Javier Milei poursuit sa stratégie du choc pour faire du pays sud-américain la société libertarienne de ses rêves. La stratégie du nouveau président argentin est claire : utiliser sa légitimité issue des urnes pour imposer des changements massifs en assommant et paralysant l’opposition sociale et parlementaire. Et en profiter pour mettre en place les moyens de la répression future pour faire face aux inévitables conséquences sociales et économiques de sa politique.
Un cas d’école de l’application de cette stratégie s’est produit mercredi 27 décembre. Ce jour-là, les syndicats déposaient un recours devant la justice concernant le décret de nécessité et d’urgence (DNU) pris par Javier Milei le 20 décembre, qui modifie des pans entiers de la législation sociale et économique du pays.
À cette occasion, les organisations syndicales organisaient une manifestation qui a été un succès notable et a dépassé les attentes. Mais au moment même où la place Lavalle, devant le palais de justice, était noire de monde et où les manifestants scandaient « Nous ne sommes pas la caste, mais les travailleurs », le président transmettait au Congrès (Parlement) une « loi omnibus » géante de 664 articles prévoyant une nouvelle vague de réformes, allant cette fois de l’éducation à la culture en passant par la justice, la loi électorale, les retraites, les normes environnementales… et la validation du DNU.
La police anti-émeute affronte le 27 décembre des manifestants après un rassemblement organisé par le syndicat argentin (CGT). © Photo Luis Robayo / AFP
Cette provocation de plus est clairement destinée à montrer aux syndicats leur impuissance. D’autant qu’ils sont directement dans le viseur des réformes. Le DNU réduisait considérablement le droit de grève, la « loi omnibus » renforce les sanctions contre les piquets de grèves en prévoyant jusqu’à six ans de prison.
Stratégie du choc
L’offensive de Javier Milei est de grande ampleur. Pour en prendre conscience, il faut à la fois entrer dans le détail des réformes lancées et mettre en lumière la méthode employée. Celle-ci est fondée sur deux principes destinés à créer un choc : l’accumulation des mesures prises et la rapidité de l’action.
Après avoir annoncé une dévaluation de 50 % du peso et des coupes budgétaires massives quelques jours après son entrée en fonction le 10 décembre, Javier Milei a pris tout le monde de court une semaine plus tard en signant un décret de nécessité et d’urgence (DNU) de 366 articles.
Un tel décret est prévu par l’article 99-3 de la Constitution argentine et permet au président de prendre des mesures législatives dans des situations d’urgence. C’est donc une forme de décret-loi qui, cependant, a des limites, puisqu’il ne doit pas concerner des sujets fiscaux, électoraux et de droit pénal et qu’il doit être validé par le Congrès. Ce dernier ne peut cependant pas discuter le détail du décret et doit ou le valider, ou le rejeter en bloc.
Les DNU ne sont donc pas une nouveauté en Argentine, mais leur usage avait, jusqu’ici, été limité et ciblé. Javier Milei, lui, reprend une tactique classique des stratégies du choc néolibérales : l’usage de textes gigantesques touchant des domaines divers et très larges et devant être accepté en bloc.
Une tactique qu’il a poursuivie avec la « Loi des bases et points de départ pour la liberté des Argentins », cette fameuse « loi omnibus » de 351 pages transmise une semaine après le DNU. On se souvient que ce type de loi avait été utilisé très régulièrement pendant la crise de la zone euro à la demande de la Troïka.
Le verrouillage du pouvoir
Avant d’entrer dans le détail des mesures proposées par Javier Milei, un point mérite qu’on s’y arrête : c’est le verrouillage du pouvoir. La « loi omnibus » prévoit ainsi, comme on l’a dit, la validation du DNU, et donc d’un ensemble de 366 articles en un article. Mais elle va beaucoup plus loin en modifiant la loi électorale pour le Congrès, qui passe d’un système proportionnel à un système majoritaire à un tour à la britannique et en laissant au gouvernement, donc au président, la capacité de dessiner les circonscriptions jusqu’à un an avant le vote. C’est évidemment un instrument extrêmement puissant de contrôle des majorités parlementaires et d’exclusion des petits partis de la représentation nationale.
Mais le pire est sans doute dans les articles 3 et 4 de loi qui déclarent « l’urgence publique en matière économique, financière, fiscale, sécuritaire, sociale, sanitaire, administrative de défense et de droit de douane » jusqu’au 31 décembre 2025. Une disposition déjà comprise en partie dans le DNU.
Sur tous ces sujets, c’est-à-dire sur la quasi-totalité des politiques sociales, le président argentin pourra, dans les deux prochaines années, gouverner par décrets-lois en se passant de l’accord du Congrès. La loi prévoit même la possibilité, pour l’exécutif, de renouveler, à sa propre initiative, cette « urgence » pour une nouvelle période de deux ans.
Autrement dit : si la loi était adoptée, Javier Milei pourrait gouverner par décrets-lois sans aucun débat parlementaire pendant l’intégralité de son mandat… Là encore, l’usage de l’urgence publique n’est pas une nouveauté, elle a même été utilisée par le président péroniste sortant Alberto Fernandez. Mais ce qui est nouveau ici, c’est la durée et l’ampleur de cette urgence qui va faire de l’Argentine rien de moins qu’une « dictature légale » pour les quatre années à venir.
Et pour bien achever le verrouillage du pouvoir, le texte durcit la répression en cas de « résistance à l’autorité ». En cas de refus d’obéissance à un ordre d’un fonctionnaire, la peine de prison prévue est ainsi portée d’un an à trois ans et demi. Et lorsque ce refus a lieu dans une manifestation (définie comme un regroupement d’au moins trois personnes), la peine peut être portée jusqu’à six ans.
Par ailleurs, la loi considère désormais que « la proportionnalité des moyens employés doit toujours être interprétée en faveur des forces de sécurité ». Autrement dit, c’est l’établissement d’une forme de présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre que vient de mettre en place Javier Milei. Autant dire qu’il ne fera pas bon s’opposer à ce régime.
Une dérégulation générale de l’économie
Avec la capacité que va lui donner « l’urgence publique », il y a fort à parier que les mesures annoncées par Javier Milei ne représentent qu’un premier pas dans son projet de transformation profonde de l’Argentine. Mais l’ampleur de ces premières réformes qui se déclinent au fil des mille articles du DNU et de la « loi omnibus » est déjà considérable.
Le cœur de ce projet est bien sûr économique. Il entend engager un recul immense de la place de l’État dans l’économie, mais aussi favoriser le capital dans sa lutte contre le travail. Dans les justifications du décret, Javier Milei estime ainsi qu’il est « indispensable d’adopter des mesures permettant de dépasser la situation d’urgence créée par les conditions économiques et sociales exceptionnelles [et qui sont] la conséquence d’un ensemble de décisions interventionnistes ».
En conséquence, l’article 2 du DNU indique que « l’État national promouvra et assurera la mise en place sur tout le territoire d’un système économique basé sur des décisions libres », notamment en « organisant la plus grande dérégulation du commerce, des services et de l’industrie », en « levant les restrictions à l’offre et à la demande » et en ouvrant le pays au commerce international.
Avec ces textes, le droit argentin intègre désormais un vocabulaire libertarien que l’on croirait sorti d’un livre de Hayek ou de Rothbard. Et cela a des effets concrets. Plus de 3 500 normes ont été modifiées ou annulées, notamment l’encadrement des loyers et la libéralisation du marché du travail. Toutes les mesures de contrôle des prix ou des quantités vendues sont supprimées.
Les normes environnementales ont également été largement supprimées, à commencer par celle qui interdisait de faire des prospections minières dans les zones périglaciaires.
L’État est en première ligne des mesures prises. La « loi omnibus » prévoit ainsi la possibilité pour l’exécutif de supprimer, délocaliser ou réduire toutes les administrations locales, mettant à sa disposition les fonctionnaires touchés pour remplir n’importe quelle tâche.
Les entreprises publiques devront, par ailleurs, être privatisées. La « loi omnibus » permet cette vente que le DNU préparait avec leur transformation en société anonyme. Les 41 entreprises publiques sont concernées, notamment la compagnie aérienne Aerolíneas Argentinas, la poste, les industries militaires, les chemins de fer et, bien entendu, la société pétrolière YPF.
L’exécutif argentin se range désormais clairement du côté du capital. Ce dernier est choyé, avec une baisse des cotisations sociales, une mesure d’amnistie pour l’évasion fiscale (avec aucune pénalité jusqu’à 100 000 dollars), une promesse de bienveillance concernant le non-respect de certaines règles, notamment la non-déclaration des travailleurs domestiques.
Les travailleurs, eux, seront moins protégés par la loi et vont subir directement les effets de l’accélération de l’inflation induite par la levée du contrôle des prix conjuguée à la dévaluation. Les retraites ne seront pas mieux protégées : leur indexation sur les prix est supprimée et les hausses futures seront laissées à la discrétion du gouvernement.
Répression du mouvement social
Le droit de grève, lui, est fortement réduit. Dans les secteurs dits « essentiels », qui comprennent la santé, la production d’eau et d’énergie, les télécommunications, l’aviation commerciale, la douane et, surtout, l’éducation, le service minimum est fixé à 75 % du service normal, ce qui limite le droit de grève à 25 % des salariés de ces secteurs.
Dans les secteurs dits « transcendants » qui regroupent un nombre important de secteurs, des transports à l’ensemble de l’industrie en passant par les médias, les banques, l’hôtellerie-restauration et l’agro-industrie, le service minimum est de 50 %. En clair, le droit de grève va être désormais réduit dans la plus grande partie de l’économie argentine.
À cela va s’ajouter la restriction du droit de manifester. Dans son article 326, la « loi omnibus »prévoit que l’organisation, l’appel et la coordination d’une manifestation qui « empêche, fait obstacle ou entrave la circulation ou le transport public ou privé », qui « cause des blessures aux personnes » ou des « dommages à la propriété » est passible de cinq années de réclusion, même si les « organisateurs » ne sont pas présents à la manifestation.
Pour assurer le respect de cette règle, toute manifestation devra être déclarée 48 heures à l’avance, avec le parcours, le nom des organisateurs et les objectifs du rassemblement, et le ministère de la sécurité intérieure pourra décider de l’interdire. En cas de dommages, ce sont les organisateurs qui seront directement responsables civilement.
De fait, c’est une restriction forte au droit de manifester qui permet par ailleurs de cibler les organisations syndicales. D’ailleurs, en complément, la répression des piquets de grève est durcie avec des peines de prison allant jusqu’à 6 ans. À noter qu’une manifestation est définie par un rassemblement de trois personnes, la loi représente donc une atteinte au droit de circuler.
Une offensive qui va au-delà de l’économie
Ces mesures vont évidemment bien au-delà de la libéralisation entamée en 2015 par le président Mauricio Macri. En revanche, le gouvernement maintient encore les restrictions aux importations et une partie du contrôle des capitaux pour l’instant, ce qui est une concession accordée par le président Milei au regard de son programme initial de dollarisation rapide. Pour autant, ce dernier demeure bel et bien un libertarien. Il a donc, avec la « loi omnibus » engagé une libéralisation et une marchandisation d’autres pans de la société.
Ainsi, le durcissement de la répression syndicale et de la « résistance à l’autorité » va de pair avec un assouplissement de la règle de la légitime défense, pas seulement pour les forces de l’ordre. C’est là une des obsessions des milieux libertariens, même si la libéralisation des ventes d’armes n’est pas (encore ?) au programme.
De nombreuses institutions sont purement et simplement supprimées parce qu’elles ne correspondent pas à la vision mileiste, notamment dans le domaine de la culture, où disparaîtront le Fonds national du théâtre et le Fonds national des arts.
Par ailleurs, conformément à la vision de Murray Rothbard qui considérait que dans une « société libre », il devait y avoir un « droit à la discrimination », Javier Milei supprime l’Institut national contre la discrimination, la xénophobie et le racisme, l’Inadi. Dans la même veine, la loi électorale supprime tout quota de genre.
La jungle de la « loi omnibus » comporte d’autres éléments assez significatifs, comme la possibilité de revendre les tickets pour les événements sportifs ou culturels sur des marchés libres, l’obligation pour les universités, dont les dotations seront par ailleurs gelées, de financer elles-mêmes l’éducation des étudiants étrangers.
Résistances et procédures
Le DNU et la « loi omnibus » dessinent le chemin d’une révolution politique, économique et sociale inédite par son ampleur et sa rapidité. Dans un texte publié le 27 décembre, les parlementaires et les gouverneurs de l’opposition péronistes dénoncent une loi « qui n’a pas d’antécédent dans l’histoire argentine, ni dans celle du monde ». Les péronistes ne pourront cependant bloquer ces textes qu’avec une partie de la droite, notamment les radicaux, jugés les plus rétifs aux projets de Milei et à l’alliance entre la droite macriste et les libertariens.
De leur côté, les syndicats essaient aussi de s’organiser. Ce jeudi 28 décembre, le principal d’entre eux, la CGT, s’est réuni pour définir une stratégie et a appelé à une grève générale pour le 24 janvier prochain. Le syndicat parle d’une « attaque contre les droits individuels et collectifs ». Il faudra cependant à présent s’organiser avec les autres syndicats et définir une stratégie au-delà d’un simple blocage d’une journée.
Les syndicats doivent aussi compter, déjà, avec une répression du ministre de la sécurité, la très droitière Patricia Bullrich qui, mercredi, s’est vanté d’avoir recueilli « 20 000 appels » dénonçant des pressions et des tentatives d’intimidation de la part des syndicats.
Reste que la méthode de Javier Milei comporte des risques. Elle est sans doute très largement à la limite de la légalité. La constitutionnalité du DNU est contestée par beaucoup et, en théorie, ce projet doit être validé par le Congrès dans une procédure spéciale. La décision de l’intégrer dans la « loi omnibus » est sans doute, là encore, très contestable.
Au reste, cette dernière loi devra passer la validation des deux chambres du Parlement avec, pour certains articles, la nécessité d’obtenir la majorité absolue. Le comportement des radicaux et des centristes sera donc décisif.
Mais Javier Milei ne s’en laisse pas conter : il a prévenu qu’il n’accepterait aucune modification au DNU et qu’en cas de rejet, il appellerait à un référendum. Pour lui, le temps est une donnée clé : il faut profiter de l’état de grâce créé par son élection avant que les premiers effets récessifs de ses mesures ne se fassent sentir.
Une chose semble certaine : en bon libertarien, le président argentin est plus soucieux de défendre la propriété et les pouvoirs économiques que la démocratie. Plus que jamais, l’Argentine doit faire face à une contre-révolution majeure qui vise à modifier en profondeur sa société.
Romaric Godin
Boîte noire
L’article a été mis à jour jeudi 28 décembre à 22h après la décision de la CGT d’appeler à la grève générale