socialisme, laïcité, libération, impérialisme, etc.), et faisant référence aux mêmes alliés internationaux. Autrement dit, la gauche syrienne était non seulement incapable de menacer le régime d’Assad, mais elle ne pouvait pas non plus compter pour l’aider à se débarrasser d’Assad sur un soutien des alliés « socialistes » extérieurs qui étaient, comme on le sait, des alliés loyaux du régime.
On sait, par exemple, qu’Hafez al-Assad a signé le Traité d’Amitié et de Coopération avec l’Union soviétique en octobre 1980 pendant que ses services de renseignement lançaient une campagne de persécution contre l’opposition communiste. Il a été dit qu’Al-Assad avait donné l’ordre de lancer la campagne de persécution contre le Parti communiste menée par Riad Al-Turk, avant qu’il ne monte à bord de l’avion pour Moscou pour signer ce traité. Un jour, alors qu’il lui était demandé si les Soviétiques abordaient avec lui la question des détenus communistes, Hafez al-Assad a répondu qu’ils n’avaient pas évoqué ce sujet. En fait, sa réponse, basée sur ce que nous savons de la politique soviétique, est certainement proche de la vérité. En tout cas, rien n’a été révélé indiquant qu’il n’a pas dit la vérité.
Donc, la situation de la gauche en Syrie était caractérisée à la fois par l’incapacité d’arriver au pouvoir, que ce soit par ses propres forces ou avec l’aide d’alliés extérieurs. Ce dilemme aurait pu être résolu par la méthode adoptée par le parti Baas pour accéder au pouvoir, c’est-à-dire par un coup d’État militaire, mais la façon dont Assad père a réussi à imposer le monopole du parti Baath dans les rangs de l’armée et à la placer sous le contrôle des services de sécurité militaire, tout en y alimentant l’esprit d’adhésion (« Asabiyya ») communautaire parmi la minorité alaouite, a fait quecette solution n’était plus à portée de main.
Maintenant, si nous examinons comment les opposants communistes syriens pensaient et traitaient ce dilemme, nous trouverons deux tendances : la première est née en dehors de la « famille » communiste traditionnelle et recherchait la « révolution » dans les livres marxistes. Cette tendance, née dans l’effervescence internationale des années 68 du siècle dernier, peut être décrite comme un courant culturel et politique. Elle était représentée par les Cercles Marxistes qui ont commencé à apparaître au début des années soixante-dix, et la plupart d’entre eux se sont transformés, à l’été 1976, en Ligue d’Action Communiste, qui s’est transformée en parti à l’été 1981. Ce mouvement était caractérisé par la prédominance de l’élément jeune, il donnait aux textes plus de valeur qu’à la réalité. La politique au mauvais sens du terme, avec ce qu’elle implique de tromperies et de manœuvres que l’on couvre avec de belles formules était quasiment absent dans ce mouvement qui a montré le haut niveau de combativité et de volontarisme qui distingue ceux qui se donnent pour tâche de changer le monde. Ce mouvement a joué un rôle notable dans l’opposition tout au long des années 80, avant que sa structure militante ne soit détruite au début de 1992, sous le poids de campagnes de répression successives qui n’ont pas épargné l’entourage et le milieu social de ses membres.
Ce courant n’a pas vu le dilemme que nous venons de formuler, il était optimiste et croyait que la gauche révolutionnaire, qui « possède les réponses révolutionnaires aux questions de la réalité », est capable, si elle travaille avec acharnement et sérieux (ce qu’elle n’a pas manqué de faire) de renverser le régime. En fait, en 1979, trois ans après la création de l’organisation, il a fait de cet objectif son slogan central. Il est revenu dessus et l’a gelé moins d’un an plus tard, lorsqu’il a vu que ceux qui étaient en progression et menaçaient le régime étaient en réalité les islamistes qu’il considérait comme pires que le régime lui-même. Ce courant a tenu à justifier sa démarche en la comparant à un précédent léniniste, un peu comme s’il était nécessaire de tirer sa légitimité du texte.
Le deuxième courant communiste était plus réaliste dans sa vision des possibilités de changement politique. On peut dire que c’est Riad Al Turk qui a « produit » ce courant, qui allait dans le sens inverse du premier en termes de priorité donnée à la réalité sur les textes, et en termes d’utilisation des ressources d’’un savoir-faire politique en faveur du processus de changement. Al-Turk était un lecteur de la réalité plus qu’un lecteur de livres. Il regardait la réalité avec les yeux d’un homme politique et non avec ceux d’un intellectuel théoricien. Il utilisait son sens politique comme le fait un commerçant sur le marché, pas comme le fait un chercheur en économie. Ceux qui ont travaillé avec lui disent qu’il n’était pas très intéressé par les écrits et il avait l’habitude de qualifier la littérature de son parti de « bavardages », c’est-à-dire de propos sans valeur ou de mots qui ne voulaient pas dire ce qu’ils disaient, ce qui vient encore souligner que Al-turk était avant tout un homme d’action.C’est de là qu’il tire l’essentiel de sa valeur politique.
Il nous semble que sa pensée a été gouvernée par deux convictions fermes : la première est la nécessité d’un changement politique en Syrie, et la seconde est l’incapacité de la gauche syrienne à entreprendre cette tâche. C’est un prélude à l’acceptation du fait que le changement peut venir d’ailleurs que de la gauche. Ceci explique, selon nous, son indulgence à l’égard des islamistes syriens qui, au début des années 1980, ont fait preuve d’une grande capacité à mobiliser, à agir et à menacer le régime. Cette capacité était hors de portée de la gauche syrienne. Mais l’indulgence envers les islamistes, vu la position faible de la gauche, exige de tolérer la marginalisation des idées fondamentales de gauche, y compris la laïcité qui s’oppose au communautarisme religieux, et l’idée démocratique elle-même. Selon la logique « réaliste » de ce courant, il n’y a rien de grave dans cette marginalisation, puisque l’objectif de renversement du régime est plus important que toute autre idée ou valeur. Le fait que la répression généralisée de la part du régime d’Assad contre tous ceux qui s’opposent à lui, quelles que soient leurs idées et leurs valeurs, explique que le renversement du régime, quels que soient la méthode ou l’acteur, puisse être placé au-dessus de toute autre tâche. Naturellement, l’explication de cette conviction ne la justifie pas, car sa nature totalitaire, qui écrase tout autre argument, ressemble trop, dans le domaine politique, à la répression généralisée dans le domaine sécuritaire.
Au fond, la logique de Al-Turk face à la révolution syrienne de 2011 ne diffère pas de la manière dont il a traité la lutte islamiste contre le régime d’Assad trois décennies auparavant. Il a toujours parié sur un changement de régime venant des islamistes, mais cela ne signifiait pas qu’il les approuvait. En fait, les islamistes étaient la seule force interne capable de déstabiliser le régime. Durant cette période (1980–2011), de nombreux membres du premier courant (le PAC) avaient pris conscience du dilemme de la gauche, et leur optimisme s’était évaporé. Pendant la révolution, beaucoup d’entre eux avaient adopté la logique du deuxième courant. Le seuil d’acceptation des islamistes, y compris les jihadistes, était devenu bas parmi un secteur croissant des militant.e.s de la gauche syrienne qui avaient perdu leur identité en cherchant à « renverser le régime de quelque manière que ce soit ».
La logique politique qui a conduit Al-Turk à accepter les islamistes et à travailler avec eux l’a également conduit à surmonter le complexe traditionnel des communistes à l’égard des États-Unis d’Amérique, espérant qu’ils allaient contribuer à faire tomber le régime d’Assad. Il avait auparavant considéré la chute du régime de Saddam Hussein par les mains de l’armée américaine comme un pas d’avant.
Moins de deux ans après le déclenchement de la révolution syrienne, Al-Turk a attaqué l’Occident « avec son passé colonial » et attaqué les États-Unis qui « poussent avec le régime pour déclencher la guerre civile », et dont « la position par rapport à la révolution n’est pas différente de la position russe ». Il a exprimé également sa déception envers les islamistes. Puis, six ans après ces déclarations, il dira : « Nous avons vécu une expérience (la révolution syrienne) dans laquelle le mouvement islamique politique a été l’une des principales raisons qui nous ont conduit à l’échec ». Ces déclarations, qui remettent en question sa propre logique politique, ont jeté la confusion chez ses partisans. C’est comme si le sort de la gauche syrienne était de vivre une perpétuelle tragédie de tension entre ses espoirs et ses capacités.
On doit critiquer la logique politique d’Al-Turk, mais nous n’avons pas le droit de blâmer les partisans de cette stratégie, car aucune autre à n’a connu un succès significatif. En réalité, le régime d’Assad, qui mène une guerre politique qui cible tous les types d’opposition, quelle que soit leur idéologie, pousse chacun de plus en plus à faire du « renversement du régime n’importe comment » une priorité. Il est facile de constater une augmentation du pourcentage de membres de la gauche prêts à travailler avec les islamistes en 2011 et au-delà, par rapport à ce qu’ils étaient au début des années 1980. Quiconque cherche une explication aux calamités et aux tragédies vécues par les Syrien.ne.s n’obtiendra aucun résultat utile s’il néglige la volonté implacable du régime Assad à anéantir toute opposition et à bloquer tous les moyens possibles de changement politique.
Rateb Shabo