Cela doit faire environ dix ans que je n’ai pas parlé avec ma mère du conflit israélo-palestinien. Alors même que la discussion politique constitue depuis mon enfance une part importante de ma sociabilité familiale, nous n’en parlons pas, d’un commun accord plus ou moins tacite. Cette impossibilité, je la retrouve – certes à des degrés moindres – avec d’autres personnes chères à mon cœur, mais qui ont toutes ceci en commun que le signifiant juif leur est essentiel.
À l’époque où nous en discutions encore, ma position était celle d’un sioniste de gauche : l’existence d’un Etat-Nation juif est légitime, comme l’est celle d’un Etat-Nation palestinien, la violence est mauvaise, la paix est bonne, etc. Mais il restait pourtant à mes yeux une question insoluble, à laquelle personne n’a jamais réussi à apporter le début d’une réponse satisfaisante : avant 1948 et la création d’Israël, de quelle légitimité pouvaient se réclamer les Juifs désireux de créer leur Etat sur ce territoire ? Quel droit avaient-ils sur cette terre ?
Faute de pouvoir répondre à cette question, nous ne la posions pas, nous faisions comme si elle n’existait pas et parlions d’autre chose, c’est-à-dire d’à peu près rien : si seulement Rabin n’avait pas été assassiné, si seulement Arafat avait adopté telle position plutôt que telle autre, si seulement les gens de bonne volonté de part et d’autre pouvaient se mettre autour d’une table… Mais cette question demeurait en arrière-plan, à tout le moins dans mon esprit, comme un scrupule théorique qu’il m’était du reste parfaitement loisible d’ignorer – ce dont je ne me privais pas. Il y a tant d’autres horreurs de par le monde, après tout.
En réalité, la réponse à cette question est parfaitement évidente pour qui ne cherche pas à l’éviter. Quel droit les Juifs avaient-ils sur ce territoire ? Aucun, si ce n’est celui du plus fort. Le projet sioniste est, par essence, un projet colonial. Par conséquent, la question de la colonisation ne concerne pas uniquement les implantations israéliennes en Cisjordanie ou à Gaza avant 2005, mais l’intégralité d’Israël comme Etat-Nation du peuple juif sur ce territoire. Israël est, dès l’origine, une colonie de peuplement, comme le sont ou l’ont été selon des modalités variables les Etats-Unis, l’Australie, l’Afrique du Sud ou l’Algérie française. Tout discours qui ne prend pas en compte la dimension coloniale de ce conflit est nul et non avenu.
Ces affirmations peuvent sembler évidentes. Elles le sont pour beaucoup. Mais ce que j’aimerais explorer ici, c’est leur caractère insupportable pour beaucoup de Juifs. Les projets coloniaux européens traditionnels ne refusaient pourtant pas d’admettre qu’ils étaient des projets coloniaux. Ce qui était passé sous silence, c’était la violence de la domination, non son existence. La propagande coloniale donnait à voir une relation de maître à élève plutôt que de maître à esclave, mais ne niait pas qu’il y eût un maître dans l’affaire.
Dès son origine, le projet sioniste s’inscrit du reste explicitement dans cette tradition. C’est ce dont témoignent les discours caractéristiques des premiers temps du sionisme, qui voient dans la Palestine une terre sans peuple pour un peuple sans terre. C’est ce que révèle la prétention civilisatrice d’Israël d’avoir fait fleurir le désert. C’est ce qu’exprime clairement Herzl dans une lettre à Cecil Rhodes : « mon programme est un programme colonial » [1]. Comment donc expliquer l’impossibilité pour bon nombre de Juifs de simplement poser ce diagnostic ?
Un premier élément de réponse tient à la survenue depuis 1948 des processus de décolonisation à travers le monde, qui ont complètement délégitimé politiquement et moralement l’idée même de colonisation. Mais cette explication est insuffisante pour comprendre le caractère de scandale que revêt la qualification du sionisme comme projet colonial. En réalité, ce qui pose problème au niveau le plus fondamental, c’est l’identité du colon : il s’agit de Juifs.
Le sionisme s’est voulu, et d’une certaine manière a été, le dernier sursaut du mouvement des nationalités qui, à la suite de la Révolution française, a constitué comme enjeu central de la modernité politique la question de l’autodétermination des peuples. La spécificité du sionisme par rapport à d’autres projets d’émancipation des Juifs – essentiellement l’assimilationnisme et le bundisme – fut de considérer que seule la création d’un Etat-Nation du peuple juif permettrait de garantir cette autodétermination.
Mais existe-t-il quelque chose comme un peuple juif ? Qu’y a-t-il de commun entre les différentes populations juives, aujourd’hui comme hier, qui permette de les constituer comme peuple ? Une religion ? Evidemment pas. Un nombre significatif de Juifs sont athées, notamment parmi les sionistes, et n’éprouvent pas d’attachement particulier vis-à-vis des rites du judaïsme, voire les rejettent. Une culture alors ? Pas davantage, a fortiori lorsqu’émerge le sionisme. Il est évident qu’un Juif d’Afrique du Nord est alors beaucoup plus proche culturellement de ses voisins non-Juifs – du point de vue de la langue, de la musique, de la gastronomie, etc. – que d’un Juif de Lituanie, d’Ethiopie ou du Comtat Venaissin.
En réalité, ce qu’il y a de commun entre ces Juifs, c’est leur expérience minoritaire, c’est-à-dire leur expérience de l’antisémitisme. C’est cette idée qu’exprime Marc Bloch dans L’Etrange défaite :
« Je suis Juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu’elle prétend s’appliquer, comme ici, à ce qui fut, en réalité, un groupe de croyants recrutés jadis dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite » [2].
Ainsi, ce qui me constitue comme Juif, c’est d’avoir passé un certain nombre d’heures enfant à fixer des yeux une photo accrochée à un mur du bureau de mon grand-père, représentant une vue aérienne du camp de Birkenau, et à côté de laquelle était punaisée une liste de noms ayant pris part à un certain convoi parti de Drancy pour Auschwitz. Peu en étaient revenus, et notamment pas la première femme de mon grand-père. C’est d’avoir entendu ce même grand-père me dire, à la fin de sa vie, alors qu’il relisait Proust :
« Je comprends aujourd’hui qu’Albertine disparue, c’est Albertine disparue dans un wagon plombé ».
C’est d’avoir lu Maus à 10 ans, Primo Levi à 11, et de les avoir beaucoup relus depuis. C’est de savoir que « la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques » [3], et le sachant, de regarder parfois un ciel d’orage avec mélancolie.
Ces expériences déterminent un certain rapport aux choses, et expliquent sans doute en partie mon peu de goût pour la Police française, l’Action française, et les ministres de l’Intérieur passés par l’Action française. Je me sens à ce titre particulièrement proche de la position développée par Jean Améry dans le dernier chapitre de son livre Par-delà le crime et le châtiment [4], intitulé « De la nécessité et de l’impossibilité d’être juif ». Après avoir exprimé sa complète déconnection affective avec tout ce qui pourrait constituer une positivité juive, il en arrive à la conclusion que la judéité se résume pour lui à une impossibilité à se dire non-Juif.
On pourra m’objecter que ce rapport exclusivement négatif à la judéité n’est pas partagé par l’ensemble des Juifs. C’est un fait. Il n’en demeure pas moins que ce noyau de négativité reste présent, consciemment ou non, chez bon nombre d’entre eux. C’est la raison pour laquelle l’attaque du 7 octobre a été immédiatement pensée et ressentie selon des catégories qui étaient pourtant parfaitement impropres à en rendre compte.
Ce sont en effet les mots de pogrom, voire de violence génocidaire qui sont venus spontanément à beaucoup de Juifs, alors même que cette attaque avait de toute évidence beaucoup moins à voir avec celle d’une troupe de cosaques fondant sur quelque shtetl d’Ukraine – c’est-à-dire avec la violence exercée par un groupe majoritaire sur un groupe minoritaire – qu’avec les attaques épisodiques d’Européens par des Natifs américains dans le cadre de la colonisation des Etats-Unis. Rappelons que pour légitimes qu’elles puissent nous apparaître rétrospectivement, celles-ci furent l’occasion d’horreurs variées, massacres de civils, scalpations, viols, tortures, etc.
La difficulté voire l’impossibilité à occuper un rapport purement négatif à la judéité constitue le cœur du propos d’Améry. Il décrit pourtant un dépassement possible, en évoquant la fois où, à Auschwitz, alors que son kapo le frappe, il décide de rendre les coups :
« Dans un acte de révolte ouverte, je frappai à mon tour le chef d’équipe Juszek au visage : ma dignité était appliquée sous forme de coup de poing sur sa mâchoire, et le fait que ce soit moi, physiquement le plus faible, qui aie eu finalement le dessous et que je sois impitoyablement roué de coups, n’avait plus d’importance. […] Dans des situations comme la mienne, la violence est l’unique moyen de reconstituer une personnalité décomposée. […] Ce que je lus plus tard dans le livre de Frantz Fanon Les Damnés de la terre, exposé théoriquement dans une analyse du comportement des peuples colonisateurs, je l’avais anticipé à l’époque en réalisant socialement ma dignité par un coup de poing assené sur le visage d’un homme. » [5]
Quelques pages plus loin, Améry développe ainsi l’idée que sa solidarité viscérale avec n’importe quel Juif en butte à l’antisémitisme est le moyen pour lui de réaliser sa dignité :
« Je lis dans le journal qu’à Moscou on a découvert une boulangerie qui fabriquait dans l’illégalité des pains azymes pour la Pâque juive, et que les boulangers ont été arrêtés. Les mazzoth rituels des juifs m’intéressent un peu moins que les galettes de chez nous. Pourtant la procédure employée par les autorités soviétiques me remplit d’inquiétude, voire d’indignation. J’entends dire qu’un quelconque Country-Club américain refuse l’adhésion des juifs. A aucun prix je ne voudrais être membre de cette association bourgeoise visiblement inintéressante, mais je fais mienne l’affaire des juifs qui réclament l’autorisation d’y adhérer. Qu’un certain chef d’Etat arabe exige qu’Israël soit rayé de la carte me touche jusqu’à la moelle, bien que je n’ai jamais visité l’Etat d’Israël et que je n’aie absolument aucune envie d’aller vivre là-bas. » [6]
On touche là au cœur du problème. Car ces exemples ne sauraient être mis sur le même plan. Dans le dernier cas, ce qui est absenté par Améry, c’est la dimension coloniale, absence d’autant plus tragique que son analyse s’inscrit explicitement dans la lignée de celle de Fanon. Sa cécité est en réalité celle de tous ces Juifs qui, après 1945, ont vu dans le sionisme une manière d’habiter positivement leur judéité, de recouvrer une dignité – de rendre les coups. L’idée qu’Israël constitue pour les Juifs l’assurance de ne plus être réduits à l’impuissance est ainsi au cœur de leur investissement affectif dans le projet sioniste.
Est particulièrement significatif à ce titre le rapport ambivalent entretenu par Israël à la mémoire de la Shoah dans ses premières décennies d’existence, et notamment le relatif dédain dans lequel étaient tenus les Juifs qui ne s’étaient pas révoltés. Car la promesse d’Israël est une promesse de force : nous sommes les héritiers des héros du ghetto de Varsovie, et non de ceux qui se sont laissés mener à la mort comme des moutons à l’abattoir. Notre dignité, c’est notre puissance.
Mais si Israël est un coup de poing, il n’a pas été asséné sur le bon visage. C’est là que se noue la contradiction insurmontable dans laquelle sont pris les Juifs : ne devant leur existence comme communauté politique qu’à leur expérience du racisme constitutif de la modernité occidentale, ils ont cru pouvoir y échapper en reprenant à leur compte l’une de ses réalisations les plus caractéristiques. Pensant ainsi recouvrer leur dignité, ils ne se sont en réalité qu’avilis.
Car la colonisation ensauvage le colon comme le colonisé. Sans même parler de ceux qui mettent en œuvre un véritable nettoyage ethnique à Gaza et parlent des Palestiniens comme d’animaux humains, il suffit de constater l’empressement de bon nombre de Juifs de France à apporter leur soutien à des forces qui prétendent réhabiliter Pétain, Barrès ou Maurras pour mesurer l’ampleur de cet abaissement.
La manière dont l’antisémitisme a été pensé depuis 1945 comme un phénomène distinct du racisme plutôt que comme l’une de ses réalisations particulières s’est avérée particulièrement néfaste de ce point de vue, en empêchant les Juifs de prendre la mesure de leur communauté de destin avec les autres populations qui en faisaient l’expérience. Que des Juifs aient pu juger concevable d’aller manifester à l’appel d’un gouvernement qui s’apprêtait à voter des mesures aussi ouvertement racistes que l’inscription dans la loi de la préférence nationale témoigne de cet aveuglement, qui empêche en réalité toute lutte réelle contre l’antisémitisme.
Car l’un des principaux moteurs de la montée de l’antisémitisme aujourd’hui en France, c’est l’instrumentalisation des Juifs par le bloc bourgeois au pouvoir, qui en prétendant les défendre, ne fait qu’appliquer le principe bien connu du diviser pour mieux régner. Cette utilisation cynique des Juifs par l’Etat français s’inscrit du reste dans une longue tradition, dont l’exemple le plus saillant est le décret Crémieux qui, en 1870, ne confère la nationalité française aux Juifs d’Algérie que pour mieux maintenir les Algériens musulmans sous le régime de l’indigénat.
L’une des principales causes de la montée de l’antisémitisme aujourd’hui en France, c’est ainsi le deux poids deux mesures auquel se livre la quasi-totalité des médias dominants, et que chacun peut constater. L’indignation légitime qu’il suscite provoque le basculement des esprits les moins structurés politiquement. Car l’antisémitisme est l’anticolonialisme des imbéciles, ou plutôt de ceux dont l’imbécilité est socialement construite par la dépolitisation dans laquelle la bourgeoisie a tout intérêt à voir maintenue tout ce qui n’est pas elle. Expliquer c’est excuser, nous dit-elle. Le valsisme nourrit le soralisme, qui le légitime en retour. A ce titre, espérer lutter contre le racisme avec des racistes est illusoire.
La situation ne prête guère à l’optimisme. En Palestine, d’abord et avant tout, où le soutien inconditionnel apporté à Israël par les puissances occidentales rend difficile d’imaginer autre chose que l’approfondissement des dynamiques actuelles : nettoyage ethnique, apartheid, fascisation toujours plus poussée de la société israélienne, indignation générale – de l’Occident – face aux explosions de violence les plus spectaculaires, indifférence générale – de l’Occident – face aux violences quotidiennes de la colonisation. L’histoire des Etats-Unis démontre que certains processus coloniaux peuvent triompher, et certains peuples disparaître. Peut-être qu’un jour quelque touriste entrant dans un casino de Gaza versera une larme en souvenir des crimes passés, avant de retourner jouir des bienfaits de la civilisation. Peut-être pas.
La fascisation toujours plus manifeste de la société française n’est pas non plus particulièrement réjouissante – je n’aurai pas l’obscénité de tracer un signe égal entre ces deux situations. La séquence politique aura vu le franchissement d’une nouvelle étape dans la concrétisation d’une dynamique à l’œuvre depuis une vingtaine d’années : la redéfinition d’un arc républicain, avec l’extrême-droite, et contre la gauche. En temps de crise, la chose est bien connue, le cœur de la bourgeoisie ne balance pas entre Hitler et le Front populaire.
Dans ce contexte, reprenant Fanon, j’aimerais pouvoir dire aux miens : quand on parle des Arabes, des Noirs, des Musulmans, tendez l’oreille, on parle de vous. Je ne me fais que peu d’illusions quant à mes chances d’être entendu. Je sais la peine qu’éprouverait ma mère si jamais elle venait à lire ce texte. Cette pensée m’inspire une grande tristesse. Tant pis.
Elie Duprey